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Strasbourg : Surveillant du vide

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Le bruit des gosses jouant au ballon au pied de mon immeuble me réveille alors que l’après-midi débute. Je n’arriverai plus à me rendormir, c’est une certitude.

C’est peut-être la seule certitude de la journée.

Travailler de nuit me plonge dans un monde parallèle où les gens se croisent dans un rythme décalé. Lorsque je rentre me coucher vers huit heures, je vois le monde se réveiller et me croiser, sans me prêter la moindre attention. Il est impossible de me différencier de ce père de famille qui tient sa petite fille par la main pour l’accompagner à l’école ou de cette jeune femme en tailleur, courant pour ne pas rater le tram B. Personne ne se doute que je ne pars pas pour une journée au bureau, d’ailleurs personne ne sait si je rentre ou si je pars de chez moi. Je ne parle pas à mes voisins, sauf quelques formules de politesse pour ne pas passer pour un sociopathe.

Pas besoin d’être amis pour occuper la même tour de béton délabrée d’un quartier de Strasbourg, poliment qualifié de « quartier prioritaire de la ville ». Les journalistes s’en donnent à cœur joie, en caricaturant ces espaces de vie où ils n’ont jamais foutu les pieds. Que ce soit à Elsau, au Neuhof ou à la Meinau, les clichés réduisent les habitants à des dealers de shit faisant des roues-arrières en scooters volés ou au nombre de bagnoles brûlées la nuit de la Saint-Sylvestre. En rentrant, je n’avale jamais rien.

Le trop-plein de vide de la nuit remplit paradoxalement mon estomac de pensées indigestes.

Quelques gorgées de whisky feront office de petit-déjeuner. Je suis lessivé de ne rien faire, si ce n’est de marcher par tranche de 40 minutes, une lampe-torche à la main, en essayant de chasser des pensées angoissantes de mon esprit. La solitude est la seule compagne d’un surveillant de nuit. Comme dans un vieux couple, le silence est prédominant. Parler n’est plus une nécessité. Écouter non plus. Pourtant, dans cet abysse du marketing, chaque bruit est décuplé. Chaque odeur interagit sur des souvenirs bien précis et le sentiment de n’être qu’une particule microscopique dans l’univers est amplifié.

Avant, j’avais un chien pour m’accompagner lors de mes rondes. Il est mort écrasé, il y a deux mois. Je n’arriverai pas à en prendre un autre. On ne change pas un être-vivant comme une ampoule grillée. Je me sentais plus proche de ce clébard que de n’importe quel être humain. C’est depuis ce drame que je taquine la bouteille. Pas par plaisir mais pour tenir le coup encore un peu. La picole est devenu mon nouvel animal de compagnie. L’avantage c’est que je n’ai pas à la sortir toutes les trois heures pour la faire pisser.

Il m’arrive d’imaginer la vie de ce centre commercial lors des heures d’ouverture.

J’y passe toutes mes nuits et je n’y ai jamais foutu les pieds en journée. Je peux imaginer les chariots déambuler à travers des rayons interminables, comme si ce supermarché était un trou noir agrémenté de rayons aux emballages psychédéliques. Il doit falloir plusieurs minutes au français moyen pour choisir le produit qu’il mettra dans son panier. Les variétés sont telles, qu’il est plus compliqué de choisir un yaourt que d’acheter un fusil à pompe sur le darknet. Sucré. Nature. Light. Aux fruits. Brassé. Onctueux. Au chocolat. Pour les enfants. Pour les séniors. Avec des morceaux. Sans lactose. Par quatre. Par huit. Par douze. Ça n’est plus un rayon mais le musée du yaourt. Tous les supermarchés se ressemble d’ailleurs, peu importe l’enseigne. Un rayon reste un rayon.

Au pied de ce cube de tôle, squatte une bande de SDF affamés, cherchant un peu de fraicheur contre l’extrémité d’une soufflerie qui tombe en panne une semaine sur deux. L’endroit est jalousement gardé et marqué par des affaires qui jonchent le sol. Une odeur d’urine me pique les yeux. La vision est écœurante. En 2018, des kilos de bouffes protégés comme des lingots d’or à la Banque de France, ne sont qu’à quelques centimètres d’êtres humains qui crèvent la dalle. Pire encore, une benne pleine à craquer d’aliments recouverts d’eau de javel, pour que les fantômes du trottoir, ne se risquent pas à « voler » des denrées périmées.

Je me sens coupable d’interdire à ces visages burinés par la rue, l’accès à ce médicament pouvant soulager des maux de ventre indescriptibles lorsqu’on a vraiment faim.

Celui qui n’a jamais eu faim, ne peut pas comprendre le mal qui vous ronge. Ça vous coupe du monde d’avoir le ventre vide pendant plusieurs jours. Vous ne pouvez plus penser et agir avec toute votre raison. Vous devenez prêt à tout pour un bout de pain ou vous sombrer dans la folie en entendant que certains paient des fortunes pour jeûner une semaine en pleine nature.

