Installé dans le bâtiment de la Cité de la musique et de la danse, le Conservatoire de Strasbourg est considéré comme l’un des conservatoires régionaux les plus prestigieux de France. Pourtant, certain(e)s élèves décrivent leur passage au sein de l’école comme une expérience douloureuse. Pédagogies violentes, insultes, humiliations, climat angoissant et gestes inappropriés… les nombreux témoignages que nous avons pu recueillir ces derniers mois dénoncent les comportements de certain(e)s professeur(e)s et le manque de soutien de la direction.
« C’est une institution assez violente. J’ai fait un burn-out et j’étais à l’hôpital. » • « Il m’a mis une claque sur la fesse sur scène, devant tout le public. » • « Je n’ai jamais vu un être humain traiter comme ça un autre être humain. C’est le système de la terreur. » • « Sous couvert de l’excellence, on a l’impression qu’il faut être prête à se retrouver dans des situations de souffrance, d’humiliation. »
Durant plusieurs mois, et suite à plusieurs signalements de la part d’étudiant(e)s, nous avons interrogé près d’une cinquantaine d’élèves au total, toutes sections confondues. Voici comment ils/elles décrivent leur expérience au sein du Conservatoire de Strasbourg.
Divisée en trois départements, l’école accueille chaque année jusqu’à 1.800 élèves, qui se forment à la danse, à la musique ou au théâtre. Celles et ceux qui ont accepté de nous répondre y ont étudié entre 2007 et 2024. Malgré les années qui les séparent, leurs récits sont particulièrement similaires.
S’ils/elles gardent de bons souvenirs de nombreux/ses professeur(e)s, ils/elles n’en restent pas moins marqué(e)s par la violence dont certain(e)s enseignant(e)s ont pu faire preuve à leur égard. Par ailleurs, aucun(e) ne se souvient avoir été accompagné(e) par la direction durant son cursus, via une personne référente, un(e) psychologue ou une cellule d’écoute.
Pour protéger celles et ceux qui ont accepté de partager leurs récits, les témoignages ont été anonymisés.
Sous la responsabilité de la Ville de Strasbourg et sous le contrôle du ministère de la Culture, le Conservatoire de Strasbourg vient tout juste de nommer un nouveau directeur à la rentrée 2023. Alexandre Jung a succédé à Vincent Dubois, qui était en poste depuis 2012. Il est également le directeur adjoint de la HEAR (Haute école des arts du Rhin) pour sa partie musique.
Contacté, le nouveau directeur affirme qu’il condamne fermement toute forme de violence, visible ou dissimulée. Il s’engage aussi à faire du Conservatoire un espace d’enseignement, d’art et de culture, ouvert et exemplaire en matière de respect et de bienveillance.
Alexandre Jung assure : « Nous interrogeons régulièrement nos pratiques pédagogiques et concourons à une prévention volontariste des risques, de manière à préserver la santé physique et psychique de nos élèves. Nous sommes attentifs aux questions relatives au genre et nous déployons la plus grande vigilance à l’égard de toute violence et des situations de harcèlement quelles qu’elles soient. »
Il reconnaît également que les pratiques artistiques, en particulier, peuvent exposer celles et ceux qui les suivent et les « rendre vulnérables ». Et qu’il faut, ainsi, « prendre en compte les dynamiques de pouvoir présentes dans les relations pédagogiques, en veillant attentivement à éviter toute forme de discrimination et d’asymétrie. »
Sommaire
- Partie 1. Humiliations, insultes et coup de sang : « Personne ne sait ce qu’il se passe dans les studios » • 8 minutes
- Partie 2. Des « gestes violents » qui marquent les corps • 9 minutes
- Partie 3. « Moi, il m’a déjà touché au-dessus des seins, les fesses » • 9 minutes
- Partie 4. Apprendre dans la douleur : le mythe de l’artiste torturé(e) • 6 minutes
- Partie 5. « Tout le monde sait qui sont les profs problématiques » : l’urgence d’agir pour protéger chaque élève • 5 minutes
Suite à la publication de cet article, M. Vincent Dubois, ancien directeur du conservatoire de Strasbourg a demandé un droit de réponse consultable ici.
Humiliations, insultes et coup de sang : « Personne ne sait ce qu’il se passe dans les studios »
Danseurs/ses, comédien(ne)s ou musicien(ne)s : des élèves témoignent avoir subi des « violences psychologiques » de la part de certain(e)s professeur(e)s et décrivent un « système de terreur ».
Au sein du Conservatoire de Strasbourg, Madame Y* a enseigné le théâtre classique durant deux ans jusqu’en 2022. « C’est une professeure qui a déjà insulté plusieurs élèves. Pendant un an, c’était des choses assez régulières », relève Léo* (inscrit en théâtre de 2020 à 2023).
« Elle nous lâchait des « Ta gueule » ou « J’en ai rien à foutre ». C’était vraiment de l’acharnement », se souvient Raph* (inscrit en théâtre de 2020 à 2022).
Plusieurs apprenti(e)s comédien(ne)s rapportent avoir vécu une expérience particulièrement humiliante dans l’un de ses cours. Fleur* (inscrite en théâtre de 2021 à 2023) se souvient : « Elle nous a placés en arc de cercle et elle nous a dit : « Voilà, je vous ai placé dans l’ordre de ceux que j’estime qui vont le mieux réussir dans le théâtre, à ceux qui ne vont pas réussir. » On était 12 ou 14 je crois. »
Ce jour-là, Ema* fait aussi partie des élèves évalué(e)s : « Il n’y avait aucune raison de leur dire ça, à part leur faire perdre la confiance. »
D’après Fleur*, ses camarades de classe et elle ont pris l’habitude de se taire et d’encaisser les coups en silence. Elle décrit un « système de terreur ». « Ça nous est vraiment arrivé de vivre des humiliations collectives ou personnelles. C’est après, en en discutant ensemble, qu’on pète un câble, qu’on se rend compte des choses. »
L’impact est tel sur certain(e)s élèves, qu’ils/elles nous ont confiés dormir parfois ensemble, les veilles du cours de Madame Y*, pour ne pas rester seul(e)s.
