Au Neuhof, à la Cité de l’Ill ou encore dans le Quartier des Écrivains, les difficultés d’accès à l’emploi pour les jeunes (et les moins jeunes) sont nettement au-dessus de la moyenne de l’Eurométropole. Rencontre avec trois acteurs locaux qui luttent à leurs côtés contre ces statistiques, et la culture de l’échec qui s’y associe à force d’essuyer des refus. “On leur rappelle surtout qu’eux aussi, comme tout le monde, ils ont droit au bonheur.”
Mardi, 13 heures. Autour de la longue table qui s’étend non loin de l’accueil du Graffalgar, un petit groupe converse doucement, calmement, chaque personne attendant son tour. Des femmes et des hommes, des jeunes et des moins jeunes, font ensemble le bilan de l’atelier Activ’Boost auquel ils viennent de participer en cette matinée d’été. Nouvelles rencontres, écoute attentive, réflexion collective et énergie partagée, les retours sont unanimes au plus grand bonheur de Louise Lepetit, animatrice pour l’association locale Activ’Action. Créée en 2014 à Strasbourg, cette organisation souhaite transformer le chômage en une période constructive au moyen d’ateliers gratuits, grâce au soutien financier d’institutions publiques et d’investisseurs privés, en comité réduit. Ces ateliers, imaginés comme de petites aires bienveillantes sur la longue et difficile route de l’emploi, étaient visiblement attendus : en témoigne le développement express de l’association, qui s’est implantée dans une vingtaine de villes éparpillées sur sept pays depuis son lancement il y a seulement quatre ans.
“Ces ateliers sont ouverts à tout le monde, il n’y a pas de critères ni de profil-type ; au contraire, ces ateliers rassemblent des gens qui ne se seraient pas rencontrés autrement.”
Au cours de ces ateliers, il n’est question ni de curriculum, ni de lettre, ni d’entretien, explique l’animatrice : “Il existe déjà des structures efficaces pour ça. Nous, on va plutôt se pencher sur la façon dont la personne vit la période de non-emploi ; parce que c’est une expérience assez violente dans notre société du travail, elle perturbe totalement la personnalité, la confiance en soi, la sociabilité… Soit le savoir-être attendu en entretien.” Pour ce faire, Activ’Action explique disposer de “différents outils d’intelligence collective” qui permettraient aux participants de “prendre conscience de leurs forces” et “reconnecter avec leurs envies” dans le but d’un “retour à l’emploi satisfaisant, épanouissant” ; un discours du potentiel qui ne parle pas immédiatement à tout le monde, concède Louise Lepetit : “Dans les quartiers populaires, il est accueilli avec méfiance dans un premier temps parce qu’il rappelle des promesses non tenues. Et pourtant les compétences sont là comme ailleurs. Seulement la majeure partie de la société dit le contraire à cette population.”
À lire :
À la cité des Écrivains, des rénovations côté Bischheim mais pas à Schiltigheim (Rue89)
Diagnostic du secteur d’intervention de Schiltigheim-Bischheim (association Jeep)
En parallèle, un ancrage quartier des Écrivains :
Difficile de croire en un travail épanouissant quand on reste bloqués à l’étape de l’insertion. Depuis le mois d’avril 2017, l’association intervient – en parallèle des ateliers itinérants qu’elle assure au centre de Strasbourg, dans le quartier des Écrivains. À cheval sur les communes de Schiltigheim et de Bischheim, cet ensemble fait partie des dix-huit quartiers prioritaires de l’Eurométropole, qui a sollicité Activ’Action et qui finance ces ateliers hebdomadaires in situ (avec les deux communes, le département, la région et le fond social européen). Dans le contrat de ville, qui justifie la considération de QPV, le diagnostic fait état d’un chômage des jeunes préoccupant, “même si ces chiffres sont moins alarmants que pour la plupart des autres QPV” ; une donnée associée à un décrochage scolaire estimé “marqué” dans les deux collèges de proximité, et une communication école/famille qui n’est pas toujours simple. “C’est en grande partie pour la même différence – et la seule – qu’on observe entre ces ateliers et les autres : on peut sentir une petite barrière de la langue.”
