Depuis la pandémie de Covid-19, une nouvelle venue s’est invitée dans le monde du livre : la communauté BookTok, issue de l’application TikTok, où des jeunes du monde entier se conseillent des livres souvent situés hors des radars traditionnels du milieu. Résultat, les librairies doivent s’adapter. On est allés interroger les libraires à Strasbourg, et ils le confirment : la donne a changé.
C’est l’histoire d’un livre qui ne se vendait pas beaucoup. Il s’en écoulait quatre ou cinq exemplaires sur une année, un flux que n’importe quel petit libraire indépendant qualifierait de correct. Puis, un jour, un, puis deux, puis cinq, puis dix jeunes se sont mis à l’acheter. Rapidement, il intègre le peloton de tête des meilleures ventes du magasin, pour ne plus le quitter.
C’est ce qui est arrivé avec le livre de Madeline Miller, Le Chant d’Achille, comme nous le raconte Marie Marchal de la librairie Gutenberg située place Saint-Etienne. “Du jour au lendemain on a eu des dizaines de commandes. On a fini par demander à un client qui nous a dit qu’il avait vu une vidéo BookTok.“
Ces dernières années, et plus particulièrement encore ces derniers mois, BookTok s’est invitée parmi les prescripteurs de lecture les plus influents de la planète livre. Mais de quoi s’agit-il exactement ? C’est une sous-communauté du réseau social TikTok, où les jeunes discutent, échangent, et recommandent les livres qu’ils ont aimés. Les genres sont variés mais la plupart des contenus se concentrent sur la fiction jeune adulte, la fantasy et la romance. “Généralement c’est une clientèle qui va de 14-15 ans à environ 22 ans“, précise Marie Marchal.
Aujourd’hui, la librairie Gutenberg dispose d’un stand dédié dont le nom est plutôt explicite : “Recommandations #BookTok”. Une pile de livres bien plus colorés et variés que ses voisins “Nouveautés Poche” ou “Rentrée scolaire”. “Ce sont des livres que l’on a commandé spécifiquement pour la clientèle BookTok, des livres et des éditeurs qui ne figuraient pas dans notre stock auparavant.” Si cette nouvelle clientèle ne constitue que “2%” du chiffre d’affaire d’une petite librairie indépendante comme Gutenberg, elle représente tout de même une petite révolution dans le métier.
Le temps passé à discuter avec les représentants des maisons d’édition “classiques”, comme Gallimard ou Albin Michel, n’est plus suffisant. Car il est désormais possible de passer à côté du gros succès de l’année sans même en avoir entendu parler. «Le premier gros choc sur le secteur ça été Captive (une série de romans de l’écrivaine algérienne Sarah Rivens, dont le deuxième tome s’est par exemple classé en tête des meilleures ventes en France début 2023, NDLR). Du jour au lendemain on a eu des dizaines de demandes pour ce livre dont aucune maison d’édition ne nous avait parlé. On s’est rapidement mis à la page en passant commande mais ça nous a montré qu’il y avait d’autres canaux, comme BookTok, et qu’il fallait désormais y être plus attentifs», confirme Marie Marchal.
Des éditeurs comme HugoRoman, Charleston ou Scrinéo prennent en effet de plus en plus de place dans les rayons de librairie et dans l’emploi du temps des libraires, qui doivent désormais les intégrer dans le roulement des maisons d’édition.
Un renouvellement générationnel nécessaire
La librairie Gutenberg s’en est par ailleurs remise à l’expertise de ses stagiaires, utilisateurs réguliers de TikTok et qui pouvaient leur indiquer telle ou telle tendance. « J’ai même demandé à une de nos clientes régulières, que je connaissais comme étant une adepte de BookTok, de nous faire une liste de livres recommandés sur cet espace – j’aurais dû m’y mettre moi-même mais je ne me suis pas encore décidée à sauter le pas ! », explique Marie Marchal.
Aujourd’hui, il faut tout de même passer « autant de temps » sur les réseaux sociaux qu’à échanger avec les éditeurs, ce qui constitue un petit bouleversement.
Fabrice Dunis est le gérant de la librairie Le Camphrier. Il y a quelques mois, il a décidé d’ouvrir un nouveau local place Kléber pour diviser son affaire en deux librairie distinctes : le Camphrier pour les mangas à Kléber, et l’Escapade pour les livres “Romance” et “fantasy” vers Faubourg National.
Une sorte de librairie spécialisée Booktok ? “90% de la clientèle de l’Escapade consulte BookTok“, confirme-t-il. Et en guise de libraire, il a choisi Roxane Puyou-Megnou, libraire de métier et amatrice de la littérature “Young Adult”, mais aussi Marie Wietzorrek, qui n’a pas de formation de libraire mais qui est “une passionnée de Romantasy (contraction de romance et de fantasy, NDLR)”. “Pour moi l’important était d’avoir une passionnée capable de discuter, de comprendre et de conseiller nos jeunes client(e)s“, explique Fabrice Dunis.
