Le débat sur la gestion des déchets revient régulièrement dans l’actualité, et à différentes échelles. Entre le fameux « 7e contient » de plastique dans l’océan Pacifique, les pays d’Asie qui nous renvoient nos déchets ou encore plus localement le débat sur la réouverture d’un incinérateur strasbourgeois… les exemples de problématiques dans le traitement des déchets se multiplient un peu partout dans le monde. Parfois, des solutions aussi ! Certains parlent de bactéries mangeuses de plastique ou encore de barrières flottantes dans l’océan. Se baser sur les innovations technologiques, c’est bien, mais d’autres citoyens privilégient tout simplement des changements dans nos habitudes de fonctionner en société. C’est le cas de « Sikle, les composteurs de Strasbourg », un jeune projet strasbourgeois qui collecte les déchets organiques des professionnels, à vélo, pour en faire du compost utilisé dans l’agriculture urbaine.
Difficile de croire que personne n’y avait pensé. Joakim Couchaud, son collègue Henri Samson et une dizaine de bénévoles font plusieurs récoltes chez une quinzaine de restaurateurs strasbourgeois chaque semaine. Leur projet est né du constat de l’incinération des déchets organiques. Pourquoi brûler des déchets qui contiennent jusqu’à 90% d’eau et qui peuvent devenir une ressource ? L’idée d’un compostage de proximité s’est imposée assez naturellement à eux, et le vélo pour réduire encore plus l’empreinte carbone… et parce que c’est plus sympa qu’en camion.
« Le mieux, c’est toujours de faire et d’utiliser le compost au plus près » explique Joakim Couchaud, chargé de développement de Sikle. « C’est parfois difficile par manque de place et de temps pour les professionnels de faire du tri et du compost. Pour permettre aux restaurateurs, traiteurs, commerces alimentaires de valoriser leurs déchets organiques, on va les chercher à vélo et on en fait du compost à 2-3km du centre. En gros, pas d’empreinte carbone vu qu’on est à vélo, et en plus ça fait de la ressource pour l’agriculture urbaine à Strasbourg. Pour les équipes des établissements qu’on accompagne, c’est un aussi un projet qui fédère. Les employés sont souvent heureux de voir leurs déchets quotidiens être valorisés. Pour les restaurateurs, les déchets organiques composent 50% de leur poubelle ! »
Sikle récolte près d’une tonne de déchets organiques par semaine à vélo
Mardi dernier, 9h30. Rendez-vous devant l’atelier Bretz’Selle, l’association qui porte le projet pour l’instant. Joakim a un petit problème de clés. Il attend l’arrivée de son collègue Henri avant de pouvoir récupérer le matériel. Deux vélos remorques à assistance électrique composent la flotte de Sikle. Les remorques peuvent prendre 150kg chacune et peuvent se greffer sur n’importe quel vélo. « On les a achetées d’occasion au Maquis [ndlr/ un ancien café vélo ayant fermé récemment]. Les Carla Cargo qu’on utilise viennent d’une startup allemande à 1h de Strasbourg. N’importe qui peut utiliser notre matériel. » Avec l’aide au démarrage et un boost électrique utilisable pendant la course, “c’est flexible et stable”.
Récolte et pèse des déchets, restaurant par restaurant
Départ de Bretz’Selle, premier arrêt… la porte d’à côté, au Venezolatino. Le restaurant est fermé, mais une employée est déjà présente et ouvre la porte vers la cour arrière. Joakim rentre, récupère un bac plein du restaurant, en dépose un vide et repart. Son collègue Henri pèse le bac sur une balance, relève le poids et embarque les déchets.
