Terre de vin, l’Alsace est également une région de fruits qui fait le bonheur des distilleries. Mais comment passe-t-on d’une poire, d’une cerise ou d’une mirabelle au célèbre schnaps de fin de repas ? Pour le savoir, nous avons pris la direction de Balbronn, afin d’écouter buller les cuves de la maison Hagmeyer.
Dans la chaleur écrasante de la fin du mois d’août, ils sont une quinzaine à remonter les rangs de fruitiers au rythme du tracteur. Le panier au pied. Cueillant les poires aussi délicatement que possible avant de déverser leur récolte dans le Palox. Doucement toujours.
Un choc suffirait à les abîmer. Rejoignant l’équipe à grandes enjambées, Elsa Hagmeyer récolte çà et là quelques fruits oubliés sous les feuilles avant de s’emparer d’une corbeille.
Cogérente de la distillerie Hagmeyer, la jeune femme appartient à la troisième génération de distillateurs professionnels au sein de l’exploitation : “à l’origine, nous produisions surtout du vin et des fruits. C’est mon grand-père qui a décidé de se lancer dans la distillation en 1969, pour valoriser une partie de sa production.”
Aujourd’hui, l’entreprise compte 12 hectares de vergers dédiés aux poires, mirabelles, quetsches et cerises. Et quatre hectares de champs de fraisiers. Une quinzaine d’hectares est également dévolue à la vigne. Membre d’une coopérative, l’exploitation s’y fournit en marc de gewurztraminer pour l’une de ses cuvées d’eau-de-vie.
Du schnaps depuis le 17ᵉ siècle
La matière première des schnaps de la maison profite d’un joli terroir, niché au pied des sous-collines vosgiennes. À Balbronn, petite commune de 800 habitants située à 20 kilomètres à l’ouest de Strasbourg, la distillation paysanne est une tradition bien ancrée.
On en trouve des traces dès le début du 17ᵉ siècle, selon le pasteur Kieffer, un historien local de la fin du 19ᵉ siècle. Les Hagmeyer perpétuent cette tradition.
Rang après rang, la grande benne se remplit de poires Williams, particulièrement aromatiques. Les fruits sont cueillis encore verts et finissent de mûrir à l’entrepôt. D’une année sur l’autre, les cueillettes n’ont pas toujours le même profil.
Certaines récoltes connaissent des pertes en raison de la sécheresse. D’autres, plus de sucrosité. Ces subtiles différences de goût peuvent avoir une incidence sur le produit final.
Un processus naturel
Une fois cueillies, les poires font une poignée de kilomètres pour arriver dans l’entrepôt Hagmeyer. Après un petit séjour en chambre froide pour tuer germes et indésirables, elles mûrissent patiemment dans leurs palox. Puis vient le moment de la mise en cuve pour commencer la fermentation.
C’est un des moments clés de la fabrication d’eau-de-vie : celui où le sucre du fruit se transforme en alcool. Pour les baies pauvres en glucides, le processus est un tout petit peu différent : les fruits sont mis à macérer dans de l’alcool avant distillation. C’est le cas notamment de la framboise.
Elsa Hagmeyer passe entre les énormes contenant verts pour contrôler les cuvées en cours : “la fermentation commence environ 48h après la mise en cuve. Elle dure environ deux semaines. C’est un phénomène naturel.”
Un drôle de glouglou rompt le calme du hangar. À la sortie de chaque cuve, une petite tubulure en verre contenant de l’eau laisse s’échapper le gaz carbonique de la fermentation tout en évitant que de l’oxygène ne s’introduise dans le mélange.
La présence de bulles signale la fermentation en cours. Lorsqu’elle diminue ou s’arrête, c’est que tous les sucres disponibles sont devenus alcool. Les fruits s’amollissent pendant le processus et se transforment progressivement en purée. Ce qui permet un dénoyautage plus facile.
Un travail au palais
Presque un mois après la récolte, retour au hangar Hagmeyer où les bulles des cuves ont laissé la place au ronronnement des alambics rutilants. C’est jour de chauffe et les cinq appareils sont allumés. Température de travail : 80°C. Température d’ébullition de l’éthanol : 78°C et quelque.
“La distillation, ce n’est jamais qu’une façon de séparer les éléments d’un mélange en jouant sur la différence entre les températures d’ébullition”, rappelle Elsa Hagmeyer.
En l’occurrence, il s’agit de concentrer l’alcool. Les vapeurs s’échappent du ventre de l’alambic et refroidissent dans les tubulures avant de s’écouler dans les bassines. Mais la chauffe se fait en trois temps. “Ce qui sort d’abord, ce sont les têtes”, détaille Elsa Hagmeyer, pédagogue. Un mélange très concentré en alcool, mais aussi très piquant. Pas de quoi faire une très bonne eau-de-vie.
C’est le cœur de chauffe qui sera embouteillé. Un mélange à la fois riche en alcool et en arômes de fruit. Mais comment sait-on que l’on est passé du premier au second ? Au goût. Avec son père Willy, ancien gérant de l’entreprise, Elsa Hagmeyer surveille le densimètre indiquant la concentration en alcool dans les bassines et goûte régulièrement le mélange.
“Comme le procédé se répète d’année en année avec le même matériel, on sait à peu près qu’au bout de tant de temps de chauffe, on passe au cœur. Donc certaines distilleries font le choix d’automatiser cette bascule. Mais parfois, l’on a des surprises. La semaine dernière, j’ai eu énormément de têtes sur une cuvée. Si je n’avais pas été là pour contrôler le mélange, j’aurais eu une production de moins bonne qualité.” C’est un savoir-faire.
100 kilos de poires pour 18 bouteilles
Une légère odeur de confiture règne dans l’entrepôt. Un certain calme aussi. “Vous voulez goûter ?” propose Willy Hagmeyer. Pour qui aime l’eau-de-vie, c’est une expérience surprenante. Malgré une teneur en alcool de près de 70%, le cœur de chauffe est très doux et très fruité. Une goutte ou deux suffisent à faire frémir les papilles — et il n’en faut pas plus.
La distillation se termine avec l’extraction des queues de chauffe. Un mélange faible en alcool et riche en impuretés et résidus huileux. “On le met de côté pour le redistiller une nouvelle fois”, explique la distillatrice. Les déchets ultimes seront quant à eux utilisés comme fertilisants pour l’exploitation. Rien ne se perd. Cent kilos de poire produisent environ six litres d’alcool. Soit environ 18 bouteilles de 75 cl.
Le cœur de chauffe est ensuite filtré, dilué à froid pour obtenir un titrage en alcool autour de 45%, puis stocké. Les lots sont soigneusement numérotés et assemblés en fonction des besoins afin d’obtenir une eau-de-vie de poire homogène. “On la laisse reposer au moins une saison froide et une saison chaude pour voir comment elle se stabilise”, explique Elsa Hagmeyer.
Ensuite, elle ne bougera plus. Inutile de la conserver au frigo d’ailleurs, sauf à anesthésier une partie de ses arômes.
Embouteillée, l’eau-de-vie trouvera sa place sur les rayonnages de la boutique familiale, à quelques centaines de mètres de l’entrepôt. Ou dans l’offre de restaurateurs et de cavistes d’un peu partout en France. Avant d’être rangée dans un placard d’où elle sera sortie à la fin d’un repas par un hôte joyeux prenant soudain des airs de conspirateurs.
Tout nouvel arrivant en Alsace le sait : se voir proposer un petit verre de schnaps par des amis est le signe d’une bonne intégration. Et l’eau-de-vie est encore meilleure lorsqu’elle est partagée.