Le 4 août dernier, L’Oiseau Rare partageait sur les réseaux sociaux sa situation compliquée. Avec une forte hausse de ses charges, la librairie-café du quai des Bateliers a de plus en plus de difficultés. Pour tenter de s’en sortir, l’enseigne strasbourgeoise a lancé une cagnotte participative.
Strasbourg capitale mondiale du livre, mais Strasbourg ville où les librairies indépendantes ont du mal à boucler leurs fins de mois. Le 3 septembre dernier, on relatait dans nos colonnes les difficultés rencontrées par Le Tigre, sur le quai des Bateliers.
Le jour suivant, c’est sa presque voisine de L’Oiseau Rare qui utilisait les réseaux sociaux pour annoncer le lancement d’une cagnotte, presque un an après celle lancée par La Tâche Noire.
En février dernier, L’Oiseau Rare alertait déjà les Strasbourgeois(es) de leurs difficultés financières. Diane et Morgane Albisser, soeurs et gérantes de la petite librairie-café du quai des Bateliers, relataient la hausse de leurs charges, qui n’était pas compensée par celle du chiffre d’affaires. Plus de six mois plus tard, « pas grand-chose n’a changé » selon Morgane, en ajoutant : « La situation s’est même envenimée. »
« On ne pensait plus s’en sortir seules »
Lorsque l’on rencontre Morgane Albisser, on la sent marquée par les épreuves que traverse L’Oiseau Rare. Alors que sa soeur Diane s’occupe des nombreux/ses client(e)s présents lors de l’entretien, Morgane débute : « C’est une accumulation de plusieurs difficultés : on a ouvert juste avant le Covid, on a eu ensuite 3 ans de gros travaux qui se sont terminés il y a seulement 2 mois. »
Dans un contexte toujours plus compliqué pour les librairies indépendantes, avec des charges en hausse (électricité, logiciel de caisse, taxes de banque…), L’Oiseau Rare voit ses frais grossir de jour en jour, alors que les marges restent très faibles dans le secteur. Pourtant, la fréquentation ne baisse pas, bien au contraire : elle augmente chaque année. Juste pas à la même vitesse.
Avec le Covid puis les 3 ans de travaux, on a quasiment dû faire face à 5 ans d’invisibilité aux yeux des Strasbourgeois.
Il en ressort une situation angoissante pour Morgane et Diane, qui ne baissent jamais les bras. « Jusque-là on espérait toujours pouvoir s’en sortir : chaque mois était compliqué, avec des angoisses, mais on se disait que juste un appel à la fréquentation ou un prêt suffiraient… Mais à force d’accumulation, même si on s’en sortait à peu près, ça creuse la trésorerie. On a en plus dû sacrifier plusieurs choses, nos stocks, nos salaires… »
Après 5 ans, Diane et Morgane Albisser ne peuvent plus tout faire seules : « Aujourd’hui, il y a des sacrifices qu’on ne peut plus vraiment faire : on a des enfants, ce n’est plus possible de ne pas se payer, ça ne marche plus. On est arrivée à un stade où l’on ne pensait plus s’en sortir sans une aide extérieure, il fallait quelque chose en plus. » Et ne voulant pas abandonner, les deux soeurs de L’Oiseau Rare ont tenté quelque chose de nouveau.
Une cagnotte lancée pour « tenir jusqu’à Noël »
Arrive alors l’idée d’une cagnotte. Si les deux soeurs avaient écarté cette possibilité lors de notre dernier entretien il y a six mois, de nombreux/ses client(e)s les y ont poussées. Elles se sont finalement résolues à lancer leur cagnotte participative le 4 septembre dernier, une semaine pile après l’appel à l’aide lâché par la librairie Le Tigre. À l’heure où est écrit cet article, 11 106€ ont été récoltés, pour un objectif de 25 000€ [le même montant demandé par La Tâche Noire l’an dernier, ndlr].
Très concrètement, l’objectif de la cagnotte est simple : aider L’Oiseau Rare de façon pérenne. Le premier palier de 6 000€ leur permettra de régler leurs dettes auprès d’artistes, d’autrices et d’auteurs. Le second, à 15 000€, pourra assainir leur découvert provisoire, qui creuse chaque jour un peu plus leur trésorerie. À 20 000€, L’Oiseau Rare pourra à nouveau étoffer ses propositions et ne plus avoir à faire de choix. Et avec 25 000€, la librairie-café pourrait assurer le futur, avec quelques loyers et salaires en plus.
C’est difficile de lâcher l’affaire quand on a des chiffres en hausse, de plus en plus de clients. On sait qu’il y a encore quelque chose à essayer plutôt qu’abandonner.
Depuis le lancement de leur cagnotte, Morgane déclare avoir reçu « beaucoup d’encouragements de la part des gens ; ils trouvent que c’est courageux de notre part, notamment de dire “on va mal” ». Si certain(e)s, notamment sous les posts sur les réseaux, ne se privent pas de critiquer la démarche d’une cagnotte, Morgane ne s’en offusque pas et préfère continuer d’essayer de sauver son commerce et celui de sa soeur : « On pourrait se dire qu’on ne va pas compter sur les autres, on laisse tomber et c’est comme ça. Mais nous on veut essayer de se battre. »
Morgane et Diane n’ont désormais qu’une seule chose en tête, tenir jusqu’à Noël : « Après Noël, il faudra refaire un point et voir comment les choses se présentent ; si on a réussi à recommencer à zéro, avec une trésorerie, plutôt que passer chaque mois à calculer au centime près, sacrifier des stocks et des salaires. » Mais bien que L’Oiseau Rare ait l’objectif de tenir assez longtemps pour être pérenne, Morgane est très claire : « Là, l’existence de la librairie est en jeu. »
Repenser le modèle de la librairie indépendante
Toutes ces difficultés que connaissent les librairies indépendantes strasbourgeoises posent question. Principalement, parce que ce n’est pas qu’un problème strasbourgeois, qui pourrait être caricaturé par des prix de stationnement ou des choix politiques. D’autres villes sont également touchées, ce qui appelle peut-être à revoir le modèle de la librairie indépendante.
C’est en tous les cas une idée de Morgane : « On peut essayer de se sauver comme on veut, et continuer à se maintenir, mais ça fait toujours des libraires anxieux, un peu la corde au cou. Il y a un problème dans toute cette chaîne du livre, où personne ne peut s’en sortir vraiment, sauf les gros, comme d’habitude. Et si l’on veut que le fantasme que les gens ont de la librairie indépendante se maintienne, il faut inventer un nouveau modèle. »
La libraire a une piste : « Ne plus voir la librairie comme un commerce global, mais plutôt en relation avec les villes, peut-être avec des subventions culturelles. Qu’il y ait des aides fixes, pour créer une stabilité des librairies, quitte à ce qu’elles aient moins de marges, et donc redistribuer de l’argent aux auteurs et aux autrices qui ne touchent pas grand-chose non plus. C’est tout un combat à mener. »
Pas une mince affaire, mais une piste pour imaginer autre chose. Et qui de mieux que Strasbourg capitale mondiale du livre comme pionnière en la matière ?