Il en va des pratiques comme des individus : ce qui dépasse de la norme exerce un mélange d’attirance et de défiance, subit des spéculations diverses et des clichés pesants. Plus le sujet est sensible, plus ce phénomène est exacerbé, notamment lorsqu’une société pudique aggrave la situation par sa frilosité. Ainsi en va-t-il du BDSM, acronyme utilisé pour englober une vaste sphère de paraphilies, et finalement qui sert de sac fourre-tout où est jeté un ensemble hétéroclites de fétichismes.
Et en tant que pratiquant passionné, théoricien amateur et acteur de prévention sporadique, je me dois de remettre à jour les pendules sur certains préjugés de mauvais aloi. Pour ma part, j’ai découvert ce monde peu à peu à travers des livres, des sites de pratiquants, des blogs et des forums. Et surtout en assaisonnant le tout avec pas mal de recul, d’esprit critique et de volonté de m’assumer. Il n’y a rien de honteux dans des pratiques atypiques, loin de la dictature de la norme.
Ces pratiques diffèrent de la norme actuellement en vigueur, et il n’est donc pas surprenant que nombre de néophytes s’en fassent une idée fausse. D’autant plus que le large succès, ces dernières années, des produits commerciaux de la gamme 50 nuances de Grey ont contribué à implanter dans l’imaginaire collectif une vision totalement tronquée du BDSM. Je vous propose donc ici de dresser un correctif qui pourra — je l’espère — vaincre certains préjugés sur ces pratiques et leurs joyeux adeptes.
D’abord, qu’est-ce que le BDSM ?
Fondamentalement, BDSM est une désignation reprenant les initiales de Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sadisme et Masochisme. Il regroupe toutes les pratiques fétichistes s’articulant autour de la douleur (donnée ou reçue), du rapport de forces, de la contrainte et de l’humiliation. Il faut impérativement noter que de ce fait, BDSM couvre un champ très large de pratiques variées. Une paire de menottes et un ruban sur les yeux relèvent du BDSM, tout comme le marquage au fer rouge ou le petplay.
De là à penser que toute pratique, à partir de la fessée, peut être désignée comme BDSM, il y a un pas que certains franchiront sans pudeur. D’autres préfèrent bien distinguer le BDSM des relations dites vanilles. Tout comme l’édition vanilla d’un jeu vidéo est celle dépourvue de mods et d’extensions, l’adepte SM est, au fond, un joueur de Skyrim qui a fait sauter NexusMod Manager. Ou si vous préférez, la vanille c’est la pizza tomate/fromage sans toutes les garnitures qui en font la saveur si spéciale.
On trouve des récits assez extrêmes dans les écrits de Donatien Alphonse François de Sade et Leopold von Sacher-Masoch, les écrivains qui donnèrent leurs noms au sadisme et au masochisme. Leurs vies sont radicalement différentes de ce qu’on entend par BDSM ici (Sade penche vers le viol et la torture sauvage). D’autre part, entre Deleuze, Lacan, Freud, et autres penseurs, les débats n’ont pas abouti à un consensus circoncisant précisément ces termes. Mais ici, nous ne nous en soucieront pas. Il s’agit bien plus pour nous de parler de pratiques sociales que de considérations cliniques.
Je pense que les propos de Michel Foucault sont les plus à même de représenter le BDSM tel qu’il est aujourd’hui :
« On peut dire que le S/M est l’érotisation du pouvoir, l’érotisation de rapports stratégiques. […] Mais je ne dirais pas qu’il constitue une reproduction, à l’intérieur de la relation érotique, de la structure du pouvoir. C’est une mise en scène des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique. »[1]
On résume souvent la sphère BDSM par le simple SM, car c’est la relation du sadisme et du masochisme qui se trouve au cœur de cette sous-culture, le reste n’étant qu’un ensemble de techniques servant ces impulsions originelles.
Trouver le plaisir dans la douleur
Il est légitime de s’interroger sur la façon dont on peut prendre son plaisir en infligeant ou subissant des douleurs ou des humiliations (que l’on fuit généralement). Notez avant tout qu’un masochiste (tel que nous l’entendons ici, pratiquant SM sans pathologie) n’aime pas la douleur EN SOI. Frappez-le dans la rue, il vous en retournera une. La douleur lui procure un plaisir au sein d’un cadre spécifique, et avec des partenaires privilégiés. De même pour le sadique. Un individu des plus gentils dans sa vie courante peut se révéler incroyablement cruel au sein de sa sexualité, sans que cela fasse de lui un psychopathe.
Lorsque j’inflige un supplice, je ne me réjouis pas de la douleur en tant que dégradation. Je retire un plaisir de ma position dominante — de mon contrôle, de l‘ivresse du pouvoir — d’une part, et de l’autre de la douleur érotique et donc du plaisir apporté à ma partenaire. Il s’agit que chaque participant à une relation SM y trouve son compte. Et nous arrivons là au cœur du sujet, là où malheureusement vivent les pires confusions.