À l’étage juste au-dessus, dans les salles dédiées à l’apprentissage du solfège, Olivia* décrit une ambiance de cours « angoissante ». Elle a passé presque 10 ans à fréquenter l’établissement, du CE2 jusqu’au lycée. À l’époque des faits qu’elle relate, Olivia* est mineure et ses camarades de classe également.
Selon elle, son professeur de solfège, Monsieur X*, avait pour habitude de lancer des objets sur les élèves. « Lui, carrément c’était grave, il nous lançait des marqueurs dessus, c’était très violent et il agissait comme ça des fois juste parce qu’il n’aimait pas certains élèves. »
Olivia* poursuit : « Quand il n’était pas satisfait des réponses, il est arrivé qu’il pousse la table de l’élève au premier rang, qui se retrouvait coincé contre la table des autres élèves juste derrière lui. Ça lui coupait la respiration d’un coup, l’élève ne pouvait plus respirer. Je me rappelle que toute la classe était choquée. Il a fait ça à plusieurs reprises. »
Arrivée en classe de seconde, la jeune adolescente est « à bout ». Elle décide de mettre fin à ses études, notamment, selon elle, à cause de la rigidité du Conservatoire et du stress engendré par plusieurs professeur(e)s de solfège. « J’avais bien compris que je n’avais pas envie de subir ça plus longtemps. »
Monsieur X* est resté chargé de cours au Conservatoire durant plusieurs années, après le départ de cette élève.
Dans le bâtiment de la Cité de la musique et de la danse, le 4e étage est quant à lui réservé aux danseurs et danseuses de tout âge. L’espace, dédié exclusivement à cette discipline, permet de limiter la circulation de personnes extérieures, dans ce lieu où des mineur(e)s (dès 6 ans), doivent se changer.
« Dans un sens c’est bien, ça permet d’avoir cette cellule, avec des petites qui sont en autonomie. Mais personne ne sait ce qu’il se passe dans les studios », explique Ambre*, qui a suivi des cours de danse jusqu’en 2016.
À l’époque, son professeur de danse contemporaine est Monsieur W*. Elle raconte : « Des fois, il frappait sur les murs quand on ne dansait pas comme il voulait, il sortait des injures : « Tu me dégoûtes quand tu danses, t’es nul » et ça, tous les soirs. »
La danseuse poursuit : « J’étais avec des filles qui étaient mineures, qui ont fait tout leur cursus au Conservatoire. Si elle apercevait Monsieur W* au bout du couloir devant sa salle, alors elles l’appelaient le couloir de la mort. C’était terrible. Il était dans la menace : « Tu ne pourras jamais devenir danseuse, je vais m’assurer que tu le deviennes jamais. » »
Avec le recul, Ambre* décrit son professeur comme un homme « dangereux » : « J’ai mis du temps à me dire que j’avais aussi été victime de ça, je rentrais chez moi et j’écrivais juste en non-stop « je te déteste, je te déteste, je te déteste » pour sortir la haine que j’avais de cet homme. »
Des dizaines de personnes interrogées dressent un portrait accablant d’un autre professeur, celui que « tout le monde connaît. »
Lui, c’est Monsieur V*, professeur d’art dramatique au Conservatoire de Strasbourg pendant plus de 40 ans. D’après leurs récits, l’enseignant était considéré comme un véritable « tyran ». Certain(e)s rapportent qu’ils/elles ont été mis en garde à son sujet avant même d’avoir franchi les portes de l’école. Ancienne élève du département entre 2011 et 2014, Lina* qualifie son comportement « de véritable harcèlement psychologique ».
« Il a quand même traumatisé plusieurs générations d’acteurs », explique Jade* (inscrite en théâtre de 2018 à 2023). « On était 12 au début, et à la fin, on était plus que 3. »
Certain(e)s décrivent un certain « acharnement » de la part de leur professeur, avec des mots particulièrement violents. « T’entends pendant trois ans que t’es à chier. Entre comédiens, on se le dit tout le temps, de manière générale dans ce milieu, le quart de ce qu’on se dit passerait aux prud’hommes dans la vie pro classique », souligne Lina*.
De son côté, Héléna* a passé 5 ans au sein du département jazz du Conservatoire de Strasbourg. Elle indique avoir beaucoup souffert des méthodes d’enseignement d’un de ses professeur(e)s : Monsieur S*.
Lors de ses dernières années d’études, elle estime qu’il a tout fait pour la mettre en échec. Selon elle, il lui aurait imposé, avec parfois des menaces, des règles qui n’étaient pas les mêmes que celles pour ses camarades.
Suite à un nouveau désaccord, Héléna* décide de présenter sa proposition (musicale) en plus de celle imposée par son professeur lors d’un examen. À la fin de son passage, Monsieur S* serait venu vers elle. « Il était hyper énervé contre moi, je pensais qu’il allait me taper dessus. »
Après l’examen, elle demande à l’administration de changer de professeur pour se sortir de cette « relation éducative toxique ».
Elle sera ensuite convoquée chez l’ancien directeur du Conservatoire. « Il était aussi très énervé. Sans écouter ma version, il m’a imposé sa décision. Il m’a dit : « Soit vous acceptez de faire cette dernière année avec ce professeur et vous partez, ou alors vous partez tout de suite. Si j’ai un problème entre un élève et un professeur, je vais toujours défendre le professeur, parce que je suis là pour défendre cette institution. Vous, vous pouvez repartir dans votre pays ». »
Selon Héléna*, l’administration préfère « soumettre les élèves à des situations psychologiquement dégradantes, que de nuire au prestige de l’institution ».
De son côté, Alexandre Jung, le nouveau directeur, assure : « Je ne peux ni nier, ni confirmer les propos qui auraient été tenus par le passé, mais je peux vous assurer de l’importance que la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg pour le Conservatoire, et la HEAR pour l’enseignement supérieur, accordent à ce sujet ; ainsi que la dynamique dans laquelle nous nous inscrivons avec les équipes pour garantir un environnement sûr et respectueux pour nos élèves / étudiants. »
Il précise, par ailleurs, que l’équipe de direction du Conservatoire a été renouvelée au cours de ces trois dernières années. Et que les rares alertes portées à la connaissance de l’équipe en place ont toujours été prises très au sérieux et gérées au plus vite.
