Depuis près de huit siècles, la fondation de l’Œuvre Notre-Dame finance l’entretien et la conservation du plus célèbre des édifices strasbourgeois. Au sein de ses ateliers se perpétuent des savoir-faire aussi anciens que la Cathédrale elle-même. Plongée dans les coulisses d’une institution unique au monde.
L’une des plus belles vues de Strasbourg. Situés au-dessus du musée du même nom, place du Château, les bureaux de l’Œuvre Notre-Dame donnent sur la cathédrale. Ses arcs-boutants aériens. Le grès rose des Vosges lentement illuminé par le soleil matinal.
Il est 8h et les abords du monument fourmillent déjà de touristes se promenant le nez en l’air, perdus dans leur contemplation de l’édifice. Un patrimoine unique qui n’aurait jamais traversé les siècles sans les bons soins de sa gardienne.
L’argent, nerf de la guerre
“L’Œuvre Notre-Dame a été créée par le clergé au début du 13e siècle, dans un contexte de reconstruction de la cathédrale”, retrace Eric Fischer, son actuel directeur. Déjà utilisé en Île-de-France, le style gothique est adopté sur le chantier strasbourgeois et supplante le roman. La bascule est si rapide qu’une démarcation est encore visible à certains endroits du bâtiment.
Beaucoup plus complexe, cette nouvelle architecture nécessite l’introduction d’une réelle maîtrise d’œuvre, à une époque où tailleurs de pierre et autres artisans sont d’ordinaire itinérants. Ils naviguent d’un chantier à l’autre en fonction des besoins et des salaires. “Lorsqu’elle voit le jour, l’OND [Œuvre Notre Dame] a pour mission de conduire le chantier de la cathédrale de Strasbourg et de le financer”, reprend Eric Fischer.
La période est pleine de bouleversements politiques. En 1262, Strasbourg revendique le statut de ville libre du Saint Empire roman germanique après avoir vaincu les forces de son seigneur évêque lors de la bataille de Hausbergen. La fondation de l’Œuvre Notre-Dame passe alors sous la tutelle de la municipalité.
À la fin du siècle, elle bénéficie également d’un régime particulier de la part du clergé puisque lui faire un don permet d’acheter l’absolution de ses péchés – et donc de plus grandes chances d’aller au Paradis. Du pain béni, dans un moment où guerres et épidémies se multiplient et poussent les Chrétiens à s’inquiéter de leur salut.
Le chantier de la cathédrale est finalement achevé en 1439. En un peu plus de deux siècles, la fondation s’est enrichie. Ses financements ont permis de fédérer des artisans et de développer leurs techniques.
En 1459, la loge des tailleurs de pierre de Strasbourg reçoit le titre de loge suprême du Saint-Empire romain germanique. “C’est une reconnaissance de son savoir-faire, détaille Eric Fischer. Elle joue le rôle d’une sorte de cour de cassation : c’est à elle de régler les litiges entre artisans en dernier recours.”
La richesse de l’expérience
L’OND traverse ensuite les siècles. Lors de la Révolution française, elle est dissoute et ses biens sont nationalisés, avant de lui être restitués au début du 19e siècle. Aujourd’hui, la fondation assure toujours le financement et la réalisation d’une partie des travaux d’entretien et de conservation de la cathédrale – avec l’État.
Ses fonds proviennent du tourisme sur la plateforme de la cathédrale, des revenus immobiliers de la structure – qui possède 1000 hectares répartis sur 125 communes et 22 immeubles (dont celui de la Maison Kammerzell) – et des aides de la ville. Dont la fondation dépend encore aujourd’hui administrativement.
Exit les bureaux. Direction maintenant les ateliers, installés au dernier étage d’un bâtiment voisin, rue des cordiers. De larges fenêtres éclairent ce vaste espace et les ouvrages laissés en pause. Gros blocs de pierre en cours de taille ou dentelles de grès rose à demi sculptées. Futurs éléments de la cathédrale, en perpétuelle restauration.
“L’ensemble des travaux confiés à l’OND est réalisé en régie, détaille Eric Fischer, notre guide. Nous avons des compétences dans tout ce qui concerne la pierre, mais également en menuiserie et en serrurerie.” Si son patrimoine lui a permis de traverser les siècles, ce sont aussi ses savoir-faire faire qui constituent la richesse de l’institution.
Les artisans de la fondation travaillent à la main en utilisant les mêmes techniques et outils que les bâtisseurs de cathédrales. Et les transmettent. Ce qui a valu à l’institution d’être intégrée au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2020.
