Can memories stay alive through someone else’s ? [« Les souvenirs peuvent-ils rester vivants à travers ceux d’un autre? »]. Derrière cette question, le titre d’un court-métrage documentaire émouvant sorti en mars. Celui d’Hunay Saday, une Strasbourgeoise au destin peu commun, dont l’histoire s’écrit entre l’Azerbaïdjan et l’Alsace, et qu’elle raconte ici avec intimité à travers des images d’archives, et par le prisme de la mémoire. La sienne, et celle d’un autre, Benjamin, rencontré à Strasbourg. Une passerelle poétique, que seul l’art permet, entre les rues de Bakou et notre Grand’Rue, un voyage d’un pays à l’autre, pour parler de la force du souvenir, et de l’appartenance à une terre.
Une frimousse de bébé, des visages souriants sur une image vieillie et le grésillement de la cassette VHS qui se met en route : flashback intime d’un 28 août 2000, quelque part, à mille lieues de Strasbourg. Cette famille, c’est celle d’Hunay Saday, la réalisatrice. Encore enfant à l’heure où la caméra tournait ce souvenir à jamais figé, la petite Hunay s’amusait devant la caméra. Rares images qu’elle possède d’une terre natale quittée à la hâte, un jour de 2011, avec ses deux sœurs, son frère et ses parents, chacun une valise sous le bras.
Une histoire pas comme les autres
En la découvrant gamine en vidéo, on retrouve vite ce qui la définit aujourd’hui : le sourire et la malice dans les yeux – désormais cachés derrière de grandes lunettes rondes. Mais Hunay, c’est aussi une voix reconnaissable entre toutes, que l’on entend tout au long du film. Un phrasé venu d’ailleurs et qui trahit une histoire pas comme les autres.
Et pour cause : en 2011, son père, alors rédacteur en chef d’« Azadliq » [« La liberté » en azéri] – le seul journal indépendant et d’opposition d’Azerbaidjan – sort de prison. Incarcéré plus de deux ans pour avoir dérangé le pouvoir en place – une autocratie depuis 1993, régulièrement qualifiée de « dictature » –, le journaliste se retrouve rapidement menacé de mort, tout comme ses proches. La famille décide alors précipitamment de s’exiler, pour se protéger. « Le départ d’Azerbaïdjan, ça s’est fait comme ça, d’un coup, en une semaine », explique-t-elle.
Et c’est après une première escale de 3 mois à Ankara, en Turquie, que la famille arrive en France, aidée par Reporters sans frontières – qui classe l’Azerbaïdjan 162ème sur 180 pays en matière de liberté de la presse. À 15 ans, Hunay commence une deuxième vie, ici, en France, et découvre sa nouvelle ville : Strasbourg.
Depuis, son père a retrouvé sa casquette de journaliste d’opposition en lançant à distance une chaîne de télévision indépendante pour laquelle il écrit et tourne des émissions. Quant à elle, elle se destine à la réalisation, et photographie le monde qui l’entoure, et a obtenu sa nationalité française en 2017. Mais leur terre natale, ni ses sœurs, son frère ou ses parents, ne l’ont revue, et il leur est encore déconseillé d’y retourner. Après dix ans d’exil forcé, les aurevoirs d’alors ont pris des accents d’adieux, et la mémoire de son pays n’existe plus que dans ses rêves, dans quelques rares évocations à la maison, et dans les albums familiaux.
[À (re)lire : « Dans la pellicule d’Hunay, étudiante strasbourgeoise passionnée de cinéma]
La rencontre
Hunay souhaitait depuis longtemps parler de son sentiment de mal de pays, de perte et de mémoire, par le biais de la création, sans savoir quelle forme cela prendrait. La récente découverte de ces vidéos d’archive tirées de son enfance là-bas a été un premier déclencheur. Affectée par les souvenirs qu’elles ont fait remonter, c’est en rencontrant Benjamin, allé récemment en Azerbaïdjan, que le déclic s’est véritablement fait. « Le soir-même quand je me suis couchée, l’idée m’est venue », explique-t-elle. À la sortie du premier confinement, le projet d’un court se dessine, avec leurs vidéos respectives, et leurs voix, en off. Un dialogue poétique et philosophique, entre les souvenirs de l’une, et ceux de l’autre.
Et le 1er mars 2021, presque dix ans après son arrivée ici, Hunay a enfin pu poser sur pellicule ces émotions longuement enfouies : « ça me pourchassait depuis des années […] de ressortir ces sentiments, et dans une forme créative, c’était quelque chose de super important ». Un besoin de catharsis. Pour le spectateur, les premières minutes sont d’ailleurs une petite claque d’émotions, et le court, une belle ouverture sur la question de la mémoire. Sans en dire plus qu’il n’en faudrait, pour pouvoir se laisser porter et surprendre, ce voyage de Strasbourg à Bakou ne parle pas qu’à ceux qui l’auraient fait. Le message est universel. Par l’évocation de ses souvenirs, Hunay nous rappelle aux nôtres. …Ceux qui font revivre les proches que l’on a perdus, les choses qui ont disparu, les lieux qu’on ne reverra plus… Il y a quelque chose de profondément émouvant par la fragilité d’un souvenir : impalpable, ténu, et pourtant si précieux.
La suite, mais pas la fin
Et puis, si l’histoire d’Hunay a eu des débuts difficiles, son film, lui, commence sous de meilleurs auspices. La plate-forme qui diffuse son court-métrage n’est autre que Chai Khana. D’où elle vient, dans la région du Caucase, ce terme fait référence au « salon de thé » fréquenté uniquement par la communauté masculine. Un lieu de rencontre emblématique, destiné aux hommes de plus de 30 ans. Mais pour cette plate-forme multi-récompensée, c’est tout l’inverse, puisqu’il s’agit d’une structure dominée exclusivement par des femmes qui se réapproprient le terme ; un lieu de parole documentaire de réalisatrices caucasiennes (originaires de Turquie, d’Azerbaïdjan, et de Géorgie). En plus d’un tremplin à l’échelle internationale, il y a là, pour Hunay, l’opportunité de montrer son travail à des gens de son pays d’origine pour la première fois. Habituée aux retours de ses proches, à Strasbourg, ou en France, elle confie avoir été particulièrement touchée par les messages de soutien du public azerbaïdjanais. Un encouragement pour la suite de ses projets futurs.
Car comme elle l’évoque dans son court-métrage, l’idée de réaliser d’autres films sur son pays la démange… Sans pouvoir y retourner, elle réfléchit déjà à des stratagèmes pour pouvoir filmer sa région sans y mettre les pieds… Première piste, et dans le prolongement de Can memories stay alive through someone else’s ? : elle a décroché une bourse de la région Grand Est, nommée « Expériences de jeunesse ». Son nouveau projet s’articulera autour de ses 5-6 ans, dans une forme proche du docu-fiction. Elle invoquera ainsi ses souvenirs d’enfance en Caucase, dans un décor très français, voire même complètement alsacien, et nous fera à nouveau voyager, le temps d’un film, d’un pays à l’autre, au fil de sa mémoire.
Alors, aux souvenirs que l’on chérit, à ceux que l’on partage, et à ceux que l’on ne veut pas voir disparaître : filez voir son documentaire. Vous ne verrez plus Geispolsheim d’un même œil.
Pour en voir +
Hunay Saday
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Sur le site de Chai Khana
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Fanny Soriano