Avant d’ajouter : « […] Notre priorité est de faire toute la lumière sur chaque situation pour prendre les mesures appropriées, afin de protéger tant les élèves que les enseignants. Des enquêtes internes sont menées via des instances dédiées à cet effet pour chaque signalement ; les décisions qui en résultent ne nécessitent pas de commentaire de ma part. »
Des « gestes violents » qui marquent les corps
Au-delà des mots durs et des abus psychologiques décrits, certain(e)s témoignent avoir été violenté(e)s physiquement, blessé(e)s, ou touché(e)s sans leur consentement.
« Elle est connue comme la prof qui envoie chez le phoniatre, elle casse des voix », précise d’entrée Rose*. Il y a près de 12 ans, elle a suivi des cours de chant au Conservatoire. Elle décrit sa professeur de chant lyrique, Madame U*, comme une personne « extrêmement violente, psychologiquement et physiquement. »
Elle devait suivre ses cours durant six mois, mais précise n’avoir tenu que trois mois.
L’enseignante s’en serait déjà prise à elle physiquement. « Pendant un cours, elle m’a claqué la mâchoire sur le torse. Elle a mis sa main sur ma mâchoire en tirant violemment vers le bas. »
Sur le moment, Rose* est sous le choc. Après cette expérience, elle se sent « complètement perdue ». Des élèves lui conseillent de suivre des cours en dehors du Conservatoire, avec une autre enseignante.
« À l’époque, c’était connu que les gens qui suivaient les cours de Madame U* changeaient d’enseignante d’une année à l’autre ou quittaient le Conservatoire. Les gens sortaient de la classe en pleurant. Beaucoup de personnes ont soit arrêté le Conservatoire, soit la musique à cause d’elle. »
Madame U* a pris sa retraite récemment, après environ 20 ans d’enseignement au Conservatoire.
En danse aussi, certain(e)s témoins décrivent un environnement dangereux, d’autant plus pour les élèves mineur(e)s. Monsieur W*, professeur de danse contemporaine, est cité à plusieurs reprises.
« Je l’ai déjà vu faire pleurer une élève », soutient Alba*, qui travaille au sein de l’établissement. « Elle disait : « Vous me faites mal » et lui disait « Non ça ne fait pas mal ». »
Ambre* en a fait l’expérience en tant que danseuse. « Sans préparation en amont, il voulait qu’on fasse un grand écart facial. Il voulait s’asseoir sur notre dos. » La jeune femme indique aussi que Monsieur W* n’hésitait pas à tirer les cheveux de certaines élèves et à en frapper d’autres pour corriger leur position.
Elle décrit avoir assisté à des cours où son professeur ne contrôlait absolument pas sa colère au point de frapper dans les murs : « Ses colères sont telles que certaines enregistraient à son insu les cours sur leur téléphone de peur qu’il ne dérape. »
Un soir, Ambre* et d’autres danseuses décident toutes ensemble de prendre la parole et de tenir tête à leur professeur. En réponse, l’enseignant aurait quitté la classe : « Le lendemain, on n’avait pas le droit de parler, pas le droit de boire et il nous a fait courir pendant deux heures. »
Beaucoup de danseuses, y compris Ambre*, quittent le cursus : « Cette année-là, on devait être une quinzaine et à la fin de l’année, elles ont fini à six. »
Nous avons pu joindre une ancienne présidente de l’association des parents d’élèves du Conservatoire de Strasbourg. Elle se rappelle avoir signalé, à plusieurs membres de la direction et à plusieurs reprises, le comportement problématique du professeur de danse Monsieur W*, entre 2000 et 2005. « Il y avait au moins trois ou quatre parents qui avaient osé m’en parler », précise-t-elle. Mais également auprès de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), ainsi qu’au commissariat de Strasbourg.
« C’était des abus de pouvoir et d’autorité, des exactions, de la violence verbale, des humiliations, mais aussi des discours d’ordre sectaire. » L’ancienne présidente des parents d’élèves assure avoir signalé Monsieur W* pour manipulation mentale et dérives sectaires. L’ADFI Alsace (Association de défense des familles et de l’individu victimes de sectes) confirme avoir reçu un signalement de sa part en 2009.
Plus de 10 ans plus tard, en 2016, le comportement de Monsieur W* ne semble pas avoir évolué. Ambre* et l’une de ses camarades décident de ne plus suivre son cours et envoient un mail à l’ensemble de l’école, qui dénonce de manière claire des agressions verbales, des insultes, des sautes d’humeur et des gestes violents. « Il fallait que les parents soient au courant de ce qu’il se passait dans les cours et qu’ils prennent le temps d’en discuter avec leur enfant. »
Nous avons pu consulter la lettre qu’Ambre* a adressé à l’ancien directeur, le 7 juin 2016.
Les deux élèves demandent à l’ancienne administration de prendre des « mesures disciplinaires concrètes et efficaces » à l’encontre de Monsieur W*. L’ancien directeur aurait ensuite convoqué les deux danseuses ainsi que leur professeur : « On a eu une confrontation avec Monsieur W*. La direction nous avait tout de suite dit qu’elle avait les mains liées, qu’il fallait qu’il y ait quelque chose de l’ordre de la justice pour faire réagir la mairie. Il [l’ancien directeur] nous a dit qu’il faisait tout remonter à la Ville, et que lui n’avait pas le pouvoir de le licencier. »
« Pendant les entretiens, le directeur m’a dit avoir déjà mis à pied Monsieur W* par le passé, qu’il voulait en quelque sorte s’en débarrasser, mais que d’un point de vue administratif, c’était impossible », détaille M. C.*, l’un des parents d’élèves.
À la même période, six familles de parents d’élèves se réunissent pour agir et compiler des plaintes. M. C.* était à l’initiative de cette démarche : « J’avais fait un énorme dossier, pour garder toutes les traces », précise-t-il. Nous avons pu consulter les nombreux échanges de mails entre la direction et plusieurs élèves et parents d’élèves.