“Je ne considère pas que j’apprends quelque chose à ces jeunes, mais que je viens faire émerger un potentiel qui est déjà présent mais dont ils sont rarement conscients.”
“Mais ça, c’est un maillon au-dessus de nous…” Car l’objectif d’Activ’Action n’est pas de se substituer aux autres organisations ; à la concurrence, le social préfère la complémentarité, explique Louise Lepetit : “Nous, on amène des méthodes dans un lieu où elles manquent et où la population souffre d’un souci de mobilité ! On vient pour montrer que tout n’est pas perdu d’avance même si la lassitude se comprend, et pour créer du lien entre les personnes sans activité et les acteurs de l’insertion déjà présents.” Quartier des Écrivains, l’animatrice fait état d’une chaîne associative solidaire à laquelle Activ’Action a été instantanément intégrée, facilitant son installation auprès de la population ; population qui l’a soufflée par son énergie : “Une fois en confiance, les jeunes dévoilent une envie d’entreprendre très forte. On leur fait envisager des choses qu’ils s’interdisent par habitude du rejet, et ils répondent positivement.” En avril 2018, 75% des “personnes investies” dans les ateliers se seraient déclarées “dans une dynamique positive”.
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ? Il faut croire que oui, puisque même en off, Louise Lepetit est positive quant aux efforts engagés par l’Eurométropole concernant l’insertion : “Je trouve qu’il y a beaucoup de dispositifs d’accompagnement efficaces et ces dispositifs sont eux-mêmes bien accompagnés financièrement. Et pourtant beaucoup de personnes ne connaissent pas ces dispositifs, et beaucoup d’organisations ne bénéficient pas de toutes ces aides à leur disposition ; ça pêche peut-être un peu côté com. Et puis certaines démarches peuvent être lourdes… Par exemple pour le fond social européen, tout acte doit être rigoureusement justifié sous peine de ne pas être remboursé. D’un côté, c’est normal, c’est de l’argent public. Mais c’est une charge de travail supplémentaire, et surtout, ça peut faire peur comme principe !” En gage de la bonne volonté de l’Eurométropole, l’animatrice cite également la formation, par Activ’Action, de ses employés au recrutement non-discriminant de jeunes de QPV en service civique.
Au Neuhof, même son de cloche – ou presque :
“C’est vrai, certaines démarches sont exigeantes. Et ça me paraît normal. On parle d’argent public, de sommes importantes… Aux acteurs de développer les compétences nécessaires pour les gérer. C’est ce que viennent accompagner ces budgets : des compétences !” Farid Rahmani est chef de projet au Centre Social et Culturel du Neuhof, un autre quartier prioritaire de la ville de Strasbourg dont le nord se caractérise par ses grands ensembles d’habitat social, pour la plupart construits dans les années 1960. Dans le contrat de ville, le diagnostic fait état de “signes préoccupants de précarité sociale” avec presque un jeune sur deux au chômage, un revenu fiscal annuel médian inférieur à 8.000€, et des problèmes de délinquance qui s’ils diminuent, restent les plus élevés de tous les QPV. Pourtant, poursuit le rapport, “le quartier présente des atouts non négligeables” entre transformation urbaine engagée, forêt classée, tissu associatif riche et population jeune motivée… Qui reste sur le carreau dès la scolarité, néanmoins. Alors, à quoi ça tient ?
“Il y a de plus en plus d’illettrisme. De mon point de vue, le niveau a vraiment baissé ces dernières années.
Franchement, si on se secoue pas, on est un pays en voie de sous-développement.”
