Pour le deuxième épisode strasbourgeois de la contestation contre la réforme des retraites, ce sont 20 000 personnes qui se sont réunies pour prendre la rue mardi 31 janvier 2023. Rencontres.
Hier, sur fond de « Macron démission » ou au rythme de tambours improvisés et dans un Strasbourg sous les nuages, les manifestants contre la réforme des retraites ont marché tout l’après-midi. Entre tous, un consensus : celui de ne pas accepter une réforme qu’ils estiment injuste. Dans le cortège, les âges se mêlent et les solidarités sont légion. Pas besoin d’être concerné directement pour venir manifester.
Manifester aujourd’hui pour les retraites de demain
Tanguy est venu pour donner un coup de main à un ami : il distribue des tracts. À quelques jours de commencer un CDD dans un cinéma de Strasbourg, il manifeste surtout car il en a l’opportunité.
À terme, la réforme le touchera lui aussi. “Ce sont toujours les mêmes qui trinquent, ceux qui partent à la retraite, mais qui ne pourront pas en profiter car ils auront des problèmes de santé”, considère le jeune homme, “c’est injuste et je pense que c’est ce qui nous rassemble aujourd’hui”.
À tout juste 23 ans, “c’est sûr que ça ne me concerne pas tout de suite”, nuance-t-il. Si le texte passe malgré la forte mobilisation, il se joindra aux actions locales. “J’ai conscience des enjeux”, assure Tanguy, avant de se remettre à la distribution de tracts.
Injuste, c’est aussi ce qui vient en premier dans le discours d’Amir. À 63 ans, il sait déjà qu’il a encore au moins quatre ans à travailler. Né en 1959, la réforme ne le concerne pourtant pas. Responsable technique à l’université, il considère la retraite comme “un droit fondamental” : “J’ai trois enfants, il faut penser à eux aujourd’hui même s’ils pensent que la retraite, c’est encore loin”.
Syndicaliste chevronné, il est prêt à se mettre en grève aussi longtemps et autant de fois qu’il le faudra : “Si le gouvernement passe le texte, ça prouvera encore qu’il ne nous écoute pas. Mais ce n’est pas demain le jour où je resterai chez moi”.
En voyant tant de personnes dans la rue, c’est un sentiment de fierté qu’il évoque avant de repartir marcher aux côtés de ses collègues. Il est 14h30 et le cortège commence à peine à bouger de l’avenue de la Liberté.
Les femmes perdantes
Injuste est surtout le sentiment qui prédomine lorsque Caroline raconte qu’elle ne pourra pas partir à la retraite avant… 70 ans. Elle s’est arrêtée de travailler pendant quatre ans à la naissance de ses enfants. Puis récemment, après que sa sœur ait fait un AVC elle a dû s’arrêter de travailler à nouveau pour s’occuper d’elle. “43 ans de cotisation pour pouvoir partir à la retraite à taux plein, je n’y arriverai jamais”, regrette-t-elle.
“Pour les personnes qui ont des carrières entrecoupées comme moi ou comme les femmes en général, la réforme est terrible”, assène-t-elle. Si le texte de loi prend en compte sa position d’aidante, Caroline estime que cela ne va pas assez loin, financièrement parlant.
Après avoir commencé à travailler à 18 ans et été porteuse de journaux pour les Dernières Nouvelles d’Alsace, Caroline a été assistante maternelle. “Sauf que personne ne m’a prévenue à l’époque que si j’acceptais de petits contrats, je cotiserais très peu voire pas du tout”, regrette-t-elle : “Si j’avais travaillé comme caissière pendant la même période, j’aurais gagné plus de trimestres”. Résultat : encore 12 ans de travail pour la mère de famille.
Même si elle n’est pas syndiquée, Caroline est prête à manifester jusqu’à ce que le texte soit retiré à l’assemblée nationale. Mais elle est formelle et optimiste : “Le texte ne passera pas”.
« On est prêts à des actions plus dures »
Un peu plus loin, c’est Bettina, secrétaire générale de la CGT métallurgie dans le Bas-Rhin qui tient son porte voix en marge de la manifestation. À 40 ans, la travailleuse ne sait pas à quel âge elle pourra partir en retraite. Mais elle l’affirme haut et fort : cette réforme concerne tout le monde et surtout dans son secteur.
“On voit les copains cassés après des années de travail, même avant l’âge de la retraite”, déplore-t-elle. “Surtout que depuis la dernière convention collective [Juin 2022, Ndlr], la pénibilité ça ne compte plus”. Des collègues déjà fatigués pour lesquels l’insistance du gouvernement passe mal : “Ils veulent nous tuer à petit feu, mais nous ne nous laisserons pas faire”.