Mme B.*, une parent d’élève, a pris part à ces démarches. Nous avons pu consulter une lettre qu’elle a rédigée à l’attention de l’ancienne direction : « Je n’ose imaginer les dégâts que ce monsieur pourrait faire auprès de jeunes enfants. Comment se fait-il que sur une classe de 12 élèves en début d’année, il n’en reste plus que 6 en fin de parcours ? »
Mme B.* affirme avoir aussi eu plusieurs entretiens avec l’ancien directeur du Conservatoire à ce sujet : « Ça n’a rien changé. En sortant de là, je me suis tout de suite dit : laisse tomber, ça ne va rien donner. On nous a assez vite fait comprendre que c’était des gens contractuels. »
Face à ce statu quo, et à l’initiative de M. C.*, le groupe de parents d’élèves mobilisés ira jusqu’à prendre contact avec un avocat, maître Créhange, basé à Strasbourg. Joint par mail, ce dernier confirme avoir été consulté. Finalement, les démarches n’iront pas plus loin.
Après des dizaines de signalements de la part d’élèves et de parents d’élèves au début des années 2000 et en 2016, deux directions différentes informées (dont celle en place quand Vincent Dubois était directeur), plusieurs lettres et entretiens, Monsieur W* a pourtant continué à enseigner au Conservatoire jusqu’à son décès.
La direction actuelle n’a pas souhaité confirmer ou démentir ces signalements concernant Monsieur W*.
En théâtre, Julia*, Arthur*, Lina* et plusieurs autres ancien(ne)s élèves que nous avons interrogé(e)s expliquent que leur professeur, Monsieur V*, n’aurait pas hésité à les « corriger physiquement ».
« Quand on travaillait la posture et la technique, il avait un petit bâton à la main. Un truc en bois », explique Lina*. « Il donnait des coups dans la nuque, pour qu’on se détende ou à l’arrière de la tête, qui pouvaient être très forts », complète Julia* (inscrite en théâtre de 2014 à 2019).
Louis* (inscrit en théâtre de 2019 à 2023), raconte avoir vécu une expérience humiliante pendant son cursus. Plusieurs élèves confirment avoir assisté à la scène, dont Jade*. « Il m’avait demandé de me mettre assis à califourchon sur un banc, avec les mains situées devant moi. Il s’était assis derrière moi et je devais réciter. Il avait posé ses mains sur ma taille, presque sur mes hanches et il exerçait une pression contre mon corps pour que je déclame les vers », rapporte Louis*.
L’élève se rappelle avoir entendu quelques rires dans la salle. « Même moi ça m’a surpris, parce qu’on aurait dit qu’il me pénétrait. Je sentais son corps qui me touchait et me rentrait dedans. Je ne pouvais pas relever la tête. Dès que je la relevais, il me donnait une petite baffe sur la nuque pour que je la rebaisse. C’était très humiliant, c’était une position de soumission. »
Dans son témoignage, Louis* explique que face à la détresse qui se lit sur son visage, il sent que l’ambiance change dans la salle. « Plus personne ne parle ou ne rit. » D’après lui, seul son professeur ne semble pas y prêter attention.
Durant plusieurs semaines, Louis* ne retournera pas en cours. Il finira par rédiger un mail d’excuse à Monsieur V* : « Je lui ai dit que j’étais désolé […] mais que de par ma vie, comme j’ai subi un viol plus jeune, c’était parfois pas forcément facile pour moi de me faire toucher par surprise. »
Son professeur lui propose finalement d’aller boire un café. « Il m’a dit qu’il comprenait ma situation. Mais qu’il ne pouvait pas faire autrement qu’en touchant les élèves et que s’il m’arrivait d’être encore gêné ou mal à l’aise parce qu’on me touchait, il fallait que je pense à la Shoah. En gros, que je relativise sur mon cas et qu’il y avait des douleurs bien pires. »
Quelques temps après cet événement, les élèves décident de compiler des témoignages pour les transmettre à la direction, sur les conseils d’un autre professeur. C’est d’ailleurs Louis* lui-même qui se retrouvera en charge du dossier. Il assure : « La direction a pris le relais, ils ont tout de suite trouvé problématique ce qu’on racontait. » Il précise être parvenu à recueillir cinq témoignages de plusieurs camarades de classe.
À l’été 2021, plusieurs élèves, y compris Louis*, affirment avoir témoigné lors d’un conseil disciplinaire visant Monsieur V*. « Il y a eu une sorte de procès en interne où on était appelé à témoigner. De l’autre côté, Monsieur V* appelait certains élèves à prendre sa défense », se souvient Louis*.
Kara* fait partie des témoins qui ont participé à la visioconférence ce jour-là. « On m’a posé quelques questions et Monsieur V* n’arrêtait pas de m’interrompre pour démentir mes propos, je me sentais seule face à lui. » Après son départ de la visio, Kara* explique n’avoir jamais été tenue informée de la décision : « Pas de mail, rien. Et personne ne m’a jamais reparlé de lui. Il n’y a eu aucune annonce officielle. »
D’après Jules* (inscrit en théâtre de 2016 à 2020), Monsieur V* aurait écopé d’une mise à pied de deux ou trois mois, liée à une altercation avec un gardien. Cependant, il aurait été innocenté pour les accusations relatées plus haut.
L’année suivante, le professeur n’aurait toujours pas repris ses cours. Jules* ajoute : « Le directeur [de l’époque, ndlr] ne voulait plus que Monsieur V* continue de donner cours. Ça a duré pendant un an, jusqu’à sa retraite, puis il est parti. »
Pour Jade*, les mesures prises par le Conservatoire sont loin d’avoir été suffisantes : « Je n’ai pas eu l’impression qu’on ait été réellement aiguillé par le Conservatoire. À aucun moment le directeur [de l’époque, ndlr] n’est venu nous en parler, on attendait beaucoup plus… que des paroles soient entendues, qu’il y ait des excuses de la part de l’administration. Il n’a pas été viré, il a gentiment été mis en retraite, c’est pour ça qu’on n’a pas été satisfaits. »
La direction actuelle n’a pas souhaité confirmer ou démentir cette procédure à l’encontre de ce professeur, ni communiquer sur la raison de son départ de l’établissement. Mais elle confirme que Monsieur V* ne fait plus partie des effectifs du Conservatoire.
« Moi, il m’a déjà touché au-dessus des seins, les fesses »
Dans les salles de cours, plusieurs étudiant(e)s interrogé(e)s ont également observé des comportements sexistes de la part de certain(e)s professeur(e)s, d’autres rapportent aussi des gestes inappropriés.
