Tout le monde a déjà lu, vu ou ne serait-ce qu’entendu parler de la série Game of Thrones (Le Trône de fer en VF). Son scénario retors, ses batailles épiques, sa violence jubilatoire et ses intrigues à la mords-moi-le-nœud. Bien, bien, bien. Maintenant blasphémons un peu : le monde de Game of Thrones est-il vraiment si dingue et novateur que ça ? L’écrivain George R. R. Martin, qui est à l’initiative de la série romanesque adaptée à l’écran, a-t-il vraiment une imagination sans borne et un sens de la cruauté si décapant qu’on veut bien le dire ? Il suffit pourtant de tourner les pages du grand livre de l’Histoire de l’Alsace pour s’apercevoir qu’en matière d’événements qui déboîtent et d’intrigues ubuesques, notre région n’a décidément rien à envier au pays de Westeros. Pour vous le prouver, on vous embarque pour une série de l’été aussi sanglante qu’apprenante (car on a bien écouté les conseils du ministre de l’Éducation) ! [attention risque de spoilers]
Aujourd’hui : épisode 1/8 : le limes : quand les Romains construisirent un mur pour se protéger des « sauvageons »
Quand on voit la façon dont est évoqué le Mur dès le début et tout au long de la série, on se demande si le vrai héros de Game of Thrones, ce n’est pas lui plutôt que Jon Snow ou Daenerys Targaryen. Ce mur gigantesque de près de 500km de long, entièrement recouvert de glace, marque la séparation entre le royaume des Sept Couronnes, royaume dit « civilisé » (impossible de ne pas mettre de guillemets à ce mot quand on parle de GOT) et les terres enneigées plus au nord. Il est censé protéger le royaume des sauvageons qui vivent au-delà. Dans cette optique, il abrite la célèbre Garde de nuit, un ordre militaire spécialement formé à sa protection.
Ces quelques mots d’introduction à peine lus, il n’est pas difficile de penser que Martin a été inspiré par le fameux mur d’Hadrien qui fut construit par les Romains au IIe siècle pour protéger le nord de la Bretagne (l’actuelle Angleterre) des barbares du nord (aujourd’hui l’Écosse). Mais les Romains n’ont pas protégé l’Empire de cette façon à ce seul endroit. En effet, les frontières de l’Est furent également fortifiées.
Déplaçons notre regard vers le Rhin. Ce fortiche de Jules César vient de soumettre toute la Gaule (toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur… mais bon comme ce village n’est pas en Alsace, on n’en parlera pas). Le Rhin devint dès lors la frontière est de l’Empire. Pour la protéger des barbares (des « sauvageons ») fut construit un immense mur d’environ 500km (exactement la même longueur que celui dans GOT) composé de palissades de bois entrecoupées de tours de guet et de fortins en pierre. C’est ce qu’on appelle en latin le limes (prononcez limés).
C’est d’ailleurs à cette construction que Strasbourg doit son origine. Bâtie en 12 av. J.-C., sous le nom d’Argentoratum, la ville était d’abord un camp fortifié qui devait défendre les bords du Rhin. Lorsque au Ier siècle, le limes fut déplacé plus loin dans les terres de Germanie, par-delà la Forêt-Noire, Strasbourg continua d’être une place arrière qui alimentait le « mur » en hommes, vivres et armes.
En outre, il existait bel et bien une sorte de Garde de nuit composée de cohortes spécialement constituées pour défendre le limes et, de même, il existait un certain nombre de forts tout du long (dix-neuf dans GOT, une soixantaine en Germanie). Mais, contrairement au Mur, le limes n’avait pas qu’une fonction défensive ; il permettait aussi le contrôle des routes et donc du commerce.
Même origine et même destin. Si le mur finit par être enfoncé dans la fiction, il le fut aussi dans la réalité. À partir du IIe siècle, et plus encore au IIIe, l’insécurité régna de ce côté-ci de l’Empire. Les barbares germains menèrent des raids meurtriers et firent des incursions de plus en plus fréquentes qui firent trembler les frontières. En 259, devant la poussée barbare, les légions romaines durent même se replier sur la rive gauche du Rhin. Ça commençait sérieusement à sentir le roussi. Et, en 352, ce qui devait arriver arriva : les Alamans déferlèrent sur la région. L’éclatante victoire romaine lors de la bataille d’Argentoratum en 357 (lors de laquelle Julien, sorte de bras droit de l’empereur Constance, défit la confédération alamane conduite par le roi Chnodomar) ne fit que retarder le processus. Durant l’hiver 406, les Alamans profitèrent du fait que le fleuve était gelé pour le traverser. Ils ne s’installèrent pas encore durablement dans la région mais ça n’allait pas tarder. L’opportunité leur sera donnée quelques années plus tard suite aux incursions ravageuses d’Attila et ses Huns (si les Alamans peuvent être assimilés aux sauvageons, Attila, c’était carrément le Roi de la nuit niveau mec qui fait flipper) qui brûlèrent Strasbourg en 451. Cela ouvrit la porte aux Alamans qui prirent alors définitivement place en Alsace en se mélangeant avec les populations qui y vivaient encore, incorporant petit à petit la culture gallo-romaine vers une longue ère germanique.
Bien que trop gigantesque pour avoir existé, le Mur dans GOT n’est pas donc pas si éloigné du limes romain. Reste à savoir si Trump va vraiment se prendre pour une sorte d’empereur romain fan de fantasy en faisant finalement construire lui aussi un fameux (et peut-être funeste) mur de cet acabit…
[À noter qu’on peut encore apercevoir des bouts du limes, parfois reconstruit comme à Saalburg non loin de Francfort-sur-le-Main. Il existe aussi un Musée du limes à Aalen dans le Bade-Wurtemberg.]
Bibliographie pour la série en entier :
JORDAN Benoît, Histoire de Strasbourg, éditions Jean-Paul Gisserot, 2006
MEYER Philippe, Histoire de l’Alsace, Perrin, 2008
KAEPPELIN Rodolphe, Histoire de l’Alsace, La Geste, 2019
WAAG François, Histoire d’Alsace ; le point de vue alsacien, Oran embanner, 2012
KREMPPER Michel, Dictionnaire des légendes d’Alsace, Mulhousienne d’édition, 2018
LAZZARINI Nicole & ROCHUT Jean-Noël, Légendes et contes d’Alsace, éditions Ouest-France, 2018
MECHIN Christophe, Petit dictionnaire des légendes d’Alsace, Oriande éditions, 2004
FISCHER Marie-Thérèse & DIVERS, Cette histoire qui a fait l’Alsace (les 8 premiers tomes), éditions du Signe, 2009-2011
Le site internet des musées de Strasbourg
https://gameofthrones.fandom.com/
https://www.lagardedenuit.com/
+ articles parus dans divers magasines (comme Géo Magazine) ou encore reportages télévisés, notamment de France Télévisions.