Lorsque je me suis installée en Alsace il y a sept ans, j’ai redécouvert le plaisir de randonner avec les Vosges. Forêts du nord, ruisseaux et cascades de la vallée de la Bruche, promenades à la lisière du ciel sur le sentier des crêtes… Chaque circuit comme une petite aventure, une rupture avec le quotidien. Une respiration. Au moment de partir en vacances, c’est donc assez naturellement que j’ai choisi de partir marcher. Un peu plus loin et un plus longtemps. Direction le Jura pour 180 kilomètres à pied et dix jours d’itinérance. En solitaire.
Tente, duvet, réchaud, vêtements, matelas, gourdes, bâtons de marche… Assise sur le parquet de ma chambre, je refais la liste des affaires à emmener devant mon sac de 60 litres déjà bien rempli. “Est-ce qu’il va faire moins de 5°C la nuit ? Je prends combien de t-shirts ? Un vêtement de pluie, ce sera suffisant ?”
À moins de deux heures du départ, les dernières interrogations se bousculent dans ma tête. Je me fie aux quelques enseignements de l’année passée.
Il y a un an, je suis partie faire la première partie de la Grande traversée du Jura sur un coup de tête. Je cherchais une randonnée itinérante accessible et pas trop loin de Strasbourg. En faisant le tour des blogs de passionnés, j’étais tombée sur ce circuit. Le lendemain, j’avais acheté mon topoguide au Vieux campeur et mon billet de train pour Mandeure.
142 kilomètres à pied avec des chaussures neuves et un sac beaucoup trop lourd — environ 20 kilos, gourdes pleines. J’y suis arrivée, mais j’ai quand même failli tomber d’une falaise en cours de route en voulant prendre un raccourci. Je n’étais objectivement pas assez bien préparée.
Bien préparer ses étapes
Cette année, donc, préparation. J’ai commencé par refaire les étapes pour commencer doucement les premiers jours et tenir compte du dénivelé. Me laisser une petite marge aussi, en fonction de mon allure. Les propositions du guide fonctionnent sur une base de 4 km/h environ. Ce qui n’est pas toujours possible sur une longue ascension avec un sac de 15 kilos.
J’ai aussi réservé les nuits en camping pour les premières étapes et quelques nuits en gîte sur la fin du parcours. Au jugé. Tout est consigné dans un petit carnet dans lequel j’ai également noté le nom des personnes à prévenir en cas de souci. Car oui, cette année encore, je pars seule.
Dernières vérifications et il est temps de se mettre en route pour la gare. Située dans le Doubs, Pontarlier n’est qu’à environ 200 kilomètres de Strasbourg à vol d’oiseau, mais il me faudra deux trains et environ 4h30 de voyage pour y arriver. En m’y prenant presque à la dernière minute, j’ai payé mon billet 70 euros — celui du retour étant encore à prendre en fonction de mon avancée.
J’arrive à 19h30 à Pontarlier et frissonne. Perchée à 838 mètres d’altitude, la commune revendique le titre de deuxième ville la plus haute de France. Je traverse le centre dans toute sa longueur pour grimper jusqu’au camping. Première nuit en tente. Froide et pluvieuse. J’ai bien fait d’emmener un duvet dont la température de confort se situe à 5°C.
Première phase : la mise en jambes
Réveil inopiné à 5h30, bien avant mon alarme. Les premières lueurs du jour ont eu raison de mon sommeil. Il faudra aussi tenir compte de cela pour organiser les journées. Difficile de faire la grasse mat’ au-delà de 8h quand on dort en tente. Le temps de ranger les affaires et de replier la tente, une averse diluvienne s’abat sur le paysage. Je me réfugie dans la salle de repos pour boire mon café et tombe sur une bande de vététistes dans mes âges.
Il existe en réalité plusieurs grandes traversées du Jura (GTJ). À pied, elle fait près de 400 kilomètres et s’étend entre Mandeure et Culoz. Mais il est également possible de suivre des circuits vélo, VTT, ou dédiés aux cavaliers.
