Oyez oyez, bonnes gens de Strasbourg. Le théâtre est de retour en ces froides soirées de janvier, et vous seriez bien sots de ne pas aller y réchauffer vos cœurs et vos mimines. Et si vous ne savez pas quoi aller voir, faites-moi confiance.
Tenez, justement il y a un spectacle qui se joue au Maillon Wacken pendant quelques jours, ça tombe bien. Laissez-moi vous expliquer pourquoi ce spectacle est génial, et pourquoi vous devriez y aller fissa.
1 ─ Vous ne confondrez plus « prodige » et « prodigue »
Alors, un fils prodige c’est un enfant top, et un fils prodigue c’est un panier percé. Dépensier flambeur, jette de l’argent par les fenêtres
Voilà.
2 ─ Vous saurez enfin qui c’est ce crénom de Fils Prodigue !
Soyons clairs : tout le monde connait cette locution, mais on ne se pose pas plus de question que ça. Alors sachez que le fils prodigue fait référence à une parabole de l’évangile de Luc (chapitre 15, versets 11-32, vous pouvez aller vous faire plaisir). Oui, c’est une histoire tirée de la Bible, mais Noël et Pâques aussi, alors tu ranges ta tirade de laïque et tu écoutes l’instant cathé, ok ?
Un père a deux fils. Le plus jeune commence à s’ennuyer pas mal à la ferme du daron, et décide d’aller se payer un peu de bon temps. Sauf que pour s’en payer, faut de la monnaie, évidemment. Il va donc demander à son père sa part d’héritage. C’est déjà un peu fumeux, sachant que le père n’est pas encore mort. Une gentille manière de dire au paternel « t’es plus mon père d’abord, je te parlerai plus jamais, et vous me regretterez très fort ».
Bon, heureusement il est tombé sur un papa coulant, et pas un papa torgnole. Il ramasse donc l’équivalent de 25 ans d’argent de poche et s’en va très loin, dans un autre pays. Là, il fait tout ce que font les jeunes de son âge quand ils ont les poches pleines et la tête vide. Ne faites pas semblant de ne pas comprendre, je vous connais.
Bref, il finit bien vite fauché. Pas de chance, à ce moment une petite famine des familles s’abat sur le pays et les gens commencent à mourir de faim. Il est obligé d’aller garder des cochons pour survivre, et pas le droit de toucher à la nourriture des bêtes. Je rappelle que le garçon est juif, c’est donc pas trop le pied (oui, la parabole ne néglige aucun détail lacrymal).
Finalement, il balance ses porcs et repart pour la paternelle demeure, en espérant que son pôpa lui laissera au moins l’opportunité de travailler avec les employés pour gagner sa pitance. Mais en arrivant, son père l’aperçoit au loin, court jusqu’à lui, et l’embrasse. Puis il organise une grosse fiesta pour fêter son retour, sans la moindre rancune.
L’autre frangin revient, et commence, lui, à grogner. Après tout, il n’est jamais parti gaspiller son argent, est toujours resté trimer dans les champs et papa ne lui a jamais rien passé. Favoritisme ! Alors son père lui dit de cesser de faire la gueule, ton frère est revenu, viens faire bisou et à table.
3 ─ Enfin… vous comprendrez le Fils Prodigue
Oui parce bon, là c’est bien joli, je vous ai raconté la petite histoire, mais qu’en retirer ? Que c’est bien de fuguer quand on a un papa gâteau ? Qu’il vaut mieux sortir en strip-club que de bosser aux champs ?
Que nenni, eh, on est dans la Bible quand même ! Si le père est aussi content de revoir son fils, c’est qu’il le considérait comme perdu, mort. Peu importe qu’il revienne sans le sou du coup, tant qu’il revient. Ensuite, le père calme le frère aîné en lui rappelant qu’il lui reste sa part d’héritage. Et dans leur culture, la part de l’aînée est une double part. Le cadet n’a donc gaspillé qu’un tiers de l’héritage, le reste est encore bien au chaud pour son frère, alors calmos.
Bien entendu, c’est une parabole, et donc il faut y lire un sens spirituel caché. Le fils prodigue, c’est celui qui s’éloigne du chemin de la foi pour y revenir, d’où la célébration. Il vaut donc mieux célébrer celui qui marche sur la voie de la rédemption que d’être aussi rigide que ceux qui n’ont jamais dévié. C’est plutôt beau cette tolérance, au fond.
4 ─ Vous vous sentirez concernés, si si
Vous vous doutez que si l’image du fils prodigue est toujours ancrée à la mémoire collective, ce n’est pas sans raison. Les relations familiales ne sont pas tellement différentes aujourd’hui d’il y a deux mille ans. Le besoin d’émancipation du cadet, qui le pousse à sortir du cocon, on le connait tous. Et on connait aussi généralement ce besoin de se recentrer après un premier vol en solitaire dans le vaste monde. Autrement appelé rentrer dans les jupes de sa mère — de son père en l’occurrence.