Le duo de « Siklistes » enchaîne sur un autre restaurant très proche, l’Établi. Thibaud Bruch, le chef du restaurant, travaille depuis deux mois avec Sikle. « On se sent plus responsable en faisant ça. Mais surtout ça nous rend service. Ça fait qu’on ne blinde pas les poubelles classiques, ça nous laisse de la place. Et elles ne sentent plus aussi fort qu’avant, c’est sûr ! Pour l’environnement, pour nous restaurateurs, pour la ville… c’est bien pour tout le monde. On essaie d’avoir des produits d’entretien relativement écoresponsables, pareil pour nos produits, essentiellement locaux. Donc le compostage avec Sikle, c’était une continuité logique. »
Rarement plus de 1h30 pour la récolte des déchets organiques
Pour la récolte d’aujourd’hui, en tout, une petite dizaine d’établissements sera visitée. Les deux vélos-remorques passent par le Bistrot Paulus avant de remonter dans l’hyper centre en s’arrêtant au Coin des Pucelles et la Casserole. Le duo se faufile assez fluidement dans les petites ruelles s’arrête ensuite dans une impasse étroite. C’est l’arrière-boutique de l’Hôtel Suisse, qui leur dépose 5 bacs remplis. Mariella Russo, réceptionniste à l’Hôtel Suisse a découvert Sikle par internet, il y a 6 mois. « On a bien aimé le concept, on a tout de suite contacté l’équipe. On fait partie de premiers établissements adhérents. Au niveau pratique, ça change pas mal de choses ! Les boîtes étanches aident à la propreté des locaux, moins de jus et d’odeurs… Ça nous aide dans la gestion des déchets. Les poubelles ménagères sont moins lourdes. Le tri est moins embêtant. Et surtout, ils s’occupent de tout, une fois par semaine, sans embêter les clients en passant par l’arrière du restaurant. En été, on a beaucoup plus de déchets (agrumes, coquilles d’œufs, marc de café …), on arrive facilement à remplir nos 5 bassines chaque semaine. »
Le tour de collecte se fait très rapidement en un peu plus d’une heure. Dernières étapes, le bar à jeux Schluck’n Spiel, le restaurant la Corde à Linge et un Salon de Thé de la Petite France. A Schluck’n Spiel, Thibaut Schuster, co-gérant du bar-à-jeu explique : « on traite des produits locaux bruts qui génèrent des déchets verts. C’est mieux que ça passe par Sikle, que simplement par l’incinération avec son lot de pollution en plus. Là, c’est revalorisé et ça sert aux plantes strasbourgeoises. On les garde dans les petites caisses bleues et ils viennent les chercher une fois par semaine presque depuis notre ouverture, en s’arrêtant parfois pour un petit café. »
« Parfois nos clients nous font part de leurs inquiétudes sur la gestion des déchets. Mes deux collègues étaient déjà dans la gestion des déchets. L’un est maître composteur ! Ce n’est pas grand-chose comme effort, et c’est important pour nous. C’est juste des habitudes de vie. Et vu l’état dans lequel est notre environnement… n’importe quel geste pour l’améliorer est le bienvenu. On ne communique pas trop dessus, parce que ça nous semble une démarche normale. Par contre on laisse quelques flyers de Sikle pour les aider dans leur financement participatif. »
« Notre activité tend plus vers le bar que la restauration, pour autant on a quand même notre lot de déchets organiques pour les boissons, comme le café, les ingrédients pour les cocktails… ou encore les pailles en carton compostables. Pour la matière sèche, on garde nos cartons d’œufs. On essaie d’ajuster l’humidité et le compost en fonction des semaines. Ils nous ont laissé une caisse en plus au cas où on déborde. »
Marc de café, ingrédients cocktails… des bio-déchets aussi dans les bars
Une fois toute la matière récupérée, direction le site de compostage, provisoirement à Koenigshoffen dans le jardin qu’utilise la Maison du Compost, des partenaires de Sikle. C’est cette phase qui prend le plus de temps. Il faut vider les bacs bleus remplis dans les composteurs, rajouter de la matière sèche et ratisser ou retourner le tout. Comme ailleurs, pour cette technique de compostage à fermentation en aérobie, il faut des déchets colorés et mous, chargés en azote, qui viennent de la cuisine (type épluchures) et les déchets bruns, structurés, durs et carbonés qui viennent plutôt du jardin (branches, copeaux). Bien composter c’est associer ces déchets contraires mais complémentaires.
Le broyat (issu de menuiserie ou élagueurs privés) sert à aérer et structurer la matière organique en décomposition, les copeaux servent à absorber le jus et lier les déchets à la matière sèche. Le ratissage du compost sert à éviter que des poches de méthane (un gaz à effet de serre important) se forment. Il faut aussi nettoyer et entretenir le site et vérifier que certains bacs sont à la bonne température. « Il faut une phase à 70/75°C pendant plusieurs jours pour que l’hygénisation du compost soit faite et qu’il y ait moins de mauvais agents pathogènes. »
16 restaurateurs et un peu moins d’une tonne de déchets organiques récoltés par semaine
Sur le site, plusieurs bacs à compost sont disposés, comportant du compost à différentes étapes de maturation (1 mois, 2 mois, 5 mois…). En fonction des composts, on reconnaît ou pas la matière décomposée. La nature a fait son travail… mais pas toute seule : pour le dernier bac, qui ressemble à un beau terreau fertile, le compost a été passé au cribleur, un sorte de tamis pour filtrer les gros morceaux qui restent. « Souvent on dit que le compost pue, mais c’est parce qu’il est mal fait ou pas encore à maturité » s’amuse Joakim. Effectivement, ce dernier bac ne sent pas mauvais comme les autres qui viennent de recevoir les déchets des restaurants. Même leur cribleur fonctionne sans émission de C02 ! « C’est un vélo cribleur low tech indépendant du pétrole ou du nucléaire » ironise Joakim devant leur œuvre technologique un brin artisanale. « C’est temporaire, on aura quelque chose de mieux en changeant de site. Des étudiants de l’INSA risquent aussi de travailler sur le sujet, pour nous fabriquer un élément mécanique qui permettrait de retourner 4 tonnes de compost. C’est difficilement faisable juste avec nos pelles. »
250kg de déchets récoltés en une matinée
Aujourd’hui, 250kg de bio-déchets ont été récoltés. Dernière étape, lavage des bacs et retour des remorques pour la collecte du lendemain. « On peut avoir fini pour 14h dans une journée type. » Pour l’instant, l’équipe de Sikle effectue 5 collectes par semaine, trois grosses journées et deux plus légères. Joakim ne s’occupe pas que des collectes. En tant que chargé de développement, il fait aussi du démarchage, de la recherche de financement, la coordination de l’équipe, de la communication… et le développement à long terme. « L’objectif, c’est qu’en 3 ans, on soit une activité viable et autonome financièrement, avec 5 emplois créés, une dizaine de sites de compostage et 10 tonnes de déchets récoltés par semaine. »
Sikle fait partie de la quinzaine de projets « inscrits dans la dynamique Startup de Territoire » explique Joachim Couchaud. Cette “dynamique” permet à des projets locaux naissant d’avoir du réseau, des bureaux (ici à la Tour du Schlossel) et de l’accompagnement quotidien au développement.