Si le texte est adopté par le parlement, la syndicaliste prévient : “On est prêt à avoir des actions plus dures, voire même bloquer des sites pour faire monter le mécontentement”, promet-elle. Et pour faire descendre dans la rue le maximum de monde.
Même fermeté du côté des salariés des industries électriques et gazières. Jonathan, 47 ans, fait partie de Force Ouvrière, syndicat majoritaire chez Électricité de Strasbourg (ÉS). “Notre système à nous fonctionne bien, on ne veut pas qu’il change”, prévient-il. Dans son domaine, “les patrons payent 35% pour ce régime spécial et nous aussi on cotise plus, résultat : notre caisse de retraite est excédentaire”, explique-t-il.
En l’occurrence, Jonathan pourrait partir à la retraite (avec une décote) à 57 ans ou à taux plein à 63 ans. “Je m’épanouis dans mon métier vraiment, je l’adore et ça ne me dérange pas de travailler plus longtemps, mais il faut que ça reste un choix”, poursuit celui qui assume être là pour les autres plus que pour lui-même.
“Ça serait dommage qu’on en arrive à se fâcher pour se faire entendre”, prévient-il. Si le texte venait à passer, il serait “écœuré” et “monterait [sa] rancoeur au gouvernement par tous les moyens possibles”.
Des étudiants organisés
Après un passage place Broglie, place Kléber et rue de la Première Armée, le cortège arrive place de Zurich. Une partie des manifestants prend le chemin du campus. Environ 1 500 personnes se dirigent vers le bâtiment du patio, pour y tenir une assemblée générale interprofessionnelle. “Venez décider de la suite avec nous”, scande l’un des militants de tête de cortège.
Parmi eux, il y a Louise, 19 ans et tout juste engagée au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Depuis trois semaines, précisément. “En tant qu’étudiants, notre voix est souvent décrédibilisée”, estime-t-elle. Alors pour se faire entendre, elle vient manifester. Et compte bien aller jusqu’au bout : “J’ai envie d’avoir droit à une retraite et de pouvoir en profiter, c’est une question de temps et deux ans c’est beaucoup”.
Le matin même, plusieurs bâtiments de l’université étaient bloqués par des étudiants, une méthode efficace selon la jeune femme qui y voit là aussi une manière de rallier le plus grand nombre de personnes à une cause commune. “Le blocage, c’est l’occasion de parler aux étudiants, pour leur faire comprendre que c’est important de se mobiliser”.
À l’arrière du bâtiment du Patio, Quentin arbore un macaron du syndicat étudiant Solidaires. Lui aussi étudiant en philosophie, il considère que la réforme des retraites, “c’est la goutte d’eau”. “Avec l’inflation, ces derniers mois c’était déjà devenu difficile mais la tension monte de plus en plus”, explique-t-il.
La retraite, c'est un droit au repos, un moment de notre vie où l’on n’est plus aliéné au travail.
Pour lui, il s’agit aussi d’un moment à saisir pour exprimer des revendications plus larges, comme l’augmentation des bourses pour lui et ses collègues d’université ou une revalorisation des salaires plus largement : “On saisit l’occasion pour demander plus”.
“Dans 40 ans on aura peut-être d’autres problèmes”
Loin du campus, le reste du cortège continue son chemin jusqu’au palais universitaire, puis retour à la case départ jusqu’à la place de la République. Drapeau accroché au sac à dos, Olivier, 32 ans, est l’un des militants écologistes rassemblés derrière une banderole verte et rouge.
Pour nous, la lutte contre le dérèglement climatique n’a pas de sens si elle ne s’intègre pas dans une lutte pour la justice sociale. On se mobilise aussi contre l’idée selon laquelle travailler plus est la solution à tous les problèmes alors qu’on sait que travailler plus, consommer plus de ressources et plus d’énergie aggrave le dérèglement climatique et appauvrit la biodiversité.
Le militant voit deux scénarios pour sa retraite. Dans le premier, le dérèglement climatique aura été pris en compte par les pouvoirs publics et dans ce cas, “on aura de toute façon changé notre rapport au travail”. Dans le second où le problème du climat n’aura pas été adressé, “on aura d’autres problèmes plus importants comme celui de l’eau potable”.
Une vision du futur que rejoint Julia, engagée chez Extinction Rebellion à Strasbourg depuis trois ans et demi. “Je pense qu’on aura d’autres priorités dans 30 ans qui nécessiteront beaucoup de moyens”, explique-t-elle. Mais manifester ce mardi est tout de même fondamental, : “C’est une question de solidarité, il faut laisser tranquille les personnes qui ont travaillé toute leur vie”.