Les itinéraires se croisent et se chevauchent souvent, ce qui permet aux différents voyageurs de se rencontrer. Bloqués par la pluie, nous devisons tranquillement sur nos routes et notre équipement. Avant de se rendre compte que nous sommes deux sur quatre à venir de Strasbourg…
“Pluie du matin n’arrête pas le pèlerin”, glisse malicieusement un marcheur avant de sortir sous l’averse. Cette dernière se change en bruine sur les coups de 9h. Il est temps d’entamer la première journée de marche. Une petite vingtaine de kilomètres sans trop de dénivelé pour se mettre en jambes. C’est bien assez. Et non dépourvu de petites ascensions, courtes et raides.
Pour qui a l’habitude de marcher dans les Vosges, c’est sans doute là que se situe l’une des plus grosses différences entre les deux massifs. Dans le Jura, on ne connaît pas — ou peu — les lacets. Les ascensions sont souvent à flanc de coteau. Parfois, très sportives. Même sur un sentier de grande randonnée comme la GTJ, qui suit régulièrement le GR5 — reliant la mer du Nord à la Méditerranée. Mention spéciale pour un petit moment d’escalade sur une crête boisée, entre deux champs, ou il a fallu se hisser à bout de bras sur la suite du tracé.
Après dix heures de marche plutôt tranquilles, j’arrive enfin à Malbuisson où je suis hébergée chez des particuliers en home camping. Traduction : je plante ma tente dans leur jardin et peux accéder à la salle de bain et aux toilettes. Première voyageuse à passer chez eux, je suis généreusement invitée à partager leur dîner, composé pour l’occasion de spécialités jurassiennes — comté, morbier et fromages locaux en tous genres. Petite discussion sur l’étape du lendemain et extinction des feux.
Seule sur les sommets
Réveil douloureux, forcément. Chaque articulation grince sur une note différente. Mais tout est fonctionnel grâce à une généreuse application de Baume du tigre la veille. Petit étirement. Rangement des affaires et zou, il est temps de se remettre en route en direction du Gros Morond – 1419 m — petit frère du Mont d’Or – 1463 m — situé juste à côté et connu pour avoir donné son nom à un délicieux fromage.
L’ascension n’est pas si longue, mais particulièrement raide, pour passer de 1000 à 1400 mètres d’altitude en une poignée de kilomètres. Le jeu en vaut toutefois la chandelle : à l’arrivée, le temps radieux offre une des plus belles vues de l’année sur les glaciers alpins, qui semblent tout proches. D’à peine 14 kilomètres — ce qui est bien suffisant au vu du dénivelé — cette étape me fait arriver en milieu d’après-midi.
Ce soir-là, je réalise un rêve caressé de nombreuses fois en marchant dans les Vosges : rester dormir sur les sommets. Ne pas redescendre. Et regarder le soleil embraser les crêtes. J’ai réservé une nuit au Chalet du club alpin du Gros Morond, situé juste à côté d’une estive.
Je ne suis pas seule : une colonie de vacances occupe aussi les lieux. Mais le repas terminé, je sors regarder le soleil se coucher sur les hauteurs. Le silence à peine troublé par le vent et le tintement des cloches aux cous des vaches. Délicieuse sensation d’être seule au monde.
Nouveau réveil aux aurores et nouvelle ascension : celle du Mont d’Or. Le corps grince moins et s’habitue déjà à l’effort prolongé. Une fois parvenue au sommet, c’est une longue et paisible descente qui m’attend jusqu’à Mouthe. Surnommée “La petite Sibérie”, cette commune connaît régulièrement des records en matière de froid l’hiver – -36,7°C enregistrés en 1967. C’est aussi là que le Doubs prend sa source. Je dors au camping, sous les orages, de retour après 48h de beau temps.
Mauvaise météo, petit moral
Au matin du quatrième jour de marche, la météo s’annonce grise et pluvieuse. Je n’ai pas réussi à trouver un hébergement qui me convienne à une distance raisonnable pour faire une étape correcte. Je prévois de bivouaquer. Et puis… je pars dans la mauvaise direction. Il me faut une heure — et cinq kilomètres — pour me remettre sur le bon chemin. Les orages montent sur l’horizon à mesure que je grimpe vers la crête.