Pour l’instant, Sikle reste administrativement portée par les ateliers Bretz’Selle (association et ateliers d’auto-réparation de vélo), mais tend à devenir une association d’ici peu puis une entreprise économiquement viable et financièrement indépendante. Depuis son lancement, le projet a aussi pu recevoir quelques aides, notamment de la Ville et de l’Eurométropole, surtout pour de l’investissement de matériel. « Pour mon salaire de chargé de développement, jusqu’ici on avait aussi un FSE (fond social européen) de 20 000€. »
Les producteurs de déchets payent deux tarifs pour la collecte : la fréquence de collecte et la quantité de déchet. Chaque bac de compost est pesé au passage des Siklistes. L’ordre de grandeur des tarifs est « entre 50 et 150 € par mois ». Pour les gros clients, comme des restaurants de 1200 couverts/jour, ça monte un peu plus. « On prend aussi un temps avant de lancer le contrat de collecte, pour discuter et former les établissements partenaires au tri à la source et à la réduction de déchets. » Une démarche désavantageuse pour eux : moins de déchets, moins de rentrée d’argent. Mais l’objectif reste une amélioration des comportements et de la situation environnementale.
Pour l’instant 16 restaurateurs se sont abonnés à Sikle. « Le bouche à oreille fonctionne bien, on a beaucoup de demandes » affirme Joakim. « Même des établissements moins éco-responsables y voit des avantages, ne serait-ce qu’en termes de gestion de déchet. L’abonnement leur coûte entre 5 et 7 centimes par couvert. Et puis, ça fait une bonne image auprès des clients, une occasion de communiquer sur les réseaux sociaux.»
Pour la distribution du compost, « on y réfléchit encore » indique Joakim. « Ça sera sûrement une forme de vente/contribution avec des prix évolutifs. Par exemple, si les gens viennent chercher le compost sur place ou si le compost est déjà passé au criblage ou non. On aimerait aussi en vendre une partie, bien présentée, pour des particuliers du centre-ville, histoire d’être présent physiquement à la vente et mettre en avant cette problématique du compost et de la revalorisation des déchets organiques. » Les Siklistes ont déjà produit une petite dizaine de tonnes de compost, qu’ils testent dans leurs jardins respectifs.
Si Sikle veut le vendre, par contre, ils doivent normer leur compost. « La norme NFU44-051 décrit précisément ce qui doit être analysé, notamment des taux de pesticides qui pourraient être toxique pour les plantes recevant le compost. Généralement, ce n’est pas trop un problème. Le compostage dégrade une grosse partie des pesticides. Et puis ces déchets existent. Soit on les incinère et on fait du compost full-bio, soit on a une optique de restauration du sol. Plus le compostage sera long, plus les pesticides seront éliminés. »
Pour un avenir proche, l’équipe semble sereine, au début de son aventure. Tout roule, ou presque. « On a identifié les défis principaux et on commence à voir les solutions pour pouvoir se stabiliser et évoluer. » Le plus gros défi aujourd’hui : augmenter la capacité de compostage. Un deuxième site de compostage entre Schiltigheim et Strasbourg est prévu. Il permettrait de doubler leur clientèle selon Joakim. «On a un financement participatif en cours pour pouvoir aménager ce site-là. Il se termine le 10 septembre.» Pour plus d’informations sur ce projet en pleine maturation, le site de Sikle, leur financement participatif (fin le 08/09 !) et leur Facebook.