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Strasbourg : L’odyssée d’une plume ridée

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Elle danse en chaussettes sur le parquet froid, une cigarette en bouche, valsant avec son ombre.

Ce soir, seules les étoiles savent ce qu’elle a en tête.

Il faut profiter de ces moments précieux en silence, regarder la chorégraphie improvisée d’un ange ridé qui vole sur la pointe des pieds dans un tutu invisible, sans l’interrompre, sans lui demander d’être raisonnable, de penser à prendre ses médicaments et de ménager son cœur usé. Raisonnable, elle ne l’a jamais été, ce n’est pas maintenant que ça va  commencer.

Adolescente, elle dansait avec l’agilité d’une panthère dans la canopée.

La grâce d’un instant figé dans le temps, éternellement gravé, quelque part entre la raison et le palpitant. Ce soir, elle a 8 ans. Régression vers cet âge où elle courait nue dans les roseaux sauvages d’une soirée de printemps, juste derrière la maison de vacances à la Wantzenau. Derrière le rideau en velours rouge du salon, je la contemple avec les yeux de l’enfant que j’étais, sautillant sur ses genoux fragiles recouverts d’un tablier de cuisine d’un autre temps. Je ne lui ai jamais dit merci pour tout et pour tous ces petits riens qui ont fait que je suis devenu plus qu’un morceau de quelqu’un.

Quand il faisait trop chaud, elle faisait tomber la pluie avec un arrosoir et quand j’avais  peur du silence de la nuit, elle tapait des mains pour faire du bruit et éloigner les monstres qui ricanaient sous mon lit.          

Le chat se cambre puis s’étire en baillant, glissant vers elle comme un serpent sans écailles, par instinct, sans choisir quelles mains lécher ni quels visages embrasser, se frottant aux jambes de ceux qui courent après le temps, tout le temps, pendant que lui, en bas, au ras du sol, dépose ses poils cendrés sur des tibias amaigris et des talons usés à force de trop marcher sans jamais se retourner.

Lui se souvient de l’attente derrière la porte blindée de la Rue des enfants, du son de ses pas sur le béton poussiéreux, de l’odeur des croquettes au poulet premier prix, du bruit des clés dans la serrure chaque matin et chaque soir, fidèle au poste comme une certitude au milieu du chaos,  une lumière au cœur de l’occupation  et de l’absurdité  des humains.   

Sans maquillage, sans artifice, clandestine tournoyant devant la bibliothèque où les livres  racontent mieux sa vie que personne. Des pages jaunies par le temps. Françoise Sagan,  Moby Dick, Anne Franck, Jack Kerouac, Guerre et Paix en allemand. Une divine comédie qu’elle joue depuis 81 ans sans répétition, sans déguisement, funambule sur le fil de la vie, parce qu’il n’y a rien de mieux que de se tromper, de marcher sur le toit de l’existence en se disant qu’on peut tomber d’un instant à  l’autre.

Il y’a de la neige dans sa tête, comme les boules avec une Tour Eiffel dedans vendues au marché de noël, des rappels sur le réfrigérateur et quelques photos de ses petits-enfants. Maintenant son lit est souvent défait et elle oublie d’éteindre le gaz parfois, c’est pour cela qu’Anita est là, sept jours sur sept, lorsqu’il faut la sortir du bain, vider sa couche  ù lui donner de la purée  à la petite cuillère parce qu’elle n’a plus de dents. Anita est  comme une grande sœur payée en chèque emploi service. Elle fait partie de la famille maintenant.                                         

C’est une escale étrange que de s’arrêter pour voir sa grand-mère parler comme une enfant, l’âme à l’abri des démons, des gens et du temps.

Peut-être que là où sont ses pensées, tout est différent. Pas de lendemain. Pas de certitudes. Peut-être qu’au pays on l’on oublie tout, perdre la mémoire n’est pas une fatalité,  parce qu’elle n’est jamais restée à sa place, regardant toutes ces choses vers lesquelles on lui disait d’aller  avec défiance.

Peut-être  pas.  Peut-être qu’elle a peur de ce qu’il  y aura après, de l’haleine de dieu et  de la musique d’ascenseur qui tourne en boucle  au paradis

Venimeuse et indomptable, elle garde son sourire malicieux, le bleu capricieux de son regard et sa façon unique de se gratter le nez.

 Je ne l’ai pas assez regardée. Je ne l’ai pas assez visitée. Je ne l’ai pas assez aimée.  

La pudeur. La fierté. Les histoires de famille que nous nous obstinons à cacher. Des malheurs que nous tentons d’oublier, la nuit, en boule, l’écume des yeux sur un oreiller tiède. Je m’approche d’elle pour la prendre dans les bras, elle et sa carcasse de quelques kilos, une plume en robe de chambre tournoyant dans des Charentaises trop grandes. Sur la banquise fragile en bois, nous virevoltons maladroitement jusqu’à  l’épuisement.

 “Encore” – “Encore” – “Encore”.

Agrippée au col de ma chemise, les mains gercées, une alliance scintillante, mémoire d’un pirate solitaire mais romantique qui prit son courage à deux mains pour l’aborder dans une rue strasbourgeoise, un soir de juin 1961. Edith Piaf lance le dernier couplet de La vie en rose, et le vinyle grésillant s’arrête de tourner. 

Des yeux qui font baisser les miens
Un rire qui se perd sur sa bouche
Voilà le portrait sans retouches
De l’homme auquel j’appartiens.

Je la porte dans sa chambre, elle et ses secrets, puis avant de la border, je la coiffe avec précaution pour ne pas lui faire mal, comme une poupée en porcelaine aux cheveux incertains . Elle me prend pour mon frère puis s’endort paisiblement. Un voyage solitaire silencieux quelque part entre le ciel et la terre, là où le soleil hésite à se montrer et où les oiseaux sifflent des airs de nostalgie.

Dehors, les géraniums continuent de pousser et les places pour se garer se font toujours aussi rares. Il faudra continuer en se serrant les uns contre les autres, en sortant des mouchoirs pour essuyer le mascara qui coulera sur les joues. Il faudra tambouriner les parois des murs avec les points pour ne pas oublier et se remémorer l’odeur du coquelicot séché qui se  balançait  sur sa commode. Il m’aura fallu être au pied du mur, où plutôt au pied de son lit,  pour comprendre le passé et pardonner.

Faites-la monter avec des ficelles en soie. Couvrez-la d’or et de baisers. Faites-la danser sur la pointe en grès rose de la Cathédrale comme une boîte à musique éternelle au milieu des orages. Donnez-lui des vertiges légers et  des frissons. Faites-la chavirer là-haut comme si c’était la première fois. Faites-là rire aussi, sinon je monterai moi-même vous botter le cul.                                

 Le chat saute sur la couette, me regarde  puis se colle à ses hanches, sans commentaires.

A quoi  penses-tu grand-mère ?                              

Je l’embrasse sur le front et je photographie la pièce des yeux une dernière fois pour ne rien oublier puis j’éteins la lumière.

Anita arrivera dans quelques minutes. L’appartement me semble microscopique maintenant que je le traverse des années après. Peut-être est-ce moi qui ai grandi d’un  seul coup. 


Mr Zag

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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