Me voilà dans le couloir d’un immeuble du quartier de l’Esplanade. Ma chemise est trempée, après avoir traversé toute la ville sur un vélo trop petit. J’ai l’impression d’avoir le Baggersee sous les aisselles. Le type du Bon coin qui me l’a vendu m’avait prévenu. L’engin n’est pas du tout à ma taille, mais pour trente euros, je suis prêt à me fracasser les genoux contre le guidon, à chaque coup de pédale.
La fête est déjà bien entamée.
J’entends des voix criardes. Des rires exagérés par l’alcool ou l’hypocrisie. Les basses font trembler les murs. Sur un papier scotché à l’entrée, il est maladroitement écrit que la personne organisant l’évènement s’excuse pour la gêne occasionnée. Par ce message, elle indique poliment aux voisins, qu’ils peuvent aller se faire foutre, qu’ils ne dormiront pas de la nuit et qu’il y’aura des traces de vomi dans l’escalier demain matin.
J’hésite à sonner. Je peux encore rebrousser chemin et me laisser porter par un bon film, accompagné de mon chat, jusqu’à ce que le sommeil vienne m’apprivoiser. Vol au-dessus d’un nid de coucou repasse sur Arte ce soir. C’est tentant. J’aime regarder des films chelous en noir et blanc, à l’heure où tout le monde est au plumard.
La porte s’ouvre soudainement. Je suis l’élu. Piégé. On me tire à l’intérieur comme une invitation forcée à danser à un mariage. Je suis un piètre danseur, la faute au strabisme de mes jambes intimidées.
Arriver en retard à une soirée, c’est comme arriver à l’heure accompagné de Nordahl Lelandais.
Dans les deux cas, les gens s’arrêtent de parler et me défigurent comme un psychopathe qui vient d’emballer les membres d’un gosse dans un sac-poubelle. C’est vrai que je ne suis pas ponctuel mais de là à jouer au Mikado avec des morceaux de cadavres, il y’a des limites.
Je n’ai jamais aimé les jeux de société en plus. Philibert a beau proposer des jeux originaux et complètement tripant, à chaque fois que je tente ce genre d’expérience, ça part en sucette. Je suis mauvais perdant et misanthrope. C’est peut-être un début d’explication. Déjà petit, lorsqu’à la récré, une partie de billes s’improvisait sous le préau, j’invoquais une malformation de la vessie, due à une séparation avec mon frère siamois imaginaire, pour m’éclipser aux toilettes. Il faut dire que certaines amitiés étaient malmenées lorsqu’on raflait la totalité de mes précieuses boulettes de verre.
Le terrain de jeu devenait un terrain militaire avec des magouilles à en faire saliver Mark Zuckerberg.
Les gamins ne se rendaient plus compte qu’ils avaient 8 ans et qu’il s’agissait juste d’une activité frivole. Tous les coups étaient permis. Tricherie. Trahison. Alliance. Bluff. L’école de la vie quoi. Jérôme Kerviel devait être un sacré joueur de billes. La seule différence avec lui, c’est qu’à la fin de la partie, on ne prenait pas trois ans de prison et un million d’euros d’amende pour abus de confiance mais on se réconciliait autour d’une tartine de Nutella. Tout serait beaucoup plus simple si le CAC 40 clôturait avec un bon gros goûter à la pâte à tartiner.
Je réalise qu’il s’agit d’une soirée déguisée quand Cat Woman me propose une bière. Je comprends mieux tous ces regards qui viennent se poser sur ma personne. Je suis mal à l’aise. Quand j’ai besoin de me rassurer, j’imagine Iggy Pop faire le chimpanzé sur scène à ses débuts, alors que tout le monde le prenait pour un dingue. Torse nu, l’Iguane s’avançait vers le micro avec sa démarche si particulière. « Je suis le passager et je me promène. Je me promène à travers l’arrière de la ville. Je vois les étoiles sortir du ciel. Oui, le ciel lumineux et creux. Tu dis que ça semble si bien ce soir. Je suis le passager ». C’est le genre de chanson qui ne se chante pas en français. Gêné, j’aimerais être un iguane et me confondre avec la tapisserie.
On m’embrasse enfin, moi, la créature sans costume.
Jouer à être un autre, je le fais déjà sans masque et sans cape, à cette soirée. Schizophrénie festive ou manque de confiance en soi, peu importe le terme. L’essentiel étant de rester dans la norme, sans passer pour quelqu’un de suffisant auprès de ces gens que je ne connais majoritairement que par publications interposées sur Facebook. Avec mes vrais amis, je ne triche pas. Je peux les regarder dans les yeux et les poignarder sans prononcer le moindre mot. C’est peut-être ça l’amitié, se comprendre par un silence, au lieu de parler pour ne rien dire.