Arthur*, Jade* et Lina* disent avoir observé des comportements sexistes de la part de leur professeur, Monsieur V*. Selon Arthur* (inscrit en théâtre de 2013 à 2017), ce professeur était connu pour avoir « un comportement particulier avec les jeunes filles. En répétition, elles s’en prenaient particulièrement plein la tronche. »
Lorsqu’une de ses camarades de classe arrive en jupe en cours, Jade* se souvient avoir vu son professeur l’interpeller : « On va faire le tapin après ? » Elle reconnaît n’avoir pas su comment réagir : « Nous, on est restés dans notre silence. C’était toujours des blagues misogynes. »
« Quand il donnait des indications de jeu pour les hommes, il disait : « Et là, il pense : ah la salope ! » Et les indications pour les femmes c’était : « Et là, elle a envie de se faire tringler » », détaille Lina*.
Arthur* déclare aussi avoir assisté à un comportement particulièrement « malsain » de Monsieur V* envers Julia*, l’une de ses camarades de classe. Nous avons pu échanger avec cette dernière par téléphone.
Elle nous a expliqué que c’est pour « sauver sa peau » et fuir Monsieur V* qu’elle a quitté Strasbourg, pour se détacher de l’emprise qu’il exerçait sur elle.
Quand elle est reçue au Conservatoire de Strasbourg en 2014, elle vient tout juste d’avoir 16 ans. Propulsée dans ce nouvel univers, l’adolescente découvre une « liberté » et un « épanouissement intellectuel ». Mais quand on lui demande de décrire l’ambiance des cours de Monsieur V*, le ton change. « C’était un univers quand même très malsain. Il y avait des choses assez dures, comme vraiment casser quelqu’un mentalement et physiquement en lui disant que c’était une sous-merde. »
Suite à une violente altercation après une représentation mise en scène par son professeur, Julia* a un déclic. Après cinq ans d’enseignement, la jeune femme a l’impression d’ouvrir pour la première fois les yeux : « Dans ma tête, j’ai compris le système d’emprise qu’il y avait autour de nous. Et à ce moment-là, je me suis dit : ok il va falloir que je sauve ma peau. On entendait des histoires d’autres acteurs qui avaient été dans sa compagnie avant […] et beaucoup qui étaient complètement détruits de l’intérieur. »
Très vite, Julia* prend la décision de tout quitter. D’abord le Conservatoire, puis Strasbourg. « Je crois que j’ai pris un an à comprendre, à formuler ce qu’il s’était passé et à sortir de l’état de choc. »
Par la suite, Julia* n’a plus pleuré durant de longues années, peu importe la situation, « parce que c’était montrer une faiblesse et donner des armes contre soi. J’avais compris que c’était dangereux à ce moment-là. »
Dans les studios de danse, d’après plusieurs témoignages, un autre enseignant aurait mis mal à l’aise certain(e)s élèves, et en particulier les filles et les femmes. Professeur de danse contemporaine, Monsieur T.* a laissé le souvenir d’un enseignant « tactile », aux gestes parfois « déplacés », notamment à Louis*, Fleur*, Jade*, Raph*, Léa* et Ema*. Parmi les personnes interrogées, aucune ne se souvient avoir vu Monsieur T.* demander le consentement avant de toucher un(e) élève.
Les étudiant(e)s auraient tenté de faire comprendre le problème à Monsieur T.* « Pour le consentement, un jour, une élève lui avait demandé « est-ce que tu peux demander avant ? », précise Fleur. Mais il n’a pas vraiment compris, alors il demandait en le faisant. »
Alba* a aussi repéré certains comportements problématiques. Par exemple, une proximité physique inappropriée avec des mineures : « Je l’ai déjà vu avec des petites en initiation, quand l’élève de 7 ou 8 ans avait réussi sa traversée, il se collait front à front et nez à nez. »
Romy* (inscrite en danse depuis 2021) est entrée au Conservatoire à l’âge de 17 ans. Elle explique que Monsieur T* l’aurait régulièrement mis mal à l’aise en touchant des parties de son corps sans son consentement. « Moi, il m’a déjà touché au-dessus des seins, les fesses. C’est pendant des cours, donc on corrige beaucoup les postures du corps. Mais il mettait une main dans le dos pour corriger et l’autre sur les épaules et petit à petit, elle descendait. »
La jeune femme se souvient aussi d’une phrase marquante prononcée par son professeur alors que la classe, composée uniquement de filles, réalise une improvisation : « Pour lui, c’était pas assez fort, il nous a dit : « Faites comme si vous veniez de vous faire violer ! » »
Violette* (inscrite en danse de 2021 à 2022) décrit une scène au cours de laquelle elle s’est retrouvée coincée, son visage contre le sexe de son professeur. Alors qu’elle répète un porté avec une autre danseuse, Monsieur T* aurait pris la place de sa partenaire pour leur montrer comment l’exécuter. Il aurait pris la tête de Violette* entre ses mains avant de la coller contre son entrejambe.
Violette* confie avoir été complètement « sonnée » : « C’est quelqu’un de très grand, et à ce moment-là, je ne peux pas bouger, je suis bloquée. J’ai eu l’impression que pendant quelques secondes, je n’étais plus là, je ne réagissais plus. Les autres élèves étaient aussi abasourdies. »
Finalement, sa partenaire interviendra et Monsieur T* lui rendra sa place. Violette se souvient s’être empressée de rentrer chez elle après le cours et avoir fondu en larmes en retrouvant son petit ami.
Lors d’une représentation en mars 2022 avec plusieurs danseuses (âgées entre 17 et 20 ans), Monsieur T* aurait eu plusieurs gestes déplacés, d’abord dans les coulisses, puis sur scène publiquement. Nous avons pu recueillir les témoignages de la moitié des danseuses concernées.
« Il nous a dit : « Je vais vous montrer un geste qui encourage à monter sur scène, le Toï Toï [expression utilisée pour se souhaiter bonne chance, ndlr], c’est un bisou sur le front et une claque sur les fesses ! » Il l’a fait à la chaîne », détaille Romy*.