Fait docteur en sociologie avec une thèse sur le rapport des jeunes hommes à l’argent dans les quartiers populaires, Farid Rahmani est entre autres choses chargé du développement du DACIP, un dispositif d’accompagnement collectif et individuel de proximité pensé pour les jeunes des quartiers populaires, que le CSC co-gère avec l’OPI (Arsea) et développe avec le CSC de Koenigshoffen. Et un projet qui n’a pas toujours été soutenu par la Ville, qui a cependant rapidement suivie l’initiative, une fois confrontée aux preuves de son succès. Loin de renier le bilan dressé sur le quartier par le contrat de ville, Farid Rahmani en précise la réalité complexe. Au cliché de “l’enfant-allocation” qu’il exècre – “Avec deux-trois enfants, 900€ de RSA, c’est pas du luxe. C’est un faux procès qu’on fait aux jeunes mères de quartiers populaires, qui sont elles aussi isolées de l’emploi et se rabattent sur la cellule familiale.” – lui préfère les nuances. Devenu une personne-repère pour les jeunes neuhofois en galère, l’éducateur accuse une culture de l’échec alimentée par les circonstances et la société dans les quartiers populaires.
Difficile de croire en soi lorsqu’on est livré à soi-même. Chaque année, explique Farid Rahmani, “on accompagne soixante-dix personnes, essentiellement des 16-25 pas ou peu qualifiés qui sont sortis du système scolaire précocement et qui ne sont pas suivis par la Mission locale ou le Pôle emploi.” Des jeunes qui ont décroché au collège pour la plupart, “suite à un déménagement, un décès ou une séparation mal accompagné : c’est ce qui pose problème, l’accompagnement.” Dans un quartier où plus d’un tiers des familles est mono-parentale et où le revenu fiscal annuel médian figure parmi les plus bas de la ville, on comprend que le parent soit distrait par le principe de survie. Et c’est là qu’intervient le DACIP, entre entretiens individuels et ateliers collectifs : “On organise des rencontres sur le thème du potentiel parce qu’ils ignorent souvent qu’ils en ont et connaissent rarement leurs options, et avec des personnes-ressources dans des situations qui effacent les rôles sociaux comme un chef d’entreprise en maraude sociale. Plus à l’aise, le jeune peut se révéler.”
“Certains décrochent à cause de l’influence des pairs, généralement en cinquième. Ce sont des gosses de 12 ans qui crament des bagnoles. Les jeunes, ils respectent leur lieu de vie, même s’ils rêvent d’ailleurs car ici, ça semble impossible.”
L’an dernier, le dispositif a enregistré 55% de sorties positives, “c’est-à-dire soit un retour à l’école, soit un aller vers la formation, soit un accès direct à l’emploi” ; CDI, CDI, CDD, CDI, la liste égrenée par Farid Rahmani fait la part plus belle au durable qu’à l’intérim, un succès que le chargé de projet attribue à la satisfaction des entreprises partenaires et donc aux jeunes, bien sûr, mais qui vient aussi féliciter une pédagogie positive : “On n’est pas là, jamais, pour juger les gens. Si un jeune me confie une bêtise, je vais l’informer des autres voies possibles et de ce qu’il risque en empruntant la sienne, mais le choix c’est le sien. En fait, on leur apprend à être des personnes responsables, à comprendre le système et à être autonomes…” Car contrairement aux idées reçues, les jeunes sont très demandeurs de limites : “Parce que c’est un signe d’attention, d’attachement… D’amour, en fait. Ils sont conscients qu’ici, ils peuvent en trouver. Que je suis fiable et qu’à mes yeux, ils comptent. Je leur dis souvent : j’ai confiance en toi, tu comptes pour moi, continue.”
***
Quant à l’image du quartier abandonné, Farid Rahmani n’y adhère pas. “Je ne trouve pas le quartier abandonné. Même si les débuts ont été difficiles pour le CSC, la Ville engage des fonds importants au Neuhof, qui, n’en déplaisent aux critiques, a été bien désenclavé avec le tram. Après, ce qui motive les décisions… Nous, on répond à des critères précis de contrat de ville, et la Ville nous paye pour ça. Tout ce qu’on veut, c’est faire notre travail.” Comme ce jeune qui, il y a quelques mois, s’est fait arrêter à la sortie du quartier en route pour un entretien d’embauche par un policier qui ne voulait pas croire que ce scooter était le sien. Si c’est pas un sujet politique, ça.
