Depuis 2019, le quartier de la Meinau est en plein renouvellement urbain, changeant de visage au fur et à mesure que les immeubles se rénovent. Derniers bastions d’une histoire débutée il y a près de 70 ans, les deux grandes tours du secteur de la Canardière sont pratiquement déconstruites. Alors que les travaux de reconstruction d’immeubles neufs vont bientôt débuter, on est allé parler aux habitant(e)s pour qu’ils/elles nous livrent leur ressenti sur l’histoire du secteur, qui est aussi un peu la leur.
Implanté au sud de la Meinau, le secteur de la Canardière a été imaginé en 1957 par Charles-Gustave Stoskopf, urbaniste qui est notamment intervenu sur les chantiers de la place de l’Homme-de-Fer et de l’Esplanade. Le but ? Loger à la hâte un maximum de personnes, à la suite des destructions de la Seconde Guerre mondiale, et au retour massif des rapatrié(e)s d’Algérie.
Sur les anciennes terres de Charles Schulmeister, de 1958 à 1964 (en seulement six ans donc), ont poussé d’immenses tours et barres d’immeubles, avec environ 3 200 logements, remplaçant les champs et les fermes. Cet ensemble était alors le plus grand de la ville, et a permis à de nombreuses familles d’avoir accès à un logement à loyer modéré.
Victime de l’usure du temps, et de l’œil critique que notre époque porte sur ces grands ensembles, le secteur de la Canardière est, depuis 2006, au cœur d’un vaste programme de renouvellement urbain (NPRU). Ce projet, qui devrait se poursuivre jusqu’en 2030, a pour objectif de faire renaître le quartier pour répondre aux critères environnementaux et socio-économiques d’aujourd’hui. Les grandes tours, elles, sont condamnées à disparaître.
En 2019, l’Eurométropole a alors engagé le deuxième grand volet de renouvellement du quartier de la Meinau, avec au programme, la destruction des grandes tours de l’immense ensemble originel, tombées en désuétude. Il n’en restait plus que deux, celle du 15 rue de Provence, droite et fière dans l’attente de sa sentence, et celle du 25 rue Schulmeister, désormais réduite en poussière.
Aux murs qui s’effritent et aux gravats qui s’amoncèlent, répondent les souvenirs de celles et ceux qui y ont vécu. Des habitant(e)s que nous avons eu la chance de rencontrer, pour qu’ils/elles nous donnent des avis sur ce vaste projet engagé par la collectivité.
Un projet de renouvellement urbain accepté, mais contraint
Ce qui ressort en particulier, c’est la sensation de ne pas avoir été entendu(e)s. Pourtant, dans un bilan de concertation de la Ville datant de 2019, on peut lire que ce projet a été réfléchi et imaginé avec et pour les habitant(e)s de la Meinau. Des réunions publiques, des déambulations dans le quartier et une exposition ont été mises en place afin d’informer et sensibiliser les habitant(e)s, et les guider dans ce projet. Pour la collectivité : « On travaille dans des quartiers qui sont habités, avec des habitants qui ont leurs habitudes. S’il y a des changements, il faut les accompagner et leur expliquer ce qui change, à eux et aux assos et partenaires du quartier. »
On retrouve Doris, alias Dodo, une des gardiennes des souvenirs de ce quartier, vivant depuis plus de 30 ans rue de Provence. Posée en face de l’immense tour qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir, tout cela n’est pour elle que de la poudre aux yeux : « Ophéa [anciennement CUS Habitat, le bailleur social qui gère les logements, ndlr] arrive ici avec ses projets, et en fait, on est obligés de tout accepter : les démolitions, les rénovations. »
Entre deux grandes salutations lancées à celles et ceux qui passent, elle nous raconte ses doutes et ses appréhensions quant au nouveau projet, mais aussi les désagréments que les travaux entraînent au quotidien : « C’est un peu compliqué avec le bruit […]. Y’a quand même des gens qui ont des gosses. Et avec les travaux, c’est tous les jours de 7h30 jusqu’après 16h […]. Mais bon, il faut prendre l’habitude, parce qu’une fois que la tour sera démolie, ils vont commencer les rénovations dans les appartements. » Et 172 logements sont concernés par cette opération !
La destruction de la tour Schulmeister, devenue vétuste et dangereuse
Alors que certains logements vont être remis en état, la destruction des tours, et notamment celle située 25 rue Schulmeister, était devenue nécessaire pour des raisons de salubrité et de sécurité : « À la fin, c’était une catastrophe. Tout était complètement vétuste, les ascenseurs ne marchaient pas, les boîtes aux lettres étaient cassées […] et c’était devenu le QG d’un certain nombre de toxicomanes […], ce n’était plus vivable », raconte Hamed, une figure emblématique du quartier, qui y a passé toute sa vie, et donne de son temps aux jeunes du centre socio-culturel.
