Le collectif d’artistes strasbourgeois Rodéo d’Âmes, composé de poètes, photographes ou de dessinateurs, est en résidence depuis le début de l’année dans un massif peu connu des Vosges, sinon des amateurs de randonnée : le Brézouard. Ils nous font découvrir leurs habitants et leur histoire à la confluence de deux vallées et de deux identités locales.
La pointe du crayon court, fluide, sur son bloc-notes. Le trait est à la fois léger et sûr. Le croquis est esquissé en l’espace de deux minutes à peine : un renoncule, une plante à la fleur jaune que l’on trouve parfois sur le bord des routes de montagne. Sophie Bataille boit les paroles de Christian Kletty, fermier du massif du Brézouard, dans les Vosges alsaciennes, puis les coule dans le béton de son travail de dessinatrice naturaliste.
Elle fait partie du collectif d’artistes Rodéo d’Âmes. Des poètes, des photographes, des dessinateurs ou des peintres qui arpentent les rues sinueuses du Brézouard depuis le mois d’octobre dernier, suite à un appel à candidatures du Parc naturel régional des Ballons des Vosges pour la résidence « Artistes et Territoire », proposée dans le cadre du projet « Des traces au Brézouard » initié par l’Université de Strasbourg.
Leur but est de saisir au vif les identités multiples de cette région montagneuse pour en faire spectacles, expositions et œuvres à dévoiler en juin prochain.
Pourquoi le Brézouard ? Cette montagne est à la croisée de deux vallées a priori très différentes : d’un côté l’histoire industrielle et minière du Val d’Argent autour de Sainte-Marie-les-Mines, de l’autre l’âme plus agricole du territoire welche, notamment unifié par leur patois.
“On s’est rendus compte au fil des semaines que les habitants eux-mêmes n’avaient pas conscience de leurs similitudes, confie Claire Audhuy. Il y a une identité commune qu’on veut essayer de mettre en lumière à travers notre travail”.
Du fermier-naturaliste au tatoueur réfugié : des personnages plus vrais que nature
Ce jour-là, Baptiste Cogitore et Claire Audhuy accompagnent Sophie dans son échange avec Christian Kletty. Vous ne trouverez pas plus incollable que lui pour vous décrire la biodiversité de son flanc de montagne. “La plante que vous voyez là, si vous en ingérer une trop grande quantité elle peut vous tuer”, assure-t-il, une passion enfantine dans la voix dès qu’il s’agit de parler de la nature qui l’entoure.
Le groupe a prévu un atelier de dessin de plantes au cours de son spectacle, et c’est Sophie qui devra piloter les apprentis-artistes dans les méandres du jardin de Christian. “On avait déjà rendu visite à Christian il y a quelques semaines et ça a été le coup de foudre, c’est quelqu’un de passionnant qui a tellement de choses à dire sur cette montagne. Je l’ai intégré dans ma pièce de théâtre et je me suis dit que Sophie pourrait axer son atelier dessus”.
Parmi tous les artistes du collectif, ce sont Baptiste et Claire qui ont passé le plus de temps dans cette résidence, repérant les lieux, défrichant le travail pour leurs collègues plus investis sur d’autres projets en parallèle à travers toute la France.
“On a commencé avec une semaine d’immersion en octobre, détaille Claire alors que le groupe quitte la ferme de Christian Kletty pour pénétrer dans la forêt du Brézouard. On dormait chez l’habitant, au départ des gens qui ont été volontaires pour nous accueillir, puis qui nous ont eux-mêmes redirigés vers d’autres personnes qui à leurs yeux représentaient bien le territoire.”
Une nuit chez le bûcheron, le lendemain chez un artisan, puis la visite d’une famille d’agriculteurs : les rencontres se suivent et, forcément, aucune ne ressemble à l’autre. “Je me souviens d’un fabricant de jouet qui n’utilisait que le bois de la forêt du Brézouard. On a eu des profils différents et surtout des rapports différents au milieu.”
Baptiste, lui, retrace avec ses mots le visage marquant de Lamine, ce réfugié-agriculteur guinéen aussi amoureux du Brézouard que les familles présentes ici depuis des générations. “Il avait traversé les Alpes à pied pour fuir son pays et avait atterri ici, accueilli par un éleveur de chèvres. Aujourd’hui il dit qu’il ne quittera jamais cette vallée, pour rien au monde.”
Créer des ponts, trouver les liens
Il fallait ainsi laisser la place à l’inattendu sans oublier la discipline et la rigueur, sans lesquelles il ne serait pas possible de trouver les fameux “ponts” entre les histoires. “À la fin, on a une multitude de points de vue. Le chasseur, par exemple, sera convaincu de n’avoir aucun point commun avec le berger ou le bûcheron. Or, nous, on les voit ces liens. Et on les retranscrit à travers notre travail.”
Des portraits photographiques pour Baptiste, des poèmes et une pièce de théâtre pour Claire. Dans les deux cas, le personnage principal reste le même : le Brézouard et ses habitants.
Car les artistes ne cheminent pas de maison en maison en simple spectateurs. À chaque rencontre, ils prennent des notes, s’attardent, écoutent, s’imprègnent. “Ma méthode est simple : je note tout. Dès qu’une phrase me marque, je prends mon carnet et j’écris mot pour mot ce que j’ai entendu. Si j’ai pas la possibilité d’écrire j’essaye de retenir et dès que je peux, je note en essayant de rester fidèle. Notre art prend racine dans la réalité, on ne fait pas de fiction.”
À un mois du “rendu” final de leur résidence, les artistes en sont aujourd’hui aux derniers préparatifs. On revoit les plantes à dessiner comme le fait Sophie Bataille, on peaufine les vers, on s’immerge une dernière fois dans la réalité du Brézouard. Confortablement installé dans son fauteuil après avoir sillonné ses jardins, Christian Kletty, lui, suit cette cuisine interne avec intérêt, visiblement heureux qu’on prête une oreille si attentive au monde qui l’entoure.
Pour lui, le Brézouard est ce “paysage” dont il fait partie. “On devrait tous réapprendre notre place dans le monde : l’homme n’est pas au centre de tout. Alors on peut mieux voir. On ouvre les yeux. La nuit, je sors et je lève les yeux au ciel. Qui connaît encore le nom des étoiles aujourd’hui ?” Face à lui, Sophie Bataille, petit sourire en coin, griffonne rapidement au-dessous de son dernier croquis : “Qui connaît encore le nom des étoiles aujourd’hui?”
INFOS PRATIQUES
Expo photos de Baptiste Cogitore, jusqu’au 10 juin 2023, Parc de la Villa Burrus, Sainte-Croix-aux-Mines. Entrée libre.
Promenades dessinées les 22 et 23 juin 2023, de 13h30 à 17h00, à Aubure.
Tout public sur inscription uniquement. Matériel mis à disposition. Débutants acceptés. Rendez-vous à La Renardière pour le départ à 13h30.
Grand Final de la résidence : le samedi 24 juin, de 14h00 à 19h00 à Ribeaugoutte (Lapoutroie)
spectacles, lectures dessinées, expositions, jeux en bois, buvette, restauration…Entrée libre.
Guillaume Poisson
Bravo et merci pour ce reportage. Le fruit de vos rencontres entre habitants et artistes créer de nouveaux imaginaires, de nouvelles pistes (sentiers!) à explorer, c’est revigorant!