En 2010, Renaud, Mohammed, Christophe et Thibaut commencent à squatter une maison ancienne rue Prechter. Dix ans plus tard, le lieu est connu dans tout Strasbourg pour les nombreux événements à prix libre qu’il accueille. Témoignages de personnes investies dans l’aventure depuis toujours, qui disent tout sur la Maison Mimir, de sa construction « pour les pauvres » en 1550, à leur inquiétude pour l’avenir en 2020 à cause de la pandémie.
Dans son testament traduit de l’alsacien et daté du 30 juillet 1550, Élisabeth Schaffner déclare : « Je veux qu’aussitôt après ma mort, mes exécuteurs testamentaires […] fassent construire douze maisonnettes, comportant chacune une Stube (pièce à vivre), deux chambres et une petite cave ; et dès qu’elles seront achevées, qu’ils les louent pour l’amour de Dieu à des personnes pauvres. […] Le loyer de chaque maisonnette sera d’un florin par an. » Le mari d’Élisabeth les fait construire, et sa fille se marie à un homme de la famille Prechter. Les douze maisons, toutes semblables, accolées les unes aux autres, sont alors surnommées les « maisons Prechter. »
460 ans plus tard, en 2010, des squatteurs occupent deux de ces logis, qui sont alors depuis longtemps fusionnés en un ensemble et agrandis de deux étages. La Maison Mimir est en train de naître. Elle est située rue Prechter, dans le quartier de la Krutenau. Gus (prénom modifié), investi depuis les débuts dans cet espace autogéré à visée sociale et culturelle, commente : « C’est fou, 500 ans après, cette maison accueille toujours des personnes dans le besoin. »
Une multitude d’événements culturels accessibles à prix libre
Aujourd’hui, hors période de pandémie, la Maison Mimir est de ces lieux « où il se passe toujours quelque chose, » résume Gus. Elle organise ou coorganise de très nombreux événements semaine après semaine. Pour n’en citer qu’un et donner la couleur, le ART SCHLOCH consiste tous les ans en un événement de 7 jours autour des 7 arts. L’entrée est automatiquement à prix libre car le lieu se veut inclusif. La maison prête aussi souvent ses locaux à des associations extérieures. Par exemple, Pelpass y avait organisé son Marathon d’la Frite en janvier dernier.
Tous les deuxièmes mardis du mois, à 19h, a lieu l’AG Projet : « En gros, n’importe qui peut venir pour proposer un projet associatif, militant ou culturel, et on voit si c’est possible, » explique Gus. C’est par-là qu’il faut passer pour organiser un événement dans la maison. Des associations, des collectifs ou même des groupes de musique peuvent aussi y réserver les locaux pour leurs activités.
Au rez-de-chaussée on trouve un espace convivial nommé le barakawa, une salle pour divers événements comme des concerts ou des projections qu’on appelle la Putsch, une cuisine et une bagagerie qui contient plus de 70 casiers où des sans-abris stockent leurs affaires. Au premier étage, les mimiriens ont construit un bureau, un studio d’enregistrement, une salle d’arts plastiques et une bibliothèque. Sur les deux derniers niveaux, l’objectif est d’installer un habitat à loyer « extrêmement modéré » pour 5 ou 6 personnes.
De maison Prechter pour pauvres à Maison Mimir, en passant par maison close
Maxime Werlé, archéologue au CNRS, a travaillé sur les maisons Prechter, d’où le grand niveau de connaissance accumulé sur le sujet. « Pour obtenir ces informations, il a étudié des textes archivés comme le testament, les documents d’urbanisme millésime, et pratiqué la dendrochronologie (méthode scientifique de datation des pièces de bois, ndlr) » éclaire Ophélie, aussi mimirienne depuis le départ. Elle a monté une exposition dans la maison basée sur le travail du scientifique. Passionnée par l’histoire de ce lieu, elle retrace son parcours dans le temps :
« Après 1550, ces maisons construites pour accueillir des pauvres ont dû répondre à leur vocation première. Jusqu’en 1850, nous n’avons pas de traces d’une autre activité. Ensuite, la maison a très probablement été un bordel. En 1917, selon des archives, des gymnastes mineurs ont été vus dans des bordels rue Prechter. Le scandale a résonné dans toute la ville. Les maisons closes auraient fermé quelques temps après. D’après ce que les habitants du quartier disent, la maison a été un hôtel, puis un hôtel de passe, jusque dans les années 