Légalité et consentement
Tout est question de contexte. Le SM se déploie au sein d’une relation, d’un cadre conventionné, avec des partenaires choisis. Les trois grandes pierres qui forment le socle du jeu sont respect, confiance et consentement. Si vous y réfléchissez, ces trois notions se doivent d’être présentes dans n’importe quelle relation. Imaginez un couple, ou une relation sexuelle vanille sans respect, sans confiance mutuelle, et sans consentement. Meh.
La différence se situe dans l’intensité des pratiques. Dans un rapport SM, il n’y a pas de place pour le hasard ou l’équivoque. Lorsqu’on pratique le bondage, le breathplay, la flagellation, etc… il est impensable de ne pas laisser planer le moindre doute sur l’inconfort de son partenaire, car les conséquences peuvent être très lourdes.
Lors d’une séance, les participants conviennent d’un ou de plusieurs safewords, des mots d’alertes qui, normalement, ne sont pas prononcés pendant les jeux (comme « patinoire ou “croquignolesque”) afin de signaler qu’ils atteignent leurs limites ou ressentent un malaise.
À ce titre, les relations SM sont saines et sécurisées. Le viol domestique, le viol passif, un partenaire qui « prend sur soi » sont des éléments absents, car on s’assure à tout moment de l’entier consentement de son partenaire. Cette sécurité est assurée par une constante communication.
C’est aussi pour cela que les adeptes SM crachent autant sur 50 Nuances. En plus d’être une série de films et de livres médiocres, mal produits, pensés par des commerciaux qui prostituent la culture SM afin de vendre leur soupe aux gogos les plus naïfs, Christian Grey est l’image même du prédateur sexuel.
Lorsqu’il harcèle Anastasia, c’est un abus. Lorsqu’il la pousse contre sa volonté à recevoir une fessée c’est un abus — et on voudrait nous faire croire que c’est la bonne méthode, puisqu’elle revient vers lui par la suite. Sa manière de vouloir contrôler sa vie, de l’espionner, d’être d’une jalousie maladive ne relèvent pas d’un tempérament de dominateur mais d’un machisme exacerbé et d’un irrespect total. Sans oublier que le peu de BDSM que ces torchons distillent sont un B.A.BA réducteur, édulcoré et grotesque. Je ne m’attarderai pas plus dessus, mais je vous recommande les excellents articles de l’Odieux Connard sur les trois films ainsi que sa série de critiques L’ire l’ensemble sur le livre Grey qui mettent en évidence le comportement intolérable du protagoniste.
La vraie nature du BDSM
Voici que je vais vous dévoiler un grand secret, l’essence même du BDSM, celle qui fera voler en éclat tous les préjugés et tous les doutes : la personne qui dirige vraiment la partie, c’est le soumis.
Avec le mythe masculiniste de l’homme fort et la mauvaise compréhension du SM par le grand public, perdure l’idée qu’il existe une verticalité absolue dans la relation SM. La soumise (une femme invariablement) aime être soumise parce que ce serait sa nature, et se prosterne devant son maître (un homme barbu en costume sombre aux yeux menaçants et à la mine sévère).
C’est un mythe.
Alors oui, il peut exister des relations de maître/esclave très poussées, 24/7, mais elles sont rares et concerne des choix de vie personnels. En réalité, la relation est horizontale, et le rapport de force n’est qu’un jeu. Réécoutons tonton Michel :
« Le jeu S/M est très intéressant parce que, bien qu’étant un rapport stratégique, il est toujours fluide. Il y a des rôles, bien entendu, mais chacun sait très bien que ces rôles peuvent être inversés. Parfois, lorsque le jeu commence, l’un est le maître, l’autre l’esclave et, à la fin, celui qui était l’esclave est devenu le maître. Ou même lorsque les rôles sont stables, les protagonistes savent très bien qu’il s’agit toujours d’un jeu : soit les règles sont transgressées, soit il y a un accord, explicite ou tacite, qui définit certaines frontières. Ce jeu stratégique est très intéressant en tant que source de plaisir physique. »»[1]
Qui dit jeu dit règles et cadre précis. Et la personne qui définit les limites de ces règles c’est la/le soumis(e). Cette personne accepte, dans un espace-temps donné, d’abandonner sa liberté pour s’en remettre à un tiers, qui de ce fait porte sur ce derniers la responsabilité de son partenaire.
Tout l’intérêt de ce jeu est de pouvoir atteindre des plaisirs inaccessibles en temps normal. Des sensations auxquelles ont se déroberait par réflexe, qui dépassent nos limites mais qui apportent un plaisir certain. Ce qui ne veut pas non plus dire qu’un adepte SM ne pratique QUE du sexe SM. Encore une fois, tout est question de confiance et de désir mutuel.
