Quoi de mieux, en ces jours de décembre où Noël envahit les esprits, que d’aller à l’opéra assister à une passion amoureuse destructrice, la décapitation de prisonniers militaires et un double meurtre mâtiné d’adultère ?
Je vous vois venir, maugréant que ce n’est pas dans l’Esprit de Noël, que c’est assez glauque tout de même et que de toutes façons vous n’allez jamais à l’opéra, filous que vous êtes.
Ce à quoi je vous réponds de vous asseoir, de poser votre vin chaud et d’écouter la fabuleuse histoire de FRANCESCA DA RIMINI.
Parce que Pokaa vous aime, nous avions organisé un petit concours pour faire gagner des entrées à l’Opéra National du Rhin, le dimanche 10 décembre dernier. Ainsi, me glissant dans le groupe des heureux lauréats, j’ai pu profiter de la petite visite pré-représentation dans les coulisses de la bâtisse. Bien que je la connaisse déjà intimement, ayant passé quelques mois en stage dans la maison, je suis toujours enchanté de me glisser de l’autre coté du miroir. Suivant notre guide, Marie-Odile Molina, nous avons pu observer les centaines de cor… de fils qui animent les cintres, les écrans de contrôle qui parsèment les coulisses et divers accessoires rangés sur leurs portants.
Nous avons pu aussi admirer les deux postes des régisseurs de scène (la régisseuse principale et son assistant). Il s’agit ni plus ni moins de la personne qui donne les coups d’envoi de tout ce qui se passe sur le plateau. Décors, chanteurs, figurants, tous attendent son autorisation et son signal. Un rôle assez crucial, vous vous en doutez.
Dans cette grande maison qu’est l’Opéra National du Rhin, chaque chose doit être à sa place, chaque rouage de la mécanique bien ficelé. C’est indispensable lorsqu’on se propose de monter d’aussi grosses productions que Francesca da Rimini.
Francesca donc — Françoise pour les francophones — est une des plus importantes figures féminines d’Italie, immortalisée par Dante dans le chant V de sa Divine Comédie, ce qui n’est pas rien niveau postérité. Il s’inspire d’un réel drame, arrivé à la fin du XIIIe siècle et peu à peu romancé par la légende.
Nous sommes à Rimini, jolie ville d’Italie, en Romagne. Francesca, jeune femme de la famille Polenta, est sommée de se marier à un homme de la famille Malatesta, pour conclure une alliance politique. Giovanni Malatesta est un homme droit, mais ironiquement difforme, affectivement surnommé « le boiteux » — lorsqu’il n’est pas là.
Le frère de Francesca, Ostasio, sait bien que sa sœur n’est pas très encline à devenir la béquille d’un tel individu. Mais Giovanni a un frère, Paolo Malatesta, qui lui est beau et bien portant. Parfait, faisons croire à Francesca qu’il sera son époux ! Hop, ni vu ni connu je t’embrouille, et notre pauvre Francesca est mariée de force. J’espère que mes lectrices apprécieront à leur juste valeur les us et coutumes de cet aimable siècle.
Francesca en veut un peu à Paolo tout de même, mais un coup de foudre les a déjà frappés, et voilà le frère amant de la belle-sœur. Notez que le troisième frère de l’histoire, le borgne Malatestino, est aussi amoureux de Francesca et découvre sa liaison avec Paolo. Vous vous doutez que tout cela ne peut pas bien finir, car après tout cette intrigue ressemble dangereusement à un épisode de Games Of Thrones.
Une telle histoire, une des plus importantes de la culture italienne, a logiquement inspiré de nombreuses œuvres, parmi lesquelles une tripotée d’opéras. Mais celui que nous retenons ici fut composé par Riccardo Zandonai entre 1912 et 1913 — ce qui n’est somme toute pas très vieux.
Comme c’est assez courant, le livret de l’opéra — c’est-à-dire le texte — est adapté d’une pièce de théâtre préexistante. En l’occurrence il s’agit de Francesca da rimini, écrite en 1902 par Gabriele D’Annunzio. Ce bon Gabriele fut d’ailleurs assez fâché de voir sa pièce un peu oubliée devant le succès de l’opéra. Mais à seulement trente ans, Zandonai a su livrer une œuvre musicale impressionnante, on lui pardonnera donc.
Je vous le garantis, la complexité de ces partitions est assez merveilleuse, et perceptible même sans la moindre oreille musicale. Aucun risque de plonger dans une lassitude somnolente à l’écoute de phrases répétitives : ici les variations sont nombreuses et déconcertantes, et les harmonies parfois impromptues.
Bref, cet opéra centenaire, héritier d’une longue tradition italienne, débarque à Strasbourg. Autant vous dire que pour un pareil mastodonte, les grands moyens ont été déployés.