Les bises s’enchaînent. Je sers des mains aussi moites que les miennes. Je découvre le parfum des autres. Musqué. Boisé. Fruité. Certains ont pris leur douche il y’a peu de temps. Effluve de shampoing chimique à la noix de coco ou au Malabar. Crème de beauté pour peau grasse. Lotion matifiante pour dissimuler des imperfections et approcher la texture lisse d’une couverture de magazine photoshopée. Se recouvrir de poudre, de gel, de vernis. Se cacher pour se faire voir. De la sueur aussi. Pas la sueur puissante des participants des Courses de Strasbourg. Ni une transpiration crasseuse. Celle qui imprègne les vêtements après avoir fait l’amour. Une sueur bestiale. Excitante. Animale.
Un vinyle tourne sur une vieille platine Dual au bois fatigué.
Justice donne le ton. “Because we are your friends – You’ll never be alone again – Ooh…Come on ». Dans ma tête, c’est plutôt Unfold de Ólafur Arnalds. Une pointe de mélancolie sans aller jusqu’à la tristesse. Les clopes s’allument à une cadence infernale. Les photos de gencives en décomposition ou de trous dans la gorge apposés sur les paquets ne sont pas dissuasifs. L’horreur est banalisée et routinière. La guerre en Syrie se regarde entre deux épisodes sur Netflix. Les morts-vivants lobotomisés ne sont pas que dans Walking Dead. Ils sont aussi devant leurs télés, à faire la révolution avec leurs télécommandes.
Arrive le moment que je redoute : La discussion.
Une succession de futilités pour parler de soi, en posant des questions aux autres. Tout y passe. Le boulot. Les études. La collection de timbres. Les hémorroïdes. J’aurais dû venir avec un CV ou un Questionnaire de Proust si on m’avait dit que je passais le casting de The Voice. C’est vrai que la fille qui danse toute seule, déguisée en infirmière, ressemble à Zazie, mais avec deux grammes d’alcool dans chaque bras. Mika est peut-être aux chiottes, en train de snifer une ligne de coke ou de se taper Pascal Obispo déguisé en Marsupilami.
L’ivresse a mordue sournoisement ses proies. La fièvre s’empare de ce cube de béton de 80 M². Les gobelets se renversent sur le parquet. Les boulettes incandescentes traversent le ciel pour finir en cratères, sur la planète Canapé. Les miettes de petits-fours partouzent au fond d’un bol. Premiers baisers volés contre un mur à peine éclairé. Le goût des lèvres charnues. Les langues qui se cherchent. Entre le trop et le pas assez d’un clip de Tricky où les robes volent au ralenti et les cheveux dansent avec sensualité. Les braises du possible illuminent les visages fatigués. Ils attendent le signal invisible qui fera que cette soirée sera LA soirée.
Je m’éloigne pour m’accouder à la rambarde d’un balcon. Pour respirer, au propre comme au figuré.
En bas, à cette heure de la nuit, les passants sont des fourmis qui zigzaguent involontairement, tentant de ne pas finir en Köfte sous un bus de la CTS. Bob l’éponge me propose de rejoindre un groupe se dirigeant vers le Fat Black Pussycat. Je reste dubitatif, comme un fan des Arctic Monkeys à qui l’on demande si le dernier album du groupe est bon. Un autre cube de béton avec d’autres gens à l’intérieur. Une autre musique. D’autres boissons à consommer. Chacun son exutoire pour s’arranger avec la vie. Rester vivant c’est déjà pas mal alors peu importe la façon.
Lorsque la fête est presque terminée mais qu’il reste quelques paumés qui ne savent pas s’ils doivent rentrer se coucher ou gratter une dernière bière, arrive l’heure des timides.
Les physiques les plus avantagés sont déjà dans les bras des plus entreprenants. Les silencieux ivres deviennent bavards et se prennent à refaire le monde avec charisme. Les transparents brillent sous le stroboscope de la revanche, dansant dans un mouvement désynchronisé, sans se soucier du regard des autres. Les timides se lancent, le vertige au coeur. Le mal d’aimer donne du courage. Ils tentent maladroitement de parler aux filles ou aux mecs qu’ils ont regardés du coin de l’œil toute la soirée. Ils n’ont plus rien à perdre. Sur un malentendu, tout est possible. Se jeter du balcon ou se jeter à l’eau.
Il est grand temps de rallumer les étoiles et de briller des yeux.
Samedi prochain tout recommencera. Un cube de béton – des gens à l’intérieur – de la musique – des boissons à consommer.
>> MR ZAG <<
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais. Mr Zag ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.