“Une librairie, c’est le dernier endroit des grandes villes où les gens marchent lentement et parlent à voix basse.” Sylvain Tesson
Avant le confinement, j’entrais à la Librairie Kléber comme dans une église sans vitraux, au milieu d’une agitation traînante où les têtes regardent le sol, non pas pour se perdre sur des écrans de smartphone impersonnels, mais sur les pages d’un livre saisie au hasard, comme un coup de foudre venu de nulle part, une attirance pour une couverture, un titre, où un résumé écrit maladroitement à l’encre rouge sur un post-it.
Ici, les romans saignent, respirent, pleurent, baisent et comatent sur les rayons encombrés du rez-de-chaussée comme dans la vie.
Une voix douce me conseillait, me guidant d’un étage à l’autre, découvrant le bâtiment comme un musée où les œuvres communiquent, racontent le passé et tentent de décrire le futur par une balade en vaisseau spatial silencieuse où Arcadia Darell, l’héroïne imaginée par Isaac Asimov, ne réclame rien, juste que son destin se dessine à travers ma lecture qui se faisait de plus en plus impatiente.
Ici, j’ai découvert une autre dimension, dragué par les mots qui théorisent, baratinent, tirent la manche des vestes des rêveurs pour qu’ils s’arrêtent, me prenant par la main pour que nous allions nous rouler des pelles à l’écart du monde. Ici, j’ai pleuré en rentrant de l’enterrement de ma grand-mère, relisant son poème préféré d’Apollinaire, laissant quelques larmes sur mes mains tremblantes. Tu me manques Mamie, même plus que David Bowie.
Au jardin des cyprès je filais en rêvant,
Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent
Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées
Jusqu’au bassin mourant que pleurent les saulaies
Je marchais à pas lents, m’arrêtant aux jasmins,
Me grisant du parfum des lys, tendant les mains
Vers les iris fées gardés par les grenouilles.
Et pour moi, les cyprès n’étaient que des quenouilles,
Et mon jardin, un monde où je vivais exprès
Pour y filer un jour les éternels cyprès.
Ici, j’ai découvert La promesse de l’aube de Romain Gary. Je peux encore entendre le klaxon du tram A et décrire avec précision le parfum de la touriste allemande qui se tenait à côté de moi ce jour-là. C’était le 3 juillet 2012. Je venais de me faire larguer. J’en avais gros sur la patate. J’empestais l’alcool et au lieu de rentrer pour me morfondre avec une bouteille de vodka, je suis venu ici le plus naturellement du monde, pour me jeter dans les bras de la sagesse de ceux qui ont vécus la souffrance amoureuse bien avant moi et qui compatissent silencieusement à travers leurs œuvres :
« Je n’ai jamais imaginé qu’on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains. Ce que je veux dire, c’est qu’elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n’ai jamais su où aller depuis. »
C’est ici que j’ai pris conscience au fil des années, que pousser la porte d’une librairie n’est pas un acte anodin, mais un élan vers autre chose, une bouée de sauvetage, un refuge, une porte vers l’imagination, la folie, la réflexion, l’ouverture d’esprit, un espoir intemporel gravé sur le papier qui permet de voyager instantanément. Ici, j’ai repris des forces lentement, au fil des mois comme un accidenté du cœur pour qui les romans sont des médicaments. J’ai retrouvé le sourire en sentant l’odeur si particulière de l’encre et peut-être aussi, c’est vrai, que j’étais amoureux de la stagiaire du rayon des bandes dessinées, je peux le dire maintenant, il y a prescription. Un cœur d’artichaut comme le mien ne pouvait pas résister à cette amazone aux lunettes en fil de fer discrètes, belle à briser les sentiments de clients enflammés.
Ici, je suis redevenu un voyou avide de savoir, un insoumis, un pianiste qui refait ses gammes avec des auteurs méconnus, obsédé par les nouveautés ou les classiques qui disent encore la vérité. Ici, Baudelaire ne côtoie pas un paquet de Pépito dans un entrepôt anonyme où les salariés payés au SMIC se retiennent de pisser par peur d’être licenciés. Ici, c’est un bordel de littérature, un bistrot de mots pour soulager les maux, rire, pleurer, réfléchir, douter, échanger, s’armer contre la folie du monde.
Il n’y a pas de hasard si l’Odyssée est juste à côté. Cet endroit est un cinéma où les images se construisent au détour d’une préface, d’un sommaire, d’une phrase qui claque comme une gifle invisible et qui marque à jamais nos joues rouges de lecteurs.
Ici, je ne suis pas seul. J’ai moins froid. Je me sens en sécurité. Je prends le temps de savourer le moment, de me perdre pour mieux me retrouver, de feuilleter une œuvre comme je dégrafe un soutien-gorge en dentelle. Ici, les livres sont des compagnons que je relis régulièrement. Ici, la culture est sincère, les vendeurs ont des prénoms et posent leurs tripes sur les présentoirs. Ici, c’est le Monde de Narnia au milieu de l’impuissance, des lions boursicoteurs à la crinière dorée, des plateformes de vente en ligne, de la consommation massive et des algorithmes.
Une librairie est une opportunité qu’il faut saisir, le droit de se tromper, un voyage où un tabouret se transforme en sous-marin, où la suie recouvre les visages des mineurs du Nord-Pas-de-Calais, où Virginie Despentes est un dragon sexy qui crache la vérité aux visages des aveugles.
Ici, j’appartiens à un groupe, le quotidien est plus supportable, j’ai chaud au cœur, je suis moins pessimiste. Merci à vous libraires strasbourgeois, de me sauver la vie avec vos sélections précieuses, de m’écouter, de me comprendre, de me rassurer sans le savoir et sans me juger. Je vous aime et je vous dois beaucoup. Vous êtes des héros sensuels et crépusculaires, élégants et poétiques dont on ne parle pas assez ou alors seulement quand le monde part en sucette et où ces temps modernes nauséabonds feraient chialer Charlie Chaplin.
Vous êtes ma deuxième famille, celle que j’ai choisie cette fois, pas celle avec ton tonton Gérard qui balance une blague homophobe en plein milieu du repas et bientôt je pourrais à nouveau vous reprendre dans les bras, parce qu’ici, c’est un peu chez moi.
Merci Damien,
Je rajouterai juste une citation ;
” Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux ” Jules Renard
Et pour les fauchés :
Albert Einstein disait : La seule chose que vous devez savoir est où se trouve la bibliothèque !
Merci Jane!