Pour Pokaa, il interviewe les monuments de la ville, et nous raconte l’Alsace. Aujourd’hui, il passe de l’autre côté et s’est prêté au jeu de l’interviewé. Jérémy Martin, jeune auteur strasbourgeois, a sorti cet été son deuxième ouvrage : Les cigognes reviennent toujours un printemps, « une romance historique dans le Strasbourg de 1939 ». Un roman poignant, qui nous replonge dans le passé déchiré de notre région, dans les rues de notre ville, où un jour de 1939, le cours de l’Histoire a changé celle de la France, et le destin de milliers d’Alsaciennes et Alsaciens. À l’approche de Noël, cette lecture est à mettre sous tous les sapins, des plus jeunes aux plus anciens.
Si son nom vous parle peut-être, c’est que Jérémy Martin a rejoint il y a quelques mois les rangs des rédacteurs et rédactrices de Pokaa. Son domaine ? L’Histoire. Il nous raconte Strasbourg, l’Alsace, à travers ses contes et ses légendes, et nous partage, çà et là, quelques « interviews monumentales ».
Mais Jérémy n’en est pas à son coup d’essai. À seulement trente ans (depuis l’été), il a déjà été publié par trois fois.
De l'usine à la plume
Né à Strasbourg, ingénieur en agro-alimentaire de formation, Jérémy a toujours eu le goût d’écrire. À 9 ans seulement, après avoir découvert Harry Potter, il imagine sa première histoire. « Un plagiat total », se souvient-il avec humour : « Jérémy, l’apprenti sorcier ». S’ensuivent quelques nouvelles, où il « essai[e] de créer [ses] mondes ». Et cela lui réussit : au lycée, il participe à un concours d’écriture et finit troisième sur le podium.
Un bon début, déjà, mais il se met en pause le temps des études, et ne reprendra finalement la plume qu’en 2014. Il se lance alors dans un blog où il publie régulièrement des histoires, jusqu’à s’attaquer à un plus gros projet. C’est en 2018, alors qu’il bosse à l’usine – en 3-8 dans le fromage – qu’il décide de se consacrer davantage à l’écriture. Si une première nouvelle se retrouve dans un recueil collectif publié ; Quelque part au large du monde, son tout premier roman, sort lui en 2019. Un aventure qui prend les traits d’ « une satire écologique de notre monde moderne ».
Quand la petite histoire rejoint la grande
À mille lieues de l’univers de sa première fiction, alors qu’il n’a pas fini la rédaction de son roman humoristique, il entame déjà celle de son deuxième ouvrage : Les cigognes reviennent toujours au printemps (paru en 2022). « Une romance historique dans le Strasbourg de 1939 » comme on peut le lire sur la première de couverture.
On y rencontre deux adolescents : Marc et Claire qui, à l’aube de leur seize ans, tombent amoureux, alors que les forces du Troisième Reich sont aux portes de l’Alsace. Élevés dans des familles aux idées politiques diamétralement opposées – pro-Français, pour l’un, pro-Allemands pour l’autre –, les jeunes amants sont confrontés à l’arrivée des Nazis sur leurs terres, l’exode et le drame de la guerre…
Le livre de Jérémy ne nous épargne aucun passage de ce sombre passé : l’horreur des camps qui tord les boyaux, les familles qui se déchirent, les deuils, les sacrifiés… L’histoire d’amour en fond nous parle finalement de l’Alsace d’autrefois, partagée entre son passé germanique, francisée puis à nouveau germanisée.
Jérémy est conscient du « tabou » encore présent dans la région, et dans les familles qui, pour certaines s’identifiaient alors davantage à l’Allemagne (sans connaître les faits d’armes du régime nazi quand il s’est installé) qu’à la France. « À travers le déchirement dans ce couple, c’est le déchirement de l’identité alsacienne » qu’il raconte. Mais au fil des pages – et des événements traversés par les héros – se dessine également un roman initiatique, où chacun des personnages se découvre un peu plus.