Celui qui revient, il cherche à retrouver sa place en tant que fils. Sans le père, il n’est plus fils, sans le frère il n’est plus frère.
5 ─ Deux pièces pour le prix d’une
Le spectacle s’intitule Les fils prodigues, et le pluriel n’est pas anodin. Diptyque, le spectacle se compose de deux textes, l’un à la suite de l’autre, avec les mêmes acteurs. Deux pièces d’environ 50 minutes chacune, soit un spectacle de deux heures, en comptant le changement de décors (à vue), sans entracte.
D’abord Un jour de plus de Joseph Conrad. Là, le fils unique est parti s’enrôler dans la marine et le père l’attend… longtemps. Pour tenir le coup, il se dit que le fils reviendra demain, puis le lendemain, bref, qu’il ne lui faut jamais attendre qu’un jour de plus. Une sorte de procrastination affective en somme.
Son attente finit cependant par être récompensée, mais ça ne se passe pas tout à fait bien.
Quoique c’est toujours mieux que dans la seconde pièce. La Corde d’Eugene O’Neill ne présente déjà pas un titre spécialement encourageant. Là, nous retrouvons un autre vieil homme, vivant avec sa fille et son beau-fils dans sa ferme. Il est sénile, agressif, et avare. Formidable.
Dans sa jeunesse, il a perdu son épouse (mère de sa fille) et s’est vite mis à fricoter une croqueuse de diamant qui l’a légèrement ruiné, et lui a laissé un jeune fils qu’il adore par-dessus tout. Encore mieux.
Déjà, on n’a pas trop d’affection pour le vieux, vu comme il a traité sa fille. En plus, il pèse lourd, puisque le beau-fils doit travailler d’arrache-pied pour rembourser l’hypothèque sur la maison, sans possibilité donc de faire fructifier la ferme et de mettre quelques ronds de côté. Et cela alors qu’on soupçonne le vieil homme de planquer un gros magot quelque part dans la ferme. Parfait.
Pour compléter ce charmant tableau, apprenez que le fils s’est enfui le jour de ses 16 ans en piquant 100$ dans la réserve (une fortune pour le contexte). Le papa avare (papavare) l’a donc maudit et a accroché une corde dans la grange, lui disant que si jamais il revient, il devra se pendre. Depuis, il passe des heures chaque jour à fixer la corde. Charmante ambiance.
6 ─ Une traduction aux petits oignons
Les deux textes sont en anglais, et il a bien fallu les traduire (eh oui). Jean-Yves Ruf préfère généralement travailler à partir d’une nouvelle traduction, réalisée pour lui. Une traduction n’est pas le texte d’origine, elle est inévitablement marquée par la vision du traducteur. Il est donc préférable d’avoir sa propre traduction pour ne pas être gêné par ce filtre supplémentaire et parasite lorsqu’on tente de restituer le texte.
C’est Françoise Morvan qui s’est occupée de ce travail. Traductrice qui pèse dans le game, elle a notamment traduit tout le théâtre de Tchekhov avec André Markowicz, un autre boss de la traduction française.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle traduit de l’O’Neill, et elle ne se contente pas d’en faire une transposition littérale. O’Neill écrit dans une langue particulière, pleine d’anomalies, un sociolecte (c’est-à-dire un langage propre à une classe sociale) de paysan. Pour réussir à traduire un prix Nobel de littérature qui s’exprime dans une langue bâtarde sans trahir l’intégrité du texte, il faut être sacrément déter’.
Et pourtant, c’est ce qu’elle a fait, en composant un nouveau sociolecte, celui du jardinier irlandais. Elle s’est notamment inspirée du parler des paysans bretons et du gaélique pour donner au texte français cette démarche boiteuse et surprenante. Les acteurs n’ont pas besoin de sur-jouer : leurs mots sont suffisamment rudes pour faire sens.
Évidemment, on pouvait compter sur Jean-Michel Déprats, un autre grand nom de la traduction, pour grogner. Il faut dire que Françoise Morvan et André Markowicz traduisent beaucoup dans le même terrain de jeu que lui, mais que leurs approches sont très différentes. Eux cherchent à saisir l’esprit du texte et à trouver des équivalents en français, quitte à altérer la syntaxe d’origine, quand Déprats est un irréductible sur la minutie du mot à mot. Deux visions qui se chicanent, mais bon, les deux se valent après tout.
6½ ─ Le metteur en scène
Parce que quand même, Jean-Yves Ruf, il déchire.
Voilà, j’espère vous avoir convaincus. Alors foncez, et s’il n’y a plus de place, il vous reste la file d’attente. Sur ce, je vous laisse avec une petite vidéo qui parle du spectacle, mais bon, vous devriez déjà — presque — tout savoir.
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=rlnFKvU2E5k]