“Je passe environ 2 à 3 heures par jour sur TikTok pour chercher les dernières tendances, suivre ce que les influenceuses les plus importantes – comme Oceadorable ou Nousleslecteurs – recommandent, confie Marie. Il faut aussi savoir faire le tri entre ce qui vaut le coup et ce qui paraît suspect.”
Car il ne suffit pas de “scroller” sur le réseau social et commander les livres ou les recommandations qui font le plus de vues. Le phénomène BookTok a été bien identifié par les maisons d’édition, qui n’hésitent pas à faire tourner leurs livres auprès des influenceuses – et à les rémunérer grassement – pour que celles-ci en fassent la publicité. “Si on remarque qu’un livre apparaît soudainement dans les vidéos de plusieurs influenceuses à la fois, on se méfie“, confirme Fabrice Dunis.
La librairie doit-elle devenir un "safe space" pour le lectorat BookTok ?
Au-delà de ces nouvelles compétences à développer, les libraires interrogés constatent que leur image sera amenée à changer. Ces nouveaux lecteurs ont cultivé un lien de proximité avec les auteurs de livres BookTok, qui sont généralement bien plus accessibles que les auteurs traditionnels.
“Il faut qu’on fasse évoluer l’image du vieux libraire qui lit des classiques derrière son comptoir, estime Roxane Puyou-Megnou de l’Escapade. On doit être là pour faciliter le lien entre auteurs et lecteurs, par exemple en organisant des événements ou des dédicaces régulièrement.” Les libraires de l’Escapade organisent même ce qu’ils appellent un “TeaBook Time” tous les mois où les clients sont invités à venir échanger autour de leurs lectures, spécifiquement sur le mode de BookTok.
“On a aménagé la librairie de façon à ce qu’il y ait une sorte de salon au milieu, avec des fauteuils et un tapis, pour que les gens se sentent à l’aise pour rester, lire, discuter. C’est un lieu qui pourrait ressembler à un “safe space” pour ce lectorat.” Se déplacer en librairie n’est en effet pas une évidence pour une partie de ces lecteurs qui préfèrent commander en ligne, parfois par honte de leurs lectures.
“Ils préfèrent commander sur Amazon ou dans le rayon livres chez Cora, car il y a une peur du libraire élitiste. Il faut casser cette image et ça commence par montrer qu’on a les mêmes lectures qu’eux.”
Ce fossé avec le lectorat BookTok peut d’ailleurs perturber plus d’un libraire. A Kléber, même s’il y a depuis quelques mois un stand “#BookTok” comme à Gutenberg, l’un des responsables du rayon littérature révèle se sentir parfois “dépassé” par les demandes des jeunes.
“On essaie de se mettre à la page mais c’est compliqué, ce n’est pas dans notre culture. Et on a tellement de travail avec les livres dits plus traditionnels qu’on a l’impression de manque de temps.” Est-ce aussi cette méconnaissance des genres Booktok, reconnue par certains libraires que nous avons interrogés, qui finit par être perçue comme du jugement ?
"Rien que le fait pour eux de franchir la porte de la librairie est une victoire pour nous, pour le monde du livre"
Quoi qu’il en soit, les libraires que nous avons interrogés, même ceux qui ne sont pas spécialistes comme à l’Escapade, sont unanimes sur le sujet : BookTok et les réseaux sociaux sont en train de ramener un nouveau public, jusqu’ici hors des radars, sur le territoire de la librairie.
“Rien que le fait pour eux de franchir la porte de la librairie est une victoire pour le monde du livre, assure ainsi Marie Marchal. Oui certains critiquent la qualité de l’écriture de ces livres, mais je trouve que l’important est ailleurs. Ce sont quand même des pavés qu’ils lisent, et certains enchaînent plusieurs livres par mois ou par semaine. On a parfois des gens qui ne lisaient jamais avant, ou qui avaient abandonné à l’adolescence, qui deviennent des lecteurs frénétiques.”
Et le fait de se déplacer en librairie peut, selon elle, les amener vers d’autres horizons. “Moi, si j’ai la possibilité de les amener à s’intéresser par exemple à du Joyce Carol Oates, qui s’est récemment mise à la littérature jeunesse et dont les livres sont rangés juste en face du stand BookTok, je suis la libraire la plus heureuse du monde, assure Marie Marchal. Et s’ils ne veulent pas, tant pis, c’est déjà bien qu’ils soient là.”
TikTok a communiqué sur les chiffres BookTok fin 2022 : le hashtag dédié a généré plus de 2 milliards de vues. En un an.