Violette* aussi était présente : « Il a passé son bras autour de moi au niveau du cou pour me ramener vers lui, comme pour me serrer contre lui. Il m’a fait un bisou sur le sommet du crâne, puis il m’a mis une claque sur la fesse. »
La danseuse affirme que son professeur a ensuite « attrapé » une autre de ses camarades en répétant les mêmes gestes : « Tout le monde a commencé à reculer pour ne pas se faire attraper. »
Romy* précise que l’une de ses camarades, parmi les dernières à passer, a refusé que son professeur l’approche : « Alors il a commencé à la poursuivre, puis une autre s’est interposée. »
Une fois sur scène, les danseuses se placent face au public. Violette* raconte que son professeur l’aurait alors touché une seconde fois de manière inappropriée, sans son consentement : « Il a dit : « C’est parti, on y va » et en passant à côté de moi, il m’a mis une claque sur la fesse sur scène, devant tout le public. » Alors que le spectacle est sur le point de commencer, la jeune femme se crispe et les larmes montent : « À ce moment-là, je me sens humiliée. »
D’après les témoignages de plusieurs danseuses, elles auraient décidé ensemble d’en parler à l’une de leur professeure, dès le lendemain de la représentation. C’est Violette* qui rédige un mail au nom de l’ensemble de la classe et à l’attention du directeur du département de danse en place à l’époque.
Un échange de mail que nous avons pu consulter, au cours duquel le directeur du département indique avoir déjà été informé de la situation et avoir transmis les faits au directeur du Conservatoire. Il félicite également les danseuses pour leur démarche et leur propose un rendez-vous le jour même.
Romy* précise avoir été présente lors du rendez-vous avec le directeur du département de danse, tout comme deux autres camarades de classe. Violette* raconte : « Il a dit : « Ah mais ça ne m’étonne pas. Il y a déjà une petite fille de 9 ans qui s’était plainte il y a quelques années. » »
« Il a dit qu’il allait faire remonter l’information au directeur. Mais que tant qu’il n’y avait pas de réunion pédagogique, il n’annulerait pas les cours de Monsieur T*. Il a dit : « Je peux comprendre que vous n’y alliez pas. Mais les cours ne sont pas annulés, vous devez aller au cours si vous vous en sentez la force » », poursuit Romy*.
« Moi je ne voulais plus y aller, parce que j’avais peur » confie-t-elle. Mais d’autres de ses camarades décident d’y retourner : « Quand elles sont arrivées, il leur a dit qu’il savait ce qu’il se passait, il a fait pression sur elle, en disant qu’il était très déçu. Il a essayé de les faire culpabiliser. » Une attitude que confirme Félicie* (inscrite en danse de 2021 à 2022), qui était présente lors de ce cours.
Les trois danseuses assurent avoir ensuite été convoquées avec le reste de la classe pour un entretien avec le directeur du département, le directeur du Conservatoire et des personnes qui ne leur ont pas été présentées, mais qui prenaient en note leur récit.
Chacune des danseuses interrogées indique n’avoir eu aucun retour de la part de la direction suite à ces deux rendez-vous. Elles ont appris plus tard que Monsieur T* aurait pris sa retraite anticipée. Et si les cours qu’il donnait à la classe de Romy* ont été remplacés, elle précise, ainsi que deux autres danseuses, avoir continué de croiser Monsieur T* dans les couloirs, car il donnait encore cours « aux petites de 6/7 ans ».
À l’époque, les faits se déroulent en mars et le professeur continue de donner cours jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Violette* reconnaît avoir envisagé de porter plainte avec certaines de ses camarades : « Mais le Conservatoire a dit : « Passez par nous, ce sera plus simple ! » Ils nous ont dit : « Ne vous inquiétez pas on va s’occuper de tout, vous n’aurez plus affaire à lui. » Eux, ils auraient dû se charger de le renvoyer, mais ils l’ont simplement laissé partir en retraite. »
Une fois encore, la direction actuelle n’a pas souhaité confirmer ou démentir avoir reçu des signalements à l’encontre de ce professeur, ni communiquer sur la raison de son départ de l’établissement. Mais elle confirme que Monsieur T* ne fait plus partie des effectifs du Conservatoire.
Apprendre dans la douleur : le mythe de l’artiste torturé(e)
Plusieurs témoignages évoquent une certaine « romantisation de la souffrance » qui serait légitimée, comme s’il fallait souffrir pour être un(e) bon(ne) artiste.
Au-delà de la violence verbale et physique, c’est une véritable pédagogie de la souffrance qui est décrite par la plupart des élèves interrogé(e)s.
« Après avoir enterré mon grand-père, je devais jouer la tristesse. Il [Monsieur Z*, professeur de théâtre] m’a dit d’utiliser ça… Il y a eu de la souffrance dans nos enseignements, c’est un fait. Est-ce que ça vaut le coup toute cette souffrance ? Certes on a appris des choses, mais ça manquait de bienveillance », regrette Inès* (inscrite en théâtre de 2016 à 2018).
Ce mythe de l’artiste torturé(e), ils/elles sont nombreux/ses à l’avoir intégré. « Il y a une croyance dans le théâtre comme quoi pour faire de bons artistes, il faut les traumatiser », relève Raph*.
« Ce qu’il [Monsieur Z*] m’a montré pendant deux ans, c’est que pour faire du théâtre, il faut passer par la douleur, être un artiste torturé. J’ai l’impression qu’il y a toujours cette image, qu’il faut passer par la douleur pour bien jouer », constate Ema*.