Une histoire personnelle
« C’était une histoire qui me trottait dans la tête depuis très longtemps parce que c’est hyper personnel, comme pour tout Alsacien » confie Jérémy, Alsacien depuis le 16ème siècle du côté de sa mère. Pendant trois ans, bien qu’il ait déjà « toute l’histoire en tête », il peine à la poser sur papier. Mais pour la quatrième, il prend une grande décision et pose sa démission, « pour y aller à fond et vraiment le terminer ».
Lorsqu’on s’attaque à un roman historique, le premier frein dans la rédaction est avant tout le travail de recherche. Jérémy parle de « point bloquant » : « comment on est fidèles à l’Histoire, […] légitimes de parler d’une Histoire que l’on n’a pas vécue. Et c’est très dur de se séparer de ça, de se demander [si] je décris bien les choses, [si] je suis bien dans la réalité ». Si les personnages sont fictifs, il s’inspire de destins de nombreux Alsaciens et on croise d’ailleurs ici ou là quelques figures et faits connus en Alsace, comme la Main Noire, un mouvement de résistance local.
Il prend d’ailleurs appui sur le livre de Nina Barbier (Malgré elles: les Alsaciennes et Mosellanes incorporées de force dans la machine de guerre nazie) : « le pendant féminin des Malgré nous dont on ne parle pas assez et [des femmes] qui ont été envoyées dans les usines en Allemagne ». Sur la couverture de cet ouvrage, on voit en photo Marianne, la sœur de son grand-père.
Une plongée dans le Strasbourg d'autrefois
Hors-série des Revues d’Alsace sur l’évacuation (par les DNA), archives, essais… Jérémy s’est plongé dans le passé de Strasbourg, pour nous y entraîner à notre tour. La lecture en est vertigineuse, pour quiconque connaîtrait la ville, et en arpenterait ses rues.
Petite note personnelle : si par le passé, d’autres œuvres m’ont déjà arraché des larmes (comme La Vie est Belle de Roberto Benigni, ou le bouleversant podcast Ne l’oubliez pas – où l’on entend les voix des dernières rescapées de la Shoah témoigner), jamais une fiction sur 39-45 ne m’aura parue si familière. D’ailleurs, Jérémy, grand amoureux de sa ville natale – « [sa] ville de cœur » – a voulu faire de Strasbourg un « personnage à part entière ». Il est donc d’autant plus émouvant de la voir se transformer de page en page, pour ne plus la reconnaître.
Imaginez un temps pas si lointain, où Strasbourg se fait intégralement évacuer, l’Alsace se retrouve vidée et dispersée dans la France encore libre, le temps des combats. Imaginez revenir quelques mois plus tard et y découvrir partout dans votre ville – devenue Straßburg –, toutes les grandes artères envahies de bannières à la gloire du régime nazi alors en place…
Imaginez une coulée de drapeaux rouges dans le dédale de ses rues, et où du jour au lendemain, le panneau de la place Broglie devient celui de l’« Adolf Hitler Platz ». Imaginez devoir vous rendre à la préfecture, changer votre nom pour un équivalent germain et oublier la langue française devenue interdite, pour le troquer contre l’allemand. …À l’école, au travail, dans les rues, jusqu’à chez vous.
Une question d'actualité
Jérémy voit cela comme « un reflet d’aujourd’hui, de toutes les questions d’identité que l’on peut avoir », et s’interroge comment on en est encore là. Dans son roman, on y vit, au travers de ses personnages, leur renoncement à leur identité. Ce qu’est de vivre un déracinement sur ses propres terres.
Jérémy a écrit ce livre pour que l’on n’oublie pas. Pour faire connaître cette Histoire, que l’on ait ou non, des ancêtres nés dans la région. Son roman se destine aux jeunes adultes, mais finalement, peut s’adresser à tous. Il s’agit-là de se souvenir des erreurs du passé, pour ne pas les reproduire de nos jours. La peur de l’Autre, le rejet. Une histoire universelle qui pourtant ne cesse de se répéter, de guerre en guerre, génération après génération.
On ne vous conseille que trop de lire Les cigognes reviennent toujours au printemps (trouvable dans les librairies strasbourgeoises, des grandes enseignes nationales et en ligne). Un livre à mettre dans les mains des plus jeunes, comme aux plus anciens (avec un mouchoir, pas très loin).