J’ai attendu ce moment toute la semaine, engourdi derrière un ordinateur portable, à saisir des lignes de chiffres, à vérifier des comptes, à mettre du sens dans une forêt de nombres muets, à en arriver à me prendre pour Keanu Reeves dans Matrix. Une paire de lunette de soleil et une veste en cuir, un pantalon à chaînes moulant, prêt à arrêter les balles d’un fusil à pompe à mains nues. Il a de la gueule le gestionnaire comptable pré-gothique trempant un pavé breton dans son thé froid au gingembre.
Dans quelques minutes il sera dix-huit heures. Le week-end. Sortir, enfin. Oublier le télétravail. Sentir le soleil autrement qu’au travers d’une vitre sale. Caresser les barrières des maisons avec la main. Respirer à pleins poumons et observer les premières fleurs s’ouvrir sur le cerisier du voisin. Il est plus que temps d’aller me doucher et de m’apprêter pour aller séduire la vie. Mon pantalon de jogging et mon sweat finissent dans le bac à linge, rejoints par une paire de chaussettes en boule qui roule entre un slip épuisé et un t-shirt à l’effigie de Serge Gainsbourg.
« Je suis venu te dire que je m’en vais – Et tes larmes n’y pourront rien changer – Comme dit si bien Verlaine au vent mauvais – Je suis venu te dire que je m’en vais ».
La paroi se referme comme dans un vaisseau spatial. Décollage immédiat. L’eau brûlante se dépose sur ma nuque, lave réconfortante détendant chacun de mes muscles trop tendus jusqu’à l’arrivée crispante d’une mousse parfumée aux arômes chimiques de noix de coco. Déjà petit, je ne supportais pas d’avoir du shampoing à la fraise sur le visage. Ça me rendait fou, pensant que j’allais mourir étouffé par un Malabar visqueux, je recrachais les quelques gouttes avalées par surprise, faisant des bulles avec mon nez et insultant ma mère en la menaçant avec un canard en plastique ou une brosse à dents.
Un coup de déodorant. Le passage express d’un coton-tige et quelques sprays de parfum. Le Mâle de Jean-Paul Gautier. Le rasoir trace le contour d’une barbe de trois jours avec application. Respecter les pointillés et ne pas sortir du cadre de son menton avec le feutre à la lame acérée. Trop d’excitation. De minuscules planètes rouges apparaissent sur un cou irrité qui ressemble d’avantage à une amanite tue-mouches sanguinolente dorénavant. Quelques bouts de papier-toilette soulageront l’hémorragie de la galaxie de la chair meurtrie.
Un baiser sur la tête du chat et la porte claque déjà pendant que la buée sur le miroir se meurt à petit feu dans la salle de bain.
Un Redbull à la myrtille savamment dilué avec un fond de vodka dans la main. Une clope dans la bouche. La sensation d’être un homme nouveau dans une chemise qui sent le printemps. Je me dirige vers le point de rassemblement, là où la musique se fait entendre dans ma tête. Plus j’avance, plus les basses raisonnent dans ma cage thoracique. J’imagine le DJ qui mixe sur une platine infinie, une casquette sur la tête et la foule qui hurle le poing levé. La sueur sur les corps moulés. Les cheveux collants. Les corps agités comme des métronomes en harmonie.
Berghain, prends-moi dans tes bras et mange-moi jusqu’au petit matin. Je veux ressortir de tes entrailles totalement vidé et desséché.
Devant le bâtiment, nous sommes des dizaines à attendre notre tour. Une liasse de billets dans la poche, histoire de ne pas être pris au dépourvu. Un toxico me tend la main pour me gratter une pièce. Le dealer n’est pas loin et déballe discrètement son stock de Donald Trump. 10 euros le cacheton d’amour qui fait danser toute la nuit ou qui rend fou toute une vie. Je ne tiens pas en place, ondulant de tout mon être, une main dans la poche et l’autre finissant ma canette qui atterrit dans une poubelle pleine à ras-bord.
Nous avançons au compte-goutte sous l’ordre de Sven Marquart, un videur intransigeant qui peut refuser l’entrée de n’importe quelle personne au comportement inapproprié. Un fêtard sort. Un autre entre. Nous devons respecter les distances de sécurité et j’arbore mon plus beau sourire pour ne pas me faire recaler. Je peux sentir l’atmosphère à l’intérieur.
Techno – Techno minimale – House – Acid Indus – Marcell Dettmann – Kobosil – Rodhad – Steffi – I:Cube.
Je suis presque arrivé devant la porte, en transe. Il y a de plus en plus de monde derrière moi. Je fixe le sol en bougeant la tête. Je revis.
Une main se pose sur mon épaule.
« Oh, tu fais quoi ? Tu rentres ou pas ? J’ai pas que ça à faire, les gamins m’attendent à la maison et je n’ai pas d’autorisation de circuler sur moi ».
Mon visage se décompose.
L’agent de sécurité m’ordonne d’avancer, la bouche recouverte d’un masque maintenant. Les mains emballées dans des gants en latex, il me montre l’affiche collée sur la façade en me demandant de respecter les consignes. Me suis-je trompé de soirée ? Est-ce un club échangiste ou sadomasochiste ?
« Ne restez pas trop longtemps à l’intérieur pour que tout le monde puisse en profiter. Quatre paquets de farine et deux packs d’eau par personne, pas plus. Ne collez pas le chariot de la personne devant vous et toussez dans votre coude».
La chute est rude. Auchan de la Meinau, 28 mars 2020.
J’y ai cru jusqu’au bout, conditionné par le désespoir du confinement. J’ai les larmes aux yeux quand je me rends compte que le poissonnier fait office de DJ. Personne ne m’empêchera de rêver. Mon casque sur la tête, Spotify à fond dans les oreilles, la liste des courses dans la main. Il y a cette fille qui me fait un grand sourire en pesant un sac de raisins. Elle est dans le même monde que moi. Ça se voit à ses yeux dilatés qui reflètent la dimension dansante des illuminés.
Good Bye, Lenin ! en plein cœur de Strasbourg. Le monde a changé. Quelqu’un a sans doute oublié de me réveiller. Le Coronavirus – Les morts-vivants faisant la queue pour s’alimenter – La police qui verbalise les fugitifs – La ville abandonnée.
Un scénario digne d’un opéra gore de Jim Jarmusch avec au casting, Bill Murray et Tida Swinton.
Tout ça n’est qu’un mauvais rêve. Même entre les boîtes de choucroute, les pots de yaourts et les paquets de Sopalin, nous sommes des millions d’amnésiques cloîtrés dans nos appartements à continuer à entendre le battement de cœur sensuel de BERLIN.
Merci pour ces lignes touchantes et émouvantes .comme toujours porte toi bien au plaisir de te lire.
Parfois il est plus doux de ne pas se réveillé.
Merci Sandrine, bon courage pour cette période difficile.