Notez aussi que, bien que je parle surtout de sexe depuis le début de cet article, le BDSM n’implique pas nécessairement une relation sexuelle. Le shibari est un art avant tout esthétique par exemple, et une séance de domination peut se passer sans même un contact physique, avec érotisme, mais sans fornication donc.
Sécurité élémentaire
Pour rester dans le domaine sex secure, il est aussi nécessaire d’être bien préparé avant de se livrer aux joyeusetés des chaînes, sangles et autres attaches. Voici, pour éviter que vous ne fassiez partie des Darwin Awards et ne ressortiez de vos aventures le cuir tanné, quelques conseils :
1 — Ne pas attacher n’importe comment ! Déjà, privilégier l’usage d’une corde doublée. Pliez votre corde en son milieu et attachez ainsi. Ce double brin permet de limiter le cisaillement de la chair, et est aussi bien plus facile à détacher grâce au jeu qui demeure entre les brins.
2 — Ne pas attacher n’importe comment II ! Ne pas serrer de cordes au niveau du cou, des aisselles ou de l’aine, pour ne bloquer ni la respiration ni les artères. De la même façon, ne pas trop serrer au niveau des articulations, et vérifier que le sang circule toujours dans les mains et les pieds. Un léger engourdissement est normal, mais si la peau tourne au mauve c’est qu’il y a un souci.
3 — De l’importance du contrat. On en a parlé plus haut mais j’en remets volontiers une couche : préparer consciencieusement le cadre de votre séance. Safewords (mimes ou signaux sonores si jamais le jeu implique un bâillon), ce que vous ferez ou pas, les limites, les accessoires… ne pas improviser en plein milieu de la séance, votre partenaire doit toujours pouvoir vous faire confiance.
4 — Soyez équipés. Nul besoin de dévaliser Mr. Bricolage pour votre première séance, mais n’utilisez pas n’importe quoi non plus. Les cordes sont souvent abrasives, privilégiez donc des cordes de bondage en coton, les plus accessibles et pratiques.
5 — Ne jamais laisser seule une personne attachée. Bon, je vous connais, vous êtes responsables. Laisser une personne ligotée seule, même quelques minutes, est une mauvaise idée assez évidente.
6 — Être prêt à réagir en cas de besoin. Conserver de quoi détacher rapidement votre partenaire à portée de main. Des ciseaux de secourisme seraient l‘idéal, et évitez la scie ou la machette.
7 — Ayez conscience de vos actes. Lorsque vous pincez, mordez, électrisez, donnez une fessée, etc… il est important que vous soyez conscients de l’effet produit, pour bien doser la douleur. Essayez donc votre matériel sur vous-même, puis allez-y progressivement avec votre partenaire pour apprendre à identifier ses limites.
8 — Ni alcool ni drogue. On ne mélange pas les bonnes choses, et vous aurez besoin de toute votre dextérité et bonne santé pour apprécier ces pratiques, et éviter de regrettables dérapages.
9 — Ne vous forcez jamais. Si quelque chose ne vous tente pas du tout, ne le faites pas, me^me pour “faire plaisir”. Un rapport sain se fait dans une entente globale.
10 – Prenez votre temps — Nul besoin de courir, allez-y progressivement afin d’affuter votre technique et d’apprendre à mieux connaître votre partenaire dans le cadre du SM. On peut pratiquer avec des partenaires occasionnels, mais les meilleurs séances se font entre des particpants complices.
Mettons là un terme à ce petit tour d’horizon. Ne vous laissez pas aveuglé par tout le décorum qui entoure le BDSM. Ce qu’il convient de saisir avant toute chose, c’est son éthique, son fonctionnement social et ses valeurs. Ne vous laissez pas berner par le premier venu qui, aimant baffer ses camarades de lit, se prend pour un maître irrésistible. Bien trop de personnes malintentionnées peuvent se servir du SM comme d’une excuse à leur comportement. Vous saurez désormais ce qu’il en est.
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[1] «Michel Foucault, an Interview : Sex, Power and the Politics of Identity» («Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité» ; entretien avec B. Gallagher et A. Wilson, Toronto, juin 1982 ; trad. F. Durand-Bogaert), The Advocate, no 400, 7 août 1984.
[1] Ibidem.
Tiens, ce serait intéressant d’en débattre en munch, de cet article.
Ce serait intéressant en effet. Je ne suis allé au Munch de Strasbourg qu’une fois pour l’instant, il faut que j’y repense.
Je viens de tomber sur cet article et de voir les commentaires, c’est effectivement très intéressant. Le prochain munch est le 11 janvier si jamais, ce serait top d’en discuter !
Je viens de prendre la lecture de cette article,qui fait honneur à nos codes le BDSM represendre l equilibre la rigueur et la discipline