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Strasbourg : La Cloche à Sentiments

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Il aura fallu plusieurs années avant de concrétiser ce déjeuner en tête-à-tête à la Cloche à Fromage. Chacun son tour, nous repoussions le jour J, comme deux collégiens gribouillant des excuses dans leurs carnets de correspondance afin de ne pas présenter un exposé de biologie sur les drosophiles devant toute la classe. J’ai pourtant une motivation qui tient la route : m’inviter à manger du fromage, c’est comme convier un vampire à déguster des frites sauce aïoli en plein soleil.

C’est psychologique. Du Front National au camembert frit, tout ce qui sent mauvais me dégoûte.

Ton père, c’est-à-dire mon grand-père, y est pour beaucoup. Je devais avoir neuf ans lorsqu’il me força à ingurgiter un demi munster coulant avec du Bibeleskaes et une dizaine de pommes de terre en robe de chambre cuites à la vapeur. J’imaginais une patate qui sort du bain, parfumée à l’Eau de Cologne, vêtue d’un peignoir en satin et non pas un bout de sparadrap caoutchouteux immangeable. Sur un ton quasi militaire, j’avais interdiction de quitter la table avant d’avoir terminé mon assiette. La vieille école, celle de Gabin, du vin rouge dans la soupe et des volées de phalanges dans la gueule.

Ma turophobie, c’est-à-dire ma phobie du fromage, n’était qu’un prétexte fallacieux pour fuir une discussion sincère, avec toi qui m’a mis au monde. Chaque famille traîne ses casseroles. Chaque lignée a son mouton noir et c’est en grandissant que l’on comprend certaines choses et que l’on en pardonne d’autres.

Comme dans la chanson de Léo Ferré, le temps a fait son effet. Les souvenirs du passé s’estompèrent et les discordes prirent la forme d’une mauvaise herbe qui pousse dans un coin du cœur. Aujourd’hui, il est temps de mettre du Roundup sur les malentendus.

Nous nous retrouvèrent attablés au bout du restaurant, dans un coin, comme deux biches perdues en plein centre-ville. Les premiers mots sont souvent les plus difficiles, surtout lorsqu’on ne se met à nu qu’à la piscine. J’appris à reparler, à essorer mon âme comme une serpillière pour me livrer sans bouclier.

Une main invisible leva la cloche à sentiments.

Il y eut des silences lourds et des regards aussi transperçant qu’une épée. La pudeur vola en éclat, laissant quelques larmes de verre aux coins des yeux. Et puis tu t’es mise à parler sans pouvoir t’arrêter, comme pour rattraper le silence. Le Saint-Émilion délie les langues les plus réfractaires.

Je comprends mieux ta posture maintenant. Je t’imagine seule dans ton lit, à cogiter, à penser à tes peurs, à la mort, sans une âme attendrie pour se coller à toi, une présence rassurante, une épaule sur laquelle poser la tête pour souffler. C’est le destin de beaucoup de sexagénaires, célibataires et isolés, de regarder les minutes du radio-réveil défiler une bonne partie de la nuit pendant que leurs enfants s’éloignent pour créer leurs propres partitions. Je ne t’ai jamais dit « merci » pour tout ce que tu as fait pour moi et je ne t’ai pas dit « pardon » pour toutes les fois où je ne décrochais pas le téléphone lorsque ton numéro s’affichait. Tu m’écoutais, que j’aille mal ou bien. Tu me pardonnais, que je sois odieux ou vaniteux. Mon avenir est une partie de ton œuvre.

Tu étais là, quand ça allait mal, quand ça n’allait pas. Quand dans ma tête c’était l’hiver, quand il y’avait trop de verglas. Quand je n’avais plus faim, à force d’avoir mangé trop de coups. Quand la moindre note de musique me retournait l’estomac, quand dans mon cœur c’était Hiroshima.

Tu étais là, quand la nuit tu t’inquiétais pour moi, quand le matin tu me demandais « comment ça va ? », quand je disais que la vie est une pute, que je n’avais pas les moyens de me payer une passe.

Tu étais là quand je marchais tête baissée, quand j’avais envie d’hurler, quand les médocs étaient mes confidents, quand j’avais peur d’avancer.

Tu étais là, quand le ciel était toujours gris, quand je ne savais plus si nous étions mardi ou vendredi, quand j’étais froid et arrogant, quand j’étais prétentieux et distant.

Tu étais là, quand je ne pouvais plus voir ma tronche en photo, quand il faisait nuit même le jour, quand je te disais de ne plus jamais me parler d’amour, quand je lisais deux bouquins par jour.

Tu étais là, à m’écouter pleurnicher, à me dire que la roue allait tourner, tu étais mon SOS Amitié, quand j’avais froid pas juste qu’aux pieds.

Tu étais là, sans rien demander, juste par amour, quand j’étais vidé, quand j’en voulais au monde entier.

Tu étais là, quand moi j’étais nulle part, quand il y avait du brouillard, quand j’attendais le train de la vie sur le quai de la gare, quand les souvenirs étaient des lames de rasoir.

Tu étais là, le dimanche après-midi, quand j’angoissais déjà d’être lundi, quand je pleurais dans mon lit, quand je n’étais plus qu’un sosie.

Tu étais là, ce jour de deuil, quand même entouré je me sentais seul, lorsqu’il se mit à neiger, quand les violons étaient mal accordés.

Tu étais là, quand les portes claquaient et que j’avais envie de tout plaquer.

Tu étais là, en pleine tempête, sans jamais avoir le mal de « mère », quand la vie me secouait sans scrupule, quand le bonheur était en pilule.

Aujourd’hui est une journée particulière. Une fête des mamans pour toutes celles que je ne t’ai pas souhaitée.

Aujourd’hui j’aimerais t’appeler ma vieille et te chanter comme Daniel Guichard chantait son vieux.

Chez nous y’avait pas la télé.
C’est dehors que j’allais chercher,
Pendant quelques heures l’évasion,
Je sais, c’est con.

Dire que j’ai passé des années,
À côté de lui sans le regarder,
On a à peine ouvert les yeux,
Nous deux.

J’aurais pu, c’était pas malin,
Faire avec lui un bout de chemin,
Ça l’aurait peut être rendu heureux
Mon vieux.

Mais quand on a juste 15 ans,
On n’a pas le cœur assez grand,
Pour y loger toutes ces choses-là,
Tu vois.

Aujourd’hui j’ai dit « je t’aime » à ma mère et j’ai découvert que j’adore le Camembert.


Mr Zag

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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