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Les légendes nous aident à tirer des morales de situations fantastiques. Une certaine distance avec les personnages nous permet de juger leurs actions à l’aube de nos propres expériences, et ainsi en sortir grandis. La générosité, l’amour, la reconnaissance sont autant de valeurs partagées par ces contes. Ou encore se satisfaire de ce que l’on a, comme le montre la fameuse légende de la grotte des nains de Ferrette…
Des éclats de rire accompagnaient les hommes et les femmes qui revenaient de la moisson. La source de leur hilarité, comme souvent, se situait après des nains qui les épaulaient chaque année. Harad, Genthic et Mazra diffusaient en permanence cette joie de vivre qui participait à diminuer un peu les difficultés de la vie paysanne. Aucun des trois ne dépassait la ceinture des humains à leurs côtés. Leur visage enfantin, imberbe, semblait sans âge. Leur longue robe de tissu beige qui traînait sur le sol, surmontée d’une veste en velours, ondulait dans la légère brise. Harad, le chef de la troupe des nains, les cheveux frisés et roux comme un renard, plongea soudain sa main au fond de sa besace. Il en ressortit une pierre violette qui reflétait le soleil dans toutes les directions.
— De l’améthyste, expliqua Harad. Que ce cadeau soit pour vous preuve de notre bonne foi et signe d’une prochaine année encore plus prolifique.
— Nous en sommes flattés, Maître nain, lui répondit l’homme le plus âgé en s’emparant de la gemme. Comme toujours, vos présents se surpassent les uns les autres. Soyez nos hôtes demain soir. Nous organisons un festin en l’honneur de la fin de la saison des moissons.
— C’est avec plaisir que nous viendrons.
Les nains quittèrent les villageois pour s’en retourner dans leur caverne. Là, sous le château de Ferrette, dans la Gorge-aux-Loups, au cœur même de hautes falaises, ils y avaient taillé un ensemble de maisons troglodytes aussi discrètes que flamboyantes. Ils prospéraient en ces lieux depuis bien avant notre âge. Harad écarta deux branches de pins qui tombaient presque par magie des arbres alentour et bloquaient le passage vers sa demeure. Il y entra, posa sa besace sur le guéridon de bois qui lui servait de vide-poche et souffla. Genthic venait à sa suite avec l’intention de parler.
— Que penses-tu de ces moissons ? lui demanda-t-il.
— Chaque année semble moins bonne que la précédente. Et ils ne s’en rendent pas compte.
— Ces braves hommes ne se tuent pas à la tâche. Peut-être que si nous leur donnions moins de présents, ils cultiveraient plus.
— Cela fait des siècles que nous leur apportons joie et richesse, souligna Harad. C’est même devenu notre raison d’être, et c’est avec grand plaisir que nous poursuivrons.
— J’entends bien, c’est juste que je redoute le futur depuis peu. Je ne sais pas, une intuition. Leur nature change.
Genthic s’assit sur l’une des chaises de Harad, l’air pensif. Il souleva l’ourlet de sa robe et observa le bas de ses jambes de longues minutes.
— Peut-être, conclut-il, se montrent-ils de moins en moins tolérants.
Le lendemain soir, les trois nains menèrent tout leur village vers celui des Hommes. Ils portaient toujours leur robe, mais elles étaient cette fois surmontées d’un pourpoint d’argent, écho millénaire de la pleine lune qui les éclairait.
— Mes amis ! s’écria le chef du village des Hommes. Quelle joie de vous recevoir ! Venez, je vous ai réservé les meilleures places au banquet.
L’homme les mena à une tablée de chêne de plus de vingt coudées de long où les attendaient déjà assiettes de gibier, chopes de cervoise et fruits de saison. Ils s’installèrent tous et furent rejoints par les hauts dignitaires du village.
— Alors messires nains, qu’avez-vous apporté ce soir ?
Genthic jeta un regard lourd de sens à Harad.
— Monseigneur, lui répondit Harad, vous nous connaissez bien. Voilà un sac de vaisselle d’argent extrait au plus profond de nos terres.
Il étala sur la table des coupes, des assiettes, des casseroles forgées dans le métal le plus précieux que les hommes aient jamais vu. Un silence s’installa et puis un hourra de joie explosa.
— J’aime de moins en moins cela, souffla Genthic.
— Regarde-les comme ils sont heureux ! s’extasia Mazra. Il n’y a pas de plus beau sentiment au monde que d’être témoin de cela.
Les explications du plus jeune envers son aîné calmèrent un peu ses ardeurs. La fête reprit son cours. La musique se lança en fin de repas et tous dansèrent sous la clarté de la lune. Les flûtes endiablées des nains et leurs airs frénétiques transportèrent les Hommes vers de nouveaux horizons. Et puis, un groupe de fillettes s’approcha de Harad. Elles étaient visiblement sous le coup de la cervoise pour la première fois de leur vie.
— On se demandait avec les autres, pourquoi portez-vous toujours ces robes trop froides pour l’hiver et trop chaudes pour l’été ? Pourquoi ne vous a-t-on jamais aperçus sans ?
— C’est bien vrai, ajouta une seconde, on n’a même jamais vu vos pieds !
Elles rirent et rirent encore, et les nains rirent avec elles, se moquant en douceur de leur état d’ébriété. Mais elles n’eurent réponse à leur question que bien plus tard.
***
Au lever du jour, après une courte nuit dans leurs grottes, Harad réunit les autres nains de la Gorge. Ils avaient fort à faire dans les mines à l’ouest du château de Ferrette et les festivités s’étaient éternisées plus que prévu. Il compta ses amis, jugea de leur état et s’en voulut d’avoir douté de la robustesse de son peuple. Tous étaient d’attaque pour la journée de travail. Ils s’en allèrent même en chantant. Leurs voix résonnèrent entre les feuilles des arbres et entrainèrent les oiseaux à leur suite.
Des rires firent alors fuir les volatiles. Des rires gras, lourds, moqueurs. Harad stoppa sa compagnie et en repéra l’origine : leurs grottes. Ils y retournèrent en précipitation, et y trouvèrent les fillettes de la veille. Elles observaient le sol, hilares. En voyant débouler Harad, Genthic, les autres et leurs robes longues, elles pouffèrent encore plus. Une nouvelle enfant arriva dans la Gorge accompagnée de quelques humains, dont le chef du village. Elle les avait alertés. Ils dévisagèrent les nains et puis le sol et ricanèrent aussi. À terre, devant l’entrée des cavernes, gisait du sable, absent la veille. On leur avait tendu un piège et tous riaient maintenant de leurs empreintes en forme de sabot de chèvres.
— Assez ! éructa Genthic. Trop, c’est trop ! Harad, vas-tu les laisser se moquer ainsi ?
— Tu avais raison. Ils ne méritent plus notre présence.
— Attendez ! intervint leur chef. N’y voyez rien de personnel, c’est juste que… des sabots… de chèvres… depuis tout ce temps…
Et vieillard s’esclaffa encore plus, cherchant sans succès à se calmer.
— Allons, lança Harad, rentrons chez nous.
La tribu passa à nouveau sur le sable, devant les villageois. Ils regagnèrent leurs cavernes dont les ouvertures se scellèrent aussitôt, sans même un regard en arrière. Il n’y eut bientôt plus aucune trace d’aucun village de nains dans la Gorge-aux-Loups. Certains bijoux d’argent portés par les villageois disparurent aussi. Tous les trésors et présents jamais reçus fondirent comme neige au soleil. Et personne ne les revit plus jamais autour du château de Ferrette.
Jeremy Martin, le conteur
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