Vers 12h, l’averse éclate, sans éclairs. Dense. Je décide de couper par une longue route forestière sur les hauteurs pour m’éviter de petites montagnes russes avec le dénivelé. Mais dans le Jura — contrairement aux Vosges — les crêtes ne sont pas plates. La route est loin d’être tranquille et la pluie tombe sans discontinuer pendant plus de quatre heures, venant à bout de ma veste déperlante. À la fin de l’après-midi, je suis trempée. Transie. Déprimée aussi.
Je m’arrête cinq minutes pour regarder la carte et la météo. Il va encore pleuvoir pendant des heures. Je ne vois que des champs dans les quelques endroits plats que je traverse : compliqué d’y planter ma tente. Je ne me vois pas camper seule sous la pluie. Une seule solution : allonger le pas pour tenter d’arriver à la commune suivante. J’appelle l’office de tourisme du coin et finit par trouver in extremis un chalet vacant près du camping.
C’est dans ces moments-là que l’on se trouve des ressources insoupçonnées pour venir à bout de l’étape. Claudicante, épuisée, j’arrive à Foncine le Haut à 19h30 après avoir parcouru 32 kilomètres en une journée. Trempée. Je m’effondre sous la douche et boite gentiment jusqu’à un restaurant repéré en arrivant, mais la fatigue me coupe l’appétit. Je m’endors cependant au sec avant d’être réveillée par le grondement d’une pluie d’orage torrentielle dans la nuit. J’ai fait le bon choix.
Partir en itinérance n’a pas grand-chose à voir avec une randonnée à la journée. C’est un autre rythme. Un espace-temps à part dans lequel on s’installe doucement, une étape après l’autre, en créant sa propre routine. Particulièrement lorsque l’on marche seul(e). C’est une belle école pour apprendre à gérer ses émotions. À l’image du chemin, il y a des hauts et des bas.
Parfois, un coup de déprime signale simplement une fringale. S’arrêter cinq minutes et manger permet d’en venir à bout. Parfois, c’est une mauvaise nuit. Une météo pourrie qui dure. Parfois, rien de tout ça. Mais à la fin de la journée, cela va un peu mieux sans que l’on sache trop pourquoi.
Partir seul(e), c’est se confronter à soi-même. S’apprivoiser. Apprendre à mieux se connaître aussi, dans les difficultés. Se trouver calme quand on s’attendait à paniquer. Perséverant(e) ou courageux(se) là où on ne l’aurait pas imaginé.
"Mais vous randonnez seule ?"
C’est en partie pour cela que je suis partie. J’aime le côté Strasbourg-village de la Capitale européenne, le fait de toujours croiser des gens que je connais où que j’aille, ou découvrir au détour d’une soirée que la personne que je viens de rencontrer connaît certain(e)s de mes ami(e)s. Mais cela a les inconvénients de ses avantages. Parfois, c’est un peu pesant. Qu’est-ce que ça fait de marcher seule, loin de ses repères ? C’est la question à laquelle j’ai voulu répondre.
Sur les sentiers, ma solitude interroge. À chaque nouvelle rencontre — même lorsqu’il ne s’agit que d’échanger quelques mots sur la météo — la question arrive sur le tapis dans les mêmes termes. “Mais vous randonnez seule ? Vous n’avez pas peur ? En tant que femme…” “Un accident est vite arrivé quand même.” “Imaginez, vous glissez ?” Je me retiens de répondre que les hommes aussi ont des pieds, ce qui les rend tout aussi susceptibles de glisser. Comme eux, j’ai des bras pour me rétablir. Ou un téléphone pour appeler les secours.
La plupart du temps, j’élude gentiment. “Oh non. Qu’est-ce qui pourrait m’arriver ?” Une mauvaise rencontre peut-être. Il y en aura une d’ailleurs. Une expérience de stop un peu étrange, avec un conducteur très insistant pour que je reste avec lui. Je finirai par me sortir de cette situation en prétextant un coup de fil à passer. Non, décidément, le massif n’est pas ce qui m’effraie le plus.