Un point sur lequel le rejoint Katharina, 17 ans, qui est née et a grandi dans la tour : « Ça me rend nostalgique d’en parler. Mais je pense que c’était nécessaire de refaire le quartier, parce que les bâtiments n’étaient plus adaptés. Les gens ont envie de vivre dans quelque chose de plus moderne. » Jade, une amie de Katharina, rejoint le groupe, et toutes deux commencent le récit de tout un tas d’anecdotes sur la vie dans la tour : toxicomanie, deal, voisin(e)s sous l’emprise de l’alcool, tensions entre locataires… « C’était un vrai champ de bataille ! », plaisante Katharina.
Interrogée sur le sujet, la collectivité abonde : « La démolition, ou déconstruction, même si certain(e)s élu(e)s sont plutôt contre, est parfois nécessaire comme levier, notamment dans le cas de ces tours, difficiles à réhabiliter. Cela permet de ne plus enfermer sur eux-mêmes certains secteurs, pour éviter les conséquences que l’on connaît : squat, dépôts sauvages, parfois du deal… Ça ne fonctionne pas à tous les coups, mais parfois c’est un outil intéressant. »
Les habitant(e)s espèrent ainsi que la situation change dans le futur, elle qui n’a cessé de se dégrader au fil du temps : « Il n’y avait plus de conciergerie, la tour était ouverte aux quatre vents ! », se désole Hamed. À les entendre, les locataires ont aujourd’hui encore bien du mal à joindre Ophéa, leur bailleur social, en cas de soucis : « On ne peut plus aller à l’accueil [des locaux d’Ophéa, ndlr] si on a un problème, il faut tout faire en ligne […]. Dans le temps, quand on avait un problème, ils venaient, avec des papiers, on discutait… Aujourd’hui, c’est fini. Et moi qui n’ai pas internet chez moi, je fais comment ? », se désole Doris. Sur ce point, la collectivité précise que le bailleur social aura sa nouvelle agence dans l’endroit entièrement renouvelé.
La crainte de perdre « l’esprit de famille » du quartier
Une des plus grandes peurs des habitant(e)s est que le renouvellement urbain marque la fin de l’esprit de famille. Ici, tout le monde se connaît, se salue, se fait de grandes accolades, prend des nouvelles des voisin(e)s, et s’entraide. Malgré les problèmes au quotidien, Katharina se souvient de l’ambiance de solidarité qui régnait dans sa grande tour : « On était une vraie famille, les gens s’entraidaient. Quand on savait que quelqu’un n’avait plus d’argent pour manger, on lui faisait des courses, on pouvait chercher des ingrédients ou des gâteaux chez les voisins. »
Selon elle, le relogement a déjà participé à éloigner certaines familles de leurs repères et de ce soutien : « Tout le monde a été relogé, mais pas forcément dans le quartier. Certains sont allés loin, jusqu’à Schiltigheim […] Ils sont déjà sortis de la tour, mais en plus ils perdent tout leur entourage », raconte Katharina. La collectivité précise que le processus de relogement par Ophéa a au maximum essayé de garder les habitant(e)s dans leur quartier, mais que celui-ci possédant un faible taux de vacance, il n’était pas possible de toutes et tous les reloger à côté de là où ils/elles habitaient avant.
Dans la tour, on était une vraie famille.
Toutes et tous s’accordent malgré tout à dire que la municipalité a tenu sa promesse, et que toutes les familles ont été relogées. Seulement, pas toujours comme elles avaient pu se l’imaginer : « Certains ont quitté un truc très délabré, pour un truc un peu moins délabré. » Jade fait le bilan : « Ça revient au même finalement. Les appartements un peu moins délabrés seront complètement inutilisables d’ici quelques années, et donc détruits eux aussi. Le cycle recommence à chaque fois. Les gens s’installent, et après perdent tout. »
Peur de la gentrification d’un côté, volonté de mixité sociale de l’autre
Pour les habitant(e)s, une autre des grandes interrogations de ce renouveau du quartier de la Canardière concerne la gentrification. Ils et elles craignent que ces nouveaux logements entraînent des loyers plus élevés, et chassent les plus modestes de ce territoire historiquement populaire.