Un apprentissage constant
Tac-tac-tac. Tac-tac-tac. Ciseau à la main, Robin Maurer imprime de fines stries sur un bloc. Le geste du tailleur de pierre est précis. Façonné par une longue expérience. “J’ai commencé en 1979, sourit-il. Je suis la quatrième et dernière génération de ma famille à faire ce métier.” La taille ? “C’est tout ce qui peut se faire géométriquement. Tout ce qui peut se dégauchir.” Comprendre, ce qui permet d’obtenir une surface plane.
L’artisan travaille à partir d’un plan élaboré par l’OND lui aussi. Le croquis d’un bloc à remplacer sur le chantier du portail Saint-Laurent. Une pièce à reproduire à l’identique, jusque dans les moindres détails.
Quitte, parfois, à devoir sortir de l’oubli d’anciens outils comme la Polka, un marteau permettant de griffer la surface de la pierre de façon singulière, recréé par les artisans de l’OND à partir de documents issus des archives de l’institution. “Avant de travailler sur les blocs, il a fallu apprendre à l’utiliser”, relève Robin Maurer, qui le manie désormais aussi bien que son ciseau.
En 44 ans de carrière, le tailleur de pierre a œuvré sur une dizaine de gros chantiers. Sans cesser d’être fasciné par le savoir-faire des Anciens. “J’ai travaillé sur la restauration de la flèche, se souvient-il. Quand je vois le niveau de finition des blocs, je suis impressionné. C’est impeccable partout, même sur ce que l’on ne peut pas voir, ce qui ne sont pas sur la façade. Ceux qui ont fait ça avaient une véritable passion pour ce métier. C’est incroyable.”
Trouver l’astuce
De l’autre côté de la salle, Albert Martz transforme un bloc déjà dégrossi en œuvre d’art. Un détail après l’autre. Patiemment travaillé de la pointe du ciseau. Le sculpteur est entré à l’OND il y a 28 ans avec une formation de tailleur de pierre. “Il n’y a plus de CAP sculpteur. Pour acquérir ces savoir-faire, il faut passer par l’apprentissage”, explique celui qui a complété son parcours en préparant – et en obtenant – le concours de Meilleur ouvrier de France. Comme les autres sculpteurs et sculptrice de l’atelier.
Il faut du temps pour savoir travailler la pierre avec finesse. Compter cinq à sept ans avant d’être en mesure de reproduire les pièces les plus délicates. De temps en temps, le sculpteur pose son ciseau et se penche sur son modèle : une pièce façonnée lors d’une restauration de 1920 et conservée dans les collections de la fondation. Destinée, elle aussi, au chantier du portail Saint-Laurent. Ce chef-d’œuvre du gothique flamboyant permet aux artisans de l’OND de déployer tout leur savoir-faire.
Dans un coin de la pièce, un fleuron vient témoigner de ce qu’ils sont capables d’accomplir. Une sculpture tout en courbes et en détail. Dentelle de pierre étonnante. Plus de 400 heures de travail. “Là, on arrive aux limites de ce que l’on peut faire avec le grès”, sourit Albert Martz. Plus fin, cela casserait.
D’ailleurs, cela casse déjà facilement. L’on s’en étonne. Retour sur la pièce en cours. “Mettez votre main ici”, indique le sculpteur en désignant des détails similaires à ceux du fleuron. Très léger coup de marteau. La vibration résonne dans le creux de la paume. De quoi changer sa perception de ce que peut-être la pierre.
Arriver à ce niveau de précision est un défi, même pour un sculpteur accompli. “L’on est toujours en perpétuel apprentissage, reconnaît Albert Martz. Parfois, on met un petit moment à trouver l’astuce qui permet d’obtenir le résultat voulu. Cela se fait en taillant.” Un geste après l’autre.
40 mètres linéaires d’archives
Suite de la visite au rez-de-chaussée. Dans une pièce sécurisée se trouve un autre des trésors de l’Œuvre Notre-Dame : son fonds documentaire. Des croquis, des plans et des ouvrages dont certains sont aussi anciens que l’institution. Une collection unique au monde.
Docteure en histoire de l’art, Sabine Bengel sort quelques pièces des rayonnages. “Nous avons ici une partie des livres journaliers des tailleurs de pierre. Ces registres sont très utiles, car ils consignent un certain nombre d’observations sur l’état de la cathédrale au fil du temps.”
La somme d’informations contenues dans cette réserve permet de comprendre comment la cathédrale est arrivée jusqu’aux Strasbourgeois et Strasbourgeoises d’aujourd’hui. Malgré un incendie de sa charpente par siècle, en moyenne. Et des travaux constants. Chaque restauration y est consignée. La valeur d’une telle collection est inestimable pour celles et ceux qui continuent à prendre soin du bâtiment.