À la Cité de l’Ill, difficile de dépasser l’intérim :
Depuis février, le centre socio-culturel L’Escale situé à la cité de l’Ill s’est lui aussi pourvu d’un pôle insertion, une nouveauté pour ce pôle vieux de quarante ans. À sa tête, on trouve Dolorès Camacho, “une enfant de quartier populaire parmi d’autres” fraîchement débarquée à Strasbourg – si fraîchement, qu’elle avoue ne pas connaître tous les on-dit sur le quartier. Ce qu’elle sait, c’est qu’ici plus d’un jeune sur deux est au chômage, 53% d’après le contrat de ville qui précise que “quasiment une personne sur deux de 15 ans ou plus non scolarisée n’a pas de diplôme” dans ce quartier où le départ de la Mission locale a beaucoup affaibli le tissu d’acteurs locaux mobilisés sur le sujet de l’insertion. Mais des jeunes, pour l’instant, Dolorès Camacho n’en a pas vu énormément : “On a fait un bon démarrage, avec plus de quarante personnes accompagnées. Mais la plupart est plus proche de la trentaine, voire de la quarantaine d’années !” Parmi ces personnes, la nouvelle intervenante estime que six bénéficiaires sur dix sont en situation de fracture numérique.
“Allez chercher un emploi sans internet aujourd’hui ! Tout passe par là. Il suffit de quelques mails ratés et vous êtes radiés. On exige des gens de suivre sans leur en donner les moyens…”
Une fracture numérique qui, cumulée à une mobilité réduite, n’autoriserait pas les mêmes chances qu’ailleurs d’après Dolorès Camacho : “Il y a des parcours compliqués avec des détours par la petite délinquance ; globalement une mauvaise connaissance de ce qui est en place. Et ça se comprend, parce que les organisations, elles ne sont plus là.” De même que les employeurs, qui ne courent pas les rues dans ce quartier fracturé où les entreprises sont peu nombreuses et les commerces admettent un turn over important : “Actuellement j’ai une dizaine de personnes sur un chantier à proximité pour une mission de trois mois. C’est souvent dans le bâtiment, ou dans les services à la personne, et souvent en intérim… Moi j’essaie de les ouvrir à d’autres possibilités, mais ça demande vite une formation, et il y a des besoins urgents.” C’est d’ailleurs ce que lui ont expliqué les jeunes qui ne viennent pas la voir, et qu’elle est allée démarcher sur le Parvis de la Cité de l’Ill : “Ils estiment qu’ils gagnent mieux leur vie en trafiquant.”
“Les jeunes bizarrement, ils rêvent pas trop. Quand tu vois tes parents au chômage, virés comme des moins que rien… Tu t’autorises pas à espérer quoique ce soit du système.”
À croire que miser sur les capacités d’un acteur ne suffit pas, et qu’il importerait également d’autoriser celles des jeunes : “On est sur une année de test, mais j’estime qu’on a un bon budget pour organiser des ateliers, les dispositifs d’aides sont d’ailleurs très nombreux. Là où ça pèche peut-être, c’est dans l’offre d’équipements : je trouve pas normal d’aider autant de personnes à lire leurs mails. On exige d’eux ces outils pour accéder à l’emploi mais sans l’emploi comment acheter les outils ? Alors moi, je fais l’intermédiaire, mais c’est pas viable comme arrangement.” Dans un quartier où la dynamique associative se dégrade, et où les jeunes ne se retrouvent pas dans les activités proposées par les acteurs encore en place, on sent le besoin d’un geste fort des élus toutes catégories confondues. À défaut, les jeunes continueront de traverser le parvis en quête de travail, et on ne parle pas du même type de restauration que Monsieur Macron… “Moi j’aime dire qu’il n’y a pas de projet professionnel sans projet personnel, mais pour croire en soi, il faut avoir les moyens.”