Jules*, s’exaspère : « Tout ça, c’est un ramassis d’absurdités. On n’est pas obligé d’avoir subi des sévices, d’avoir perdu de manière brutale des proches pour arriver à être de bons artistes, c’est n’importe quoi ! »
Après deux ans de cours de danse suivis au Conservatoire, ce que déplore Ambre*, c’est l’idée reçue selon laquelle danse et souffrance sont indissociables. « Je pense que les parents s’imaginent que même si leur enfant rentre en pleurant, c’est normal. Derrière il y a tout un discours de « la danse c’est difficile, t’es au Conservatoire donc fais un effort. » On s’imagine que l’exigence se traduit par de la maltraitance. »
Selon la danseuse, ce mythe qui lie la pratique de la danse à la souffrance empêche parfois les parents d’ouvrir les yeux : « On a l’impression que sous couvert de l’excellence artistique, il faut être prête à se retrouver dans des situations de souffrance, d’humiliation. »
Interrogé sur ce mythe de l’artiste torturé(e), Alexandre Jung, directeur du Conservatoire de Strasbourg depuis 2023, répond :
« L’idée que la souffrance soit nécessaire pour progresser ne correspond plus à la réalité de 2024. L’apprentissage de la musique, de la danse ou du théâtre sont des pratiques exigeantes et structurantes […] Cette exigence s’ouvre aujourd’hui à une attention beaucoup plus importante aux nouveaux enjeux sociétaux auxquels nous devons réfléchir comme la bienveillance, le rapport au corps, le rapport à l’autorité, la proximité physique avec les élèves, etc. »
Selon lui, les remarques rapportées plus haut de professeur(e)s envers leurs élèves sont « clairement inappropriées » : « Ces comportements relèvent d’une forme d’humiliation dépassée, totalement inacceptable à notre époque. »
À force d’être poussé(e)s à bout, beaucoup d’élèves indiquent avoir fini par craquer. Presque toutes et tous racontent avoir fini en pleurs, ou en crise, avant, pendant ou après un événement violent survenu en cours.
Si bien qu’à la fin de l’année, les pleurs semblent faire partie intégrante du quotidien des élèves. « Je n’ai jamais vu un être humain traiter comme ça un autre être humain. C’est le système de la terreur », rapporte Fleur* à propos de son professeur de théâtre Monsieur Z*. « C’est impossible de monter une pièce sans que 10 élèves chialent pendant la préparation de la pièce. Il est écrasant. »
D’après les témoignages, lors d’un cours de théâtre donné par Monsieur Z*, il est arrivé que trois élèves déclenchent une crise d’angoisse. Parmi la dizaine d’élèves présent(e)s, nous avons pu écouter les récits de six d’entre eux.
« La première fois où j’ai fait une crise devant lui [Monsieur Z*], il expliquait qu’on était une génération qui ne savait pas prendre les retours et qu’on était choqué pour rien. » Ce jour-là, si Raph* finit allongé sur un banc du Conservatoire à trembler, c’est parce qu’il vient d’assister à une scène décrite comme particulièrement violente à l’encontre d’un camarade de promo.
Les faits se déroulent en 2021, lors d’un cours donné par Monsieur Z*, professeur de théâtre. Contacté par téléphone, Gabin* (inscrit en théâtre de 2019 à 2021) se rappelle précisément de ce jour où il présente « une vignette » – un projet personnel sur une thématique précise.
« C’est des trucs dont on se souvient toute la vie. Il m’a crié dessus devant toute la classe, c’était violent, violent, violent. J’étais choqué, c’est pour ça, je pense, que je n’étais pas triste, j’étais vraiment choqué. » Gabin explique avoir quitté la salle de classe pour rejoindre les toilettes.
Ema* aussi était présente : « Il a pété un câble, il a vraiment haussé le ton très fort. J’ai vraiment eu peur. » D’après les élèves interrogé(e)s, la classe toute entière aurait été en état de choc, comme paralysée.
Après le départ de Gabin*, et d’après les témoignages, Jade* craque la première sous la pression. « Je suis partie parce que je n’étais pas bien, j’ai fait une crise de tétanie. »
Quelques minutes plus tard, Léa* (inscrite en théâtre de 2020 à 2022) est la deuxième à déclencher une crise. « La tension était tellement importante, insoutenable… J’ai fait une crise d’angoisse. Je l’ai fait dans la salle. »
Puis c’est finalement au tour de Raph* : « On s’est retrouvé à une dizaine dans la salle tous au bord des larmes, on ne savait pas qu’est ce qu’on venait de vivre exactement. C’était l’hécatombe. Des fois, Monsieur Z* sortait puis il revenait pour nous dire qu’on était fragiles. »
Une fois le cours terminé, Gabin* indique avoir tenté d’échanger avec son enseignant. « Il ne voulait rien entendre, il a dit qu’il avait raison de faire ce qu’il avait fait. Et il a dit une phrase dont tout le monde se souvient : « Ce n’est pas parce que vous êtes le seul acteur noir de la classe, que je vais vous leurrer ». » Des propos que Jade* confirme avoir entendu. « Ce jour-là, il est devenu fou », affirme Gabin*.
D’autres élèves rapportent des faits similaires. Mila* (inscrite en théâtre de 2021 à 2023) raconte avoir vécu une expérience quasi-identique avec ce professeur : « Après ma vignette, il m’a hurlé dessus pendant 15 minutes, à me dire que je n’avais rien à faire là et que j’étais une manipulatrice. Je suis sortie pleurer dehors. »
Face à la détresse de leurs camarades, certain(e)s tentent parfois d’apporter leur soutien. Mais plusieurs témoins, y compris Léo*, rapportent que Monsieur Z* interdirait aux élèves de consoler leur camarade. « Si on va les voir, si on met une main sur une épaule, il s’en prend à nous aussi. »
Raph* confesse d’ailleurs avoir quitté le Conservatoire à cause de la pression massive : « C’est une institution assez violente. J’ai fait un burn-out et j’étais à l’hôpital. »
« Ça m’a un peu brisé, je suis devenu vraiment fragile émotionnellement. Le Conservatoire m’a beaucoup apporté, mais pour l’aspect mental, je peux comprendre qu’il puisse détruire des personnes », déplore à son tour Jade*.
Arthur* aussi avoue avoir failli arrêter le théâtre à cause de son professeur : « On a tous eu du mal à s’en remettre. On n’est plus dedans, mais à chaque fois qu’on se retrouve, on en reparle, il faut qu’on expie…»
Actuellement, Monsieur Z* exerce toujours en tant qu’enseignant au sein du Conservatoire de Strasbourg. La direction du Conservatoire indique, quant à elle, qu’aucun signalement n’a été porté à sa connaissance concernant cet enseignant.
« Tout le monde sait qui sont les profs problématiques » : l’urgence d’agir pour protéger chaque élève
Entre manque d’accompagnement psychologique et peur d’être blacklisté(e), difficile de briser le silence. Comment assurer un environnement sain et sécurisé aux élèves du Conservatoire de Strasbourg ?