Quand le grès redevient sable
14h. Mathieu Baud et Jonathan Waag traversent la place du château à grandes enjambées avant d’ouvrir une des portes latérales de la cathédrale sous les yeux surpris des touristes. De l’autre côté de la nef, une autre porte – fermée à clé – donne sur la partie nord du bâtiment. Et le fameux chantier du portail Saint-Laurent. Le duo gravit la volée de marches étroites serpentant entre les échafaudages avec la rapidité des habitués.
Chargé de conservation à l’OND, Mathieu Baud a l’œil partout quand il s’agit de surveiller la santé des blocs de pierre de la cathédrale. Certaines maladies du grès sont plus graves que d’autres. Mousses et lichen n’altèrent pas la structure du matériau.
Un petit coup de brosse – patient – et ils s’en vont. Mais ce n’est pas le cas des contaminations salines. “Le grès est une roche poreuse qui absorbe énormément l’eau. Hors certains sels issus de la pollution sont solubles dans l’eau et finissent par désagréger la pierre.”
Le grès s’abîme également au gré des aléas climatiques. L’eau contenue dans la pierre gèle et fond, année après année et finit, elle aussi, par en abîmer la structure. Plus ils sont exposés à l’humidité et aux variations de températures, plus ils sont riches en détails et plus les blocs sont fragiles.
Orienté plein nord, le portail Saint-Laurent cumule les facteurs de détérioration et a déjà fait l’objet de restaurations en 1920 et 1960. Mais la conservation de la cathédrale est un chantier permanent, pour celles et ceux qui luttent contre les ravages du temps.
Une palette de grès
Changement de lieu. C’est à la Meinau que se cache l’autre site de l’Œuvre Notre Dame. Et d’autres savoir-faire. Dans sa forge, Dominique Meyer répare les outils abîmés par la taille du grès, particulièrement abrasif. Les pointes en acier sont plongées dans les flammes, façonnées au marteau sur l’enclume et trempées dans l’eau pour y être figées. Solidifiées. Fortifiées. “Tous les outils forgés peuvent être effilés”, détaille l’artisan, qui travaille également sur des pièces de serrureries si nécessaire.
Dans le bâtiment voisin, Christian Jung débite des blocs de grès à la scie à diamants. Préalablement mouillée pour limiter la dissémination des poussières riches en silice. Ce tailleur de pierre de formation est aussi l’homme en charge de la gestion du stock de grès. Autre trésor de l’OND – qui n’en manque décidément pas.
Pour qui prend le temps de l’observer finement, la cathédrale de Strasbourg n’est pas tout à fait rose. C’est un patchwork de blocs jaunes, roses et rouges. Pâles ou foncés. Autant de grès singuliers qu’il faut trouver, acheter, stocker.
Christian Jung sillonne les carrières rhénanes pour se fournir. De l’Alsace à Nuremberg en passant par Trêve, il constitue un stock de grès plus ou moins fins selon les besoins de la fondation. “Ici, nous avons à peu près 200 m³ de stock”, détaille t-il. De quoi voir venir pendant quelques années. Même si l’approvisionnement se fait plus difficile à mesure que les carrières locales s’épuisent ou ferment, faute de repreneur.
L’autre cathédrale
Dans un lieu que l’OND préfère garder secret se trouve un dernier trésor, une collection singulière : la gypsothèque. Une cathédrale en pièces détachées constituées des blocs et statues déposés au fil des décennies et de leurs copies.
Bibliothèque de pierre aux rayonnages impressionnants et silencieux. Fantomatiques parfois, lorsque des saints de la taille d’un homme regardent passer les visiteurs de leurs yeux vieux de plusieurs siècles.
Témoins d’une longue histoire. Et de l’opiniâtreté des hommes et des femmes ayant permis à la cathédrale de conserver toute sa beauté malgré le passage de 800 années.
Le mécénat au service de la conservation
La fondation de l’Œuvre Notre-Dame travaille actuellement sur le chantier du portail Saint-Laurent, riche en détails et sculptures. Le montant des travaux confiés à l’institution s’élève à plus de 2 300 000 euros. Pour financer ces opérations, la structure a lancé une opération de mécénat permettant de parrainer la restauration de certaines statues, au nombre desquelles figurent une vierge à l’enfant, chacun des rois mages et leurs serviteurs ainsi que bien d’autres personnages. La liste complète est à demander à l’OND.