Nous nous croisons lors de mes rondes et parfois, ma bouteille se pose sur l’une de ces lèvres gercées. Je compatis. C’est tout ce que je peux faire. Il ne faudrait pas grand-chose pour que je termine sur le carton juste à côté de ce grand barbu d’origine russe, qui divague sous le coup d’une vodka premier prix. « Un accident de vie » comme disent les sociologues. La pauvreté, dans ce pays qu’il aimait tant. La route vers l’eldorado français, pour « vivre mieux » et envoyer de l’argent à sa femme et ses deux enfants qu’il n’a pas revu depuis huit mois.

La déception ensuite, parce que le pays des Droits de l’Homme a une étrange notion de liberté, d’égalité et de fraternité.

Je suis censé les déloger pour « assurer la sécurité des lieux » comme le rappelle chaque soir mon supérieur. Un gamin de 25 ans qui se prend pour Jean – Claude Van Damme dans ses Rangers noires. « Pas d’intrusions, pas de copinages, la tête froide, c’est tout ce qu’on te demande alors ne fait pas de vague ». Ce type est arrivé là après avoir passé cinq ans dans l’armée mais allez savoir pourquoi, l’armée n’a pas souhaité le garder dans ses troupes. S’il savait que je picole durant mes heures de boulot, il n’hésiterait pas à m’en coller une parce qu’il exige la perfection de « sa team » et s’impose une condition de vie digne d’un membre du GIGN.

Quel con. Il s’imagine qu’une bande organisée viendra en pleine nuit pour braquer son discount de merde afin de piquer des palettes de spaghettis ou les quelques euros qui traînent dans le coffre, suite à la promotion du jour sur les conserves de cassoulet. A la moindre tentative, non seulement je ne ferai aucune résistance mais j’en profiterai pour leur filer les clés, leur faire un plan du magasin pour qu’ils gagnent du temps mais je leur déconseillerai de toucher à la bouffe, au risque d’avoir la diarrhée ou une maladie tropicale.

De toute façon, il ne se passe jamais rien ici.

J’allume une radio portative pour passer le temps et j’entends des animateurs donner des conseils à des morveux sur leurs premières relations sexuelles, sur l’amour, comme si un sentiment pouvait se résumer à un coup de fil avec un pseudo psychologue de Skyrock entre deux morceaux de Booba.

Le temps ne passe pas. Je ne reçois pas de texto. Je ne fais pas d’efforts particuliers de sociabilisation non plus. Ma femme n’a pas supporté mon rythme de vie, elle qui souhaitait un quotidien dans la norme. Des horaires de bureaux. Des dîners à heures fixes. Des aimants Banania sur le frigo. Des soirées mystiques devant les Experts, le lundi soir. Elle m’en a d’abord voulu d’avoir accepté ce poste puis sa colère s’est transformée en indifférence puis en avocat. Je n’ai même pas eu la force de la retenir. Elle a vidé l’appartement sans un mot, avec l’aide je pense, de son nouveau mec puis a foutu le camp, en claquant derrière elle, une porte en bois, taguée poétiquement d’une bite énorme et d’un « nique la police » passionné.

Je suis un lion dans cette cage mal isolée de 50m².

Les cadavres de bouteilles jonchent le sol et le cendrier dégueule sur la table basse. Je peux entendre, à travers les murs aussi épais que ceux d’une maison de poupées, les gesticulations de mon voisin de palier qui laisse sa télé allumée du matin au soir afin de couvrir les disputes quotidiennes avec sa femme qui l’accuse « de ne rien branler de la journée alors qu’elle se casse le cul à bosser pour des cacahuètes ». Il s’en tape royalement de ce que pense sa femme. A 57 ans, personne ne veut plus l’embaucher. C’est un zombie qui ne sort plus que pour jouer son RSA au PMU. C’est son petit bonheur à lui de passer son temps avec les copains, de passer en revue chaque cheval, de se sentir encore exister un minimum lorsque l’un de ses poulains franchit la ligne d’arrivée en tête.

Je glisse sur la vie sans jamais la provoquer. C’est peut-être ça mon problème. M’habituer à tout, même à souffrir. Je suis bizarre. Un fakir de la nuit marchant sur les braises brûlante de la routine. J’enfile instinctivement mon uniforme et ma casquette. Je vais encore me faire chambrer par la bande de jeunes qui squattent devant l’immeuble « Bonne journée Batman ! A demain matin Bruce Willis ». Rien de méchant. J’en faisais autant à leur âge, surtout qu’il faut bien l’avouer, je n’ai pas le physique de l’emploi. Je dois peser une soixantaine de kilos à tout casser, arqué comme une antenne de bagnole, nageant dans une veste de bodybuilder. On dirait que c’est la rentrée des classes et que ma mère m’a filé les fringues de mon frangin qui a 4 ans de plus.

Le soleil se couche lentement pour m’indiquer que mon labeur ne va pas tarder à commencer.

Le parking se vide, voiture par voiture. Je suis adossé à un abri de bus. Dans mon dos, une affiche d’une femme dénudée retouchée sur Photoshop vantant la sensualité d’un parfum. Je soupire nerveusement.

J’allume une clope et sors la fiole métallique de la poche intérieure de mon blouson. La première gorgée fait mal. Les premières fois font souvent mal. Le liquide coule comme un filet de lave dans mon œsophage. Les premiers lampadaires s’allument timidement comme pour ne pas trop se faire remarquer. Je devais être un lampadaire dans une autre vie.


>> MR ZAG <<

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais. Mr Zag ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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