Créatrice du compte Instagram Paye ton rôle (@payetonrole), Iris* n’est pas surprise par les violences décrites par celles et ceux qui sont passé(e)s par l’institution strasbourgeoise. Sur le compte qu’elle alimente avec une consoeur, l’ancienne comédienne a publié plus de 400 témoignages pour dénoncer les abus au sein des écoles de théâtre françaises et belges.
Tous les témoignages sont anonymes, mais ils décrivent un climat particulièrement violent. Pour chaque post, Iris* prend soin de ne pas citer l’établissement concerné. Mais elle reconnaît toutefois : « Oui, il y a des gens qui ont témoigné et vécu des choses à Strasbourg. Tout le monde sait qui sont les profs problématiques, on connaît les histoires. »
Selon elle, dans le milieu du théâtre et des pratiques artistiques en général, la peur d’être blacklisté(e) empêche beaucoup d’élèves de témoigner des abus qu’ils/elles subissent. « Quand on sort d’une école, les gens qui nous engagent sont souvent nos professeurs », reconnaît-elle.
D’après Olivia*, l’administration du Conservatoire n’offre aucun espace de parole aux élèves. Sentiment partagé par Jade* : « Les profs nous on dit, « s’il se passe des choses, parlez-nous-en ». Mais au final, c’est plutôt « démerdez-vous » qu’on reçoit en réponse. »
En 2019, le conseil d’administration de la HEAR a officiellement adopté une charte définissant ses valeurs et ses engagements en matière de discrimination, de harcèlement et de violences. L’école a d’ailleurs pour directeur adjoint, pour sa partie musique, Alexandre Jung, le directeur du Conservatoire depuis 2023.
« La très grande majorité de l’équipe enseignante, commune entre le Conservatoire et la HEAR, est déjà sensibilisée sur le sujet via le travail d’ores et déjà mené à la HEAR », commente le directeur dans son mail de réponse.
Mais sur le site du Conservatoire, aucune charte de cet ordre n’est visible et aucun(e) élève interviewé(e) n’a entendu parler d’un tel document durant son cursus. Alexandre Jung assure toutefois qu’une charte sur la relation professeur(e)s-élèves est en réflexion côté Conservatoire : « Avec pour objectif d’élaborer et de communiquer des politiques claires contre le harcèlement et les comportements inappropriés. »
J’ai eu des propositions pour intervenir dans certaines écoles, de la part d’élèves, mais jamais des directions.
Les élèves interrogé(e)s expliquent ne pas avoir été informé(e)s de la présence d’un(e) psychologue, d’un(e) médiateur/rice ou personne référente VHSS (Violences et harcèlement sexistes et sexuelles) au sein du Conservatoire. À ce sujet, le directeur explique que les conseillers/ières aux études des départements musique, danse et théâtre sont « les principaux relais pour recueillir tout signalement de harcèlement. »
D’après Alexandre Jung, ces rencontres avec les référent(e)s « permettent de recueillir de façon neutre et confidentielle des informations factuelles et précises permettant de suspecter ou d’écarter l’existence d’une discrimination, d’un harcèlement ou de violence sexuelle ou sexiste, d’informer la victime de ses droits […]. »
Selon lui, « l’entretien donne systématiquement lieu à un compte-rendu ».
Pour rappel, les établissements publics ont l’obligation de signaler des faits de harcèlement, d’agressions physiques ou de violences sexistes et sexuelles qui leur ont été rapportés (article 40 du Code de procédure pénale).
L’école elle-même peut, également, mener sa propre enquête suite au signalement d’un(e) élève. En fonction des faits, une procédure disciplinaire peut être engagée. Et aucun dépôt de plainte de la part de la victime n’est nécessaire.
Selon Iris*, les écoles ont un retard considérable à rattraper : « Je n’ai pas entendu de réunion dans une école à propos du consentement avec tous les profs et tous les étudiants par exemple. J’ai eu des propositions pour intervenir dans certaines écoles, de la part d’élèves, mais jamais des directions. »
La militante estime qu’il faut avant tout laisser la place aux étudiant(e)s pour qu’ils/elles puissent s’exprimer et communiquer sur leurs limites.
Parmi les mesures à mettre en place, Iris* évoque également des évaluations de professeur(e)s réalisées par les étudiant(e)s, écouter les victimes, mettre en place un système de sanctions beaucoup plus dur, et proscrire « l’idée qu’il faut toucher pour faire un exercice physique ».
Il faudrait aussi, systématiquement, demander le consentement et enfin ouvrir des cellules psychologiques : « Il faut qu’il y en ait dans toutes les écoles et il faut que ce soit des personnes formées aux VHSS, qui sont psychologues, et qui doivent être extérieures à l’école pour pouvoir être objectives. »
Des mesures indispensables qui permettraient d’offrir, enfin, un environnement d’études sain et sécurisé aux futures générations qui rejoindront les rangs du Conservatoire de Strasbourg.
*Les prénoms ont été modifiés
Merci beaucoup pour cette recherche détaillée! Espérons que quelque chose va maintenant changer à tous les niveaux au conservatoire!
Merci pour ce travail. Notre rubrique « balance ton conservatoire » recense de nombreux témoignages de violences éducatives et/ou sexuelles dans les Conservatoires. Parce que le silence est mortifère en la matière. Chaîne PECDEMUS sur Youtube.
Je découvre tout ça en lisant cet article et je suis vraiment horrifiée. Comment des choses aussi graves peuvent-elles encore se produire actuellement à Strasbourg ? c’est intolérable. Bravo aux jeunes qui ont eu le courage de témoigner ou de faire des démarches officielles pour lutter contre ça. Merci aux journalistes qui ont écrit cet article. Honte aux professeurs et à la direction qui n’a pas compris l’importance du problème et qui n’a pas réagit. J’espère que la nouvelle direction va agir plus efficacement par la suite mais j’ai du mal à y croire puisque certains des professeurs incriminés sont visiblement encore en poste actuellement ! J’ai envie de pleurer pour ces pauvres élèves complètement traumatisés par ces profs adultes vraiment détraqués, j’espère que ces jeunes arriveront à se remettre de ces violences et à réussir malgré tout leur carrière artistique. Bon courage à eux.
Quelle horreur! Bravo pour votre travail! Ces violences sont inacceptables. Ces « enseignants » sont des « cas » à traiter en psychiatrie et à poursuivre au pénal. Pauvres étudiants !