Les grands espaces
À partir du cinquième jour, le décor change. J’arrive dans le Haut Jura et marche désormais sur des sentiers situés entre 1100 et 1600 mètres d’altitude. Il fait frais et pleut souvent, mais je me suis achetée une cape de pluie et ai renvoyé deux kilos d’affaires par La Poste. Je marche plus vite et respire mieux. La solitude a pris une autre dimension cependant.
Dans les Vosges, difficile de trouver un circuit sur lequel l’on ne rencontrera personne — sauf, peut-être, à partir en semaine et sous la neige. Mais sur cette dernière partie de mon tracé, je peux marcher des heures sans croiser qui que ce soit.
Je traverse d’immenses pâtures qui ressemblent à des océans. L’herbe dorée ploie sous les coups de vents, formant comme des courants le long du sentier. Les sommets sont larges et désertiques. Nus, sans arbres sous le ciel. Je ressens comme un léger vertige à marcher seule au milieu de tout ça.
À mesure que j’avance dans cette partie du massif, le temps change encore de dimension. J’ai l’impression d’être partie il y a des semaines sans vraiment savoir si je reviendrai un jour à Strasbourg. Je dors une nuit dans un chalet-restaurant situé au milieu d’une forêt, à 1300 mètres d’altitude – à titre de comparaison, le ballon d’Alsace culmine à 1247 mètres.
Un feu crépite dans une grande cheminée au milieu de la pièce, entourée de bancs. Je laisse mes affaires trempées non loin et grimpe dans le dortoir situé à l’étage, sur la mezzanine. Aléa de la météo et des réservations, ce soir encore, je serai la seule voyageuse à dormir au chalet. C’est le moment de sortir le livre que j’ai emmené du sac. En itinérance, les vrais moments de pause, sans rien à faire ni préparer, sont plutôt rares quand les journées de marche sont longues.
La dernière ligne droite
Dix jours après avoir commencé à marcher, j’entame finalement ma dernière étape vers Lelex, petit village niché entre deux crêts — nom donné aux escarpements rocheux dans le Jura. Je rencontre un couple de marcheurs néerlandais sur la route. Et nous nous retrouvons à affronter ensemble une descente infernale. De la pente particulièrement raide en forêt, sous une pluie diluvienne qui transforme la piste de glaise en patinoire. Un défi de ne pas glisser.
Après plusieurs heures de galère, nous arrivons au village en début d’après-midi. Euphorique, j’ai du mal à réaliser que je viens de finir mon périple. 180 kilomètres. Plus de 6000 mètres de dénivelé positif cumulé. Quelques ampoules. Beaucoup de fierté. Nous nous donnons rendez-vous avec mes compagnons de marche pour un chocolat chaud de la victoire et décidons finalement de dîner ensemble, puis de garder contact pour de futurs voyages.
Le lendemain, ils repartent sur les sentiers et moi, je file prendre le seul bus qui passe ce jour-là, pour reprendre le train à Bellegarde sur Valserine. Un ter pour Lyon, puis un train pour Strasbourg. Environ six heures de voyage pour fouler de nouveau le parvis de la gare de la Capitale européenne, en ayant le sentiment de revenir à la maison.
Il me faudra quelques jours pour revenir complètement et guérir toutes mes ampoules. Je ramène avec moi un peu de sérénité trouvée sur les sentiers. Un rapport au temps modifié. Une forme physique inattendue. Et l’envie de retourner bien vite en montagne. À tout bientôt Vosges, chaumes et lacets bien aimés. J’arrive.
Randonner seul(e) c’est en fait faire de belles rencontres.Les randonneurs forment une tribu solidaire et sans a priori.Comme les motards.
Respect pour toutes ces femmes qui randonnent seules avec un mental d’acier.
Messieurs prenez en de la graine!
La traversée du Vercors,Nord/Sud en partant de Grenoble,c’est pas mal aussi.
Un grand bravo à vous! Si vous chercher un itinéraire peu fréquenté dans les Vosges je vous conseil le GR533, Sarrebourg-Belfort, passant par Saint-Dié, c’est le seul GR des Vosges qui ne passe pas par l’Alsace. On peut également y randonner sans rencontrer personne pendant des heures!
https://www.gr-infos.com/gr533.htm