*En hommage à tous les Stimorol, Airwaves et Hooba Booba morts au combat.*
C’est le type de journée à être irrité, au point de bouffer la jugulaire de la première personne qui m’adressera la parole. Malgré la chaleur, ça ne s’explique pas.
On se réveille grognon, sans raison particulière, comme un gamin qui n’aurait pas fait sa nuit, à cause de ses chicots qui ne veulent pas sortir. Le moindre détail est une étincelle qui peut foutre le feu à n’importe quelle relation constructive. Le pot de confiture vide qui traîne au frigo. La biscotte qui se pète entre les doigts. Le chat qui urine devant la litière. Le fer à repasser qui confond vos doigts avec un croque-monsieur. Le lave-vaisselle qui dégueule et qui sent la mort.
Mal fichu. Invivable. Irascible. Les moustiques invisibles du spleen tentent de se poser sur mon bras, encore et encore, au point de me rendre fou. La vie devient une démangeaison. Aucune communication n’est possible sauf si elle est silencieuse ou à sens unique. Dans ce moments, mieux vaut sortir s’aérer l’esprit, se confronter à la réalité du monde et respirer un grand bol d’air pollué, avant de se jeter un café serré au troquet du coin.
Ici, on n’emmerde pas les silencieux.
On les laisse se réconcilier avec leur sale caractère, en tête à tête avec un arabica muet. L’avantage d’une discussion avec une tassé de café c’est qu’il n’y a pas de discussion. Assis à une terrasse. Je regarde le sol, les yeux gonflés d’un trop plein de mauvaise humeur. Des mégots. Des feuilles mortes. Des crottes de chiens. La crasse habituelle du bitume. Même la banalité m’horripile.
A l’arrêt de tram Porte de l’Hôpital, un type se confond en excuse, face à celle qui doit certainement être sa nana. « Mais bébé, j’suis désolé. J’ai complètement zappé pour ce soir. J’peux pas annuler, ma mère me l’fera payer sinon. Ça fait trois fois que j’annule ».
Elle mâche son chewing-gum frénétiquement. Le pauvre est compressé entre ses mâchoires de pitbull. Une pression de 160 kilos par centimètre carré. Elle tape du pied, rouge de colère. » Tu m’fais le coup à chaque fois. J’te préviens, c’est la dernière fois, sinon t’es pas prêt de poser tes paluches sur moi de sitôt ». Ils se rapprochent dangereusement de ma zone de tranquillité. J’aurais dû y poser une mine, un piège à ours ou une boîte à misanthropie. Mon expresso, solidaire, tente de se jeter au sol pour créer une panique.
D’un geste sec et brutal, elle crache son Malabar par terre, avant de s’éloigner en faisant claquer des talons abîmés.
Il roule jusqu’à mes pieds, comme un enfant termine sa course après avoir été éjecté du pare-brise d’une bagnole parce que son père tapait un SMS pour dire qu’il arrivera en retard. Il n’arrivera finalement jamais ou alors en morceaux, dans un corbillard.
Nous sommes deux orphelins sur ce trottoir. La boulette est encore chaude et saliveuse. Rose de vitalité, émanant un parfum de fraise. Je peux voir son dernier battement de cœur en le déposant précautionneusement sur l’emballage d’un morceau de sucre. Il me regarde avec peur comme si j’allais l’aspirer pour l’achever. « Ne crains rien petit. Ici tu es en sécurité».
Dans un dernier soupir, il balbutie un début de réponse : « Je….Argh….Je…. ». Il s’en alla en douceur, apaisé et se raidit instantanément. Je ne connaissais rien de sa vie. Qui était-il vraiment ? Avait-il une famille ? Des enfants ? Aurait-il voulu finir dans la bouche de Jimmy Hendrix et s’en aller dans un spasme au LCD sans avoir mal ? Je ne le saurais jamais. Pour lui rendre hommage, j’ai décidé de le coller sous la table, bien au fond, de façon à ce que personne ne le décolle de ce sanctuaire aux chewing-gums anonymes.
D’autres n’ont pas cette chance. Expulsés de bouches à l’hygiène douteuse, comme des nouveau-nés devant une église, attendant d’être recueillis par une âme charitable. Comme beaucoup dans cette rue, ils terminent écrasés sous les pas de centaines de passants, dans l’anonymat le plus complet, collés sous une semelle crasseuse. Les couleurs chimiques pastel deviennent aussi sombres que les bras d’un lépreux. Des numéros parmi leurs frères tombés au combat de la mastication.
Je me surprends à avoir plus d’empathie pour ce bout de gomme que je ne connais même pas que pour ma propre femme.
Combien sont-ils à terminer sans scrupule sur la place publique? Je paie hâtivement puis je traîne le pas et j’en aperçois des centaines d’autres. Chacun à son histoire. Ce Freedent Light a été sauvagement déchiqueté par une étudiante stressée qui tentait d’arrêter de fumer. Mort sur le cou. Recraché seulement dix minutes après.
Ce Hollywood à la menthe qui transpirait la fraîcheur, l’été et la vie, n’a pas tenu le choc face à la nicotine. Après quelques coups de molaires il s’est asphyxié à la première taff. Mais il y a encore bien pire. Des histoires circulent sur le darknet. Complot mondial. Illuminati. Drame sociétal. Acte kamikaze. Désespoir. Il est fréquent que l’un d’entre eux, sentant une mâchoire aiguisé se refermer sur lui, se mette au bord d’une langue visqueuse pour se jeter dans la gorge de son bourreau. Une mort atroce. Au mieux, brûlé par les sucs digestifs, il est tué sur le coup. Au pire, il fera un dernier grand voyage dans un orifice dont je ne peux pas citer le nom.
La torture peut aller encore plus loin.
Être le jouet d’une perverse sado-maso. Entre ses lèvres aspergées d’un rouge cireux, devenir une panse de brebis qu’elle gonfle et explose dans sa bouche encore et encore. Une bulle de souffrance, crevant à petit feu, usée par ce va et vient incessant. Trop naïf parfois, séduit par l’innocence d’une fillette jouant à la poupée mais terminant dans ses longs cheveux bouclés. Un coup de ciseaux net et précis en guise de mise à mort .Une corrida édulcorée ou le taureau sent le biscuit à la fraise.
Cet amas de cadavres collant sur le sol strasbourgeois me fait relativiser. Qu’est-ce qu’un chewing-gum, sinon un ami sur lequel on peut toujours compter même en cas de mauvaise haleine ? C’est grâce à ces copains de l’ombre que des rendez-vous Tinder aboutissent, que des collègues peuvent vous parler de près sans que ne fassiez un malaise vagal, que vous ne vous rongez plus les ongles ou que vous écoutez votre belle-mère sans montrer le moindre signe de nervosité.
Il est temps de faire changer les mentalités. Nous devons nous mobiliser contre ce génocide qui prend de plus en plus d’ampleur. Demandons un référendum sur l’accompagnement des chewings-gum en fin de vie. Pour une mort digne dans un emballage d’origine et une cérémonie dans une poubelle publique. Pour la création d’un Panthéon des chewings-gums mâchés par Baudelaire, David Bowie ou Freddy Mercury. Pour l’inauguration de la tombe du chewing-gum inconnu sous l’Arc de triomphe.
En ce jour du seigneur, une pensée pour tous ceux qui terminent collés au fond d’une poche, explosés dans une boite à gant ou noyés dans une machine à laver.
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Mr Zag
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.