Désemparée, Doris nous montre de la main les bâtiments qui vont être détruits lors du programme de rénovation : une grande partie des blocs alentour à la tour. Elle confie la peur de perdre l’esprit de son quartier.
Gentrification et Strasbourg, de quoi parle-t-on vraiment ?
Dans son programme, la collectivité parle plutôt de « mixité sociale », qu’elle souhaite encourager dans le quartier de la Meinau : « Ce n’est pas le privé d’un côté et le social de l’autre : le projet c’est d’avoir des espaces centraux pour que les habitants puissent se rencontrer, faire jouer leurs enfants et rencontrer leurs voisins. »
Sur les 152 logements détruits dans les deux tours, seuls 30 seront à nouveau des logements sociaux. Une politique de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine : « L’ANRU veut désenclaver la concentration de logements sociaux qu’on retrouve dans certains quartiers ; ils souhaitent remettre des logements sociaux dans des quartiers où il n’y en a pas forcément. »
La question de la mixité sociale, c’est un vœu pieux.
Celles et ceux rencontré(e)s dans le cadre de cet article sont pourtant sceptiques. Avec ses mots, Jade raconte la transformation qu’elle a vu s’opérer ces dernières années : « Les gens qui arrivent, ce sont des jeunes qui viennent de la ville, et du coup, ils sont tous dans leur coin. » Hamed résume ce qui préoccupe les habitant(e)s : « La question de la mixité sociale, c’est un vœu pieux : on ne va pas se mentir, quand les gens ont un peu d’argent, et accèdent à la propriété, ils n’ont pas envie de partager leur vie avec “des pauvres”, et je le dis exprès de manière péjorative. Ils ont peur d’avoir des problèmes. »
Sur le sujet, une étude de l’Eurométropole et Oriv Grand Est sur les parcours et pratiques des habitant(e)s du nouveau parc privé de la Meinau confirme que ce sont majoritairement des jeunes, avec de meilleurs salaires, qui ont investi les lieux et ont pu accéder à la propriété grâce à des prix attractifs. L’étude met néanmoins en avant une forme relative de mixité des publics selon l’étude, avec peu d’évitement scolaire de la part des nouvelles familles installées.
Un renouvellement urbain qui doit s'accompagner de politiques publiques
Si toutes et tous ont bien compris que l’objectif est de revaloriser leur quartier et de lui permettre son intégration dans la ville, leur œil est plus critique quant aux politiques publiques futures à mettre en place dans le quartier de la Meinau. L’amélioration des conditions de vie ne doit pas passer uniquement par un renouveau urbain, mais aussi par un engagement des politiques publiques envers les populations, qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes selon Hamed.
L’habitant constate : « Quand tu crées un territoire qui cumule tous les handicaps sociaux : familles monoparentales, familles avec des bas revenus, familles issues de l’immigration, tu crées un territoire avec des difficultés. Faut pas s’étonner que, si on concentre toute la misère dans un endroit, ça devienne catastrophique […]. Tout ça [le PRU, ndlr], ça peut être positif si on met des concierges dans les immeubles [pour éviter les intrusions, le vandalisme, les squats, ndlr], qu’on entoure les gens […]. La question c’est : qu’est-ce qu’on va mettre en place dans ce nouveau quartier ? Comment on va faire pour que ça fonctionne bien ? […] Parce que tout raser pour recommencer la même chose, ça n’a pas vraiment d’intérêt. »
Interrogée sur ce point, la collectivité se veut rassurante : « On souhaite ramener la “ville normale” dans les quartiers pour que les locataires puissent en bénéficier : pourquoi est-ce qu’au Neudorf les espaces publics seraient de meilleure qualité que ceux à la Meinau ? » La collectivité évoque un effort de dédensifier les espaces : « Le quartier souffre d’une réputation assez stigmatisante avec ses deux grandes tours ; lorsque l’on passe aujourd’hui dans le secteur, l’ambiance est apaisée, mais cette sensation de tour stigmatise les quartiers et leurs habitants. » Ainsi, selon la collectivité, la déconstruction de ces tours permettra de recréer un espace complètement neuf, avec plus d’espaces verts et davantage ouvert sur la ville.
Les travaux au 25 rue Schulmeister débuteront à partir de 2025, en attendant la finalisation de travaux sur les réseaux de chaleur en cours. Pour la grande tour du 15 rue de Provence, ils démarreront après le curage et le traitement de l’amiante, qui prendront plusieurs mois, soit probablement en 2026. Avec eux, s’ouvre une nouvelle page pour le quartier de la Meinau, tandis que les habitant(e)s espèrent ne pas être laissé(e)s de côté.