Je suis toujours fasciné par les mécaniques de l’Opéra National du Rhin, énorme machine forte de centaines de mains expertes. Un tel spectacle mobilise des compétences, des effectifs, et des moyens assez conséquents. Figurez-vous dans cette salle majestueuse, bien calé dans le fauteuil vermillon. Devant vous, sur le vaste plateau, des pans de mur austères se meuvent sur une tournette qui permet de faire pivoter les décors à tout instant. Les parois incurvées peuvent également être tirées par les acteurs dans le sens contraire de la tournette, créant un mouvement de gyroscope assez déstabilisant.
Cette scénographie extrêmement épurée d’Ashley Martin-Davis donne une dimension solennelle aux espaces, grande tour lisse, immensités d’albâtre ; l’impression de faire face à la fois à une majesté immaculée et à une solitude carcérale implacable. Les jeux de lumières appliqués sur ces éléments augmentent ces impressions. Ils découpent le plateau entre ombres et clartés pour créer une cartographie lumineuse des sentiments et des rapports de force. Nicola Raab y a ciselé une mise en scène qui fait la part belle aux relations interpersonnelles et notamment à leur violence. Le danger est palpable dans ces grands espaces sans cachette.
Bien entendu, ce qui fait tout le sel d’un opéra, c’est la dimension musicale, mais il est heureux de voir un soin aussi minutieux apporté au langage de la scène, ce qui peut parfois faire défaut à certaines productions.
Mais rassurez-vous, la musique est évidemment impeccable. Outre les performances stupéfiantes des solistes, parmi lesquels je retiens particulièrement Marco Vratogna, l’interprète de Giovanni, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg est riche de talents sans faille. Il est notamment dirigé par Giuliano Carella, homme à la baguette fort habile. Ce n’est pas la première fois qu’il guide cet opéra d’ailleurs, sur lequel il a travaillé à Amsterdam en 2000.
Francesca comporte également un chœur, ce qui m’a mis en joie tant j’apprécie les passages choraux. D’autant qu’il ne s’agit pas là d’un chœur invisible qui chante depuis les coulisses comme dans certaines productions. Costumés en soldats ou servantes, les membres des chœurs de l’ONR (dirigés par Sandrine Abello) sont actifs sur scène.
Le thème de l’amour impossible, vous le connaissez déjà par cœur. Mais il est bon d’aller puiser aux sources, et Francesca da rimini en est une des plus pures. L’opéra se nourrit explicitement de récits plus anciens. Il y a notamment un parallèle fait avec l’histoire de Tristan et Iseult et celle de Lancelot et Genièvre. D’un côté, Francesca se demande si elle n’a pas bu un philtre d’amour pour ressentir une telle passion, et de l’autre, elle lit avec Paolo des passages de la passion arthurienne, ce qui les conduit à exprimer leur flamme. Ce procédé, qui consiste à passer par un récit tiers pour libérer la passion de ceux qui le lisent, est assez courant dans les récits italiens — on le retrouve par exemple dans le Decameron de Boccace.
Finalement, ces trois couples forment le parfait triangle de l’amour délétère. À chaque fois, la politique se mêle aux sentiments. À chaque fois, le mariage initial est plus ou moins arrangé. Et à chaque fois, les deux hommes du trio entretiennent une relation forte, qui relève du familial (Tristan est le neveu du roi Marc et la relation Arthur-Lancelot a tout du fraternel).
C’est cette impression de fatalité tragique qui émane de tout le spectacle. Les décors immenses, froids et majestueux sont habités par des personnages en souffrance. Les murs se retrouvent couverts d’épées, et la guerre est au cœur de l’opéra, où un pauvre prisonnier se fait torturer puis raccourcir par le borgne, qui décide de ramener sa tête pour décorer la corbeille de fruits. Les handicaps sont symbolisés par des pièces d’armures en cuir rouge, et bien que rien ne saigne sur le plateau, le sang suinte sous les scènes.
Enlevez-moi ce visage tout déprimé voyons ! Cela reste une histoire extrêmement touchante, pas seulement une accumulation de calamités jetées sur la tête de pauvres bougres. Francesca n’est pas une victime passive, au contraire de Paolo qui se laisse d’avantage ballotter par les événements. Elle reste une figure de femme forte et décideuse. L’histoire est tragique, certes, mais aussi fascinante.
En somme, c’est un opéra parmi les plus grands écrits à ce jour, dans une mise en scène pharamineuse portée par des interprètes et une direction de qualité. Je n’y trouve rien à redire, et pourvu que vous ayez une petite réduction à la billetterie, cette expérience esthétique unique vous coutera moins cher qu’une place pour voir le dernier Star Wars. Entre le space-opéra et l’Opéra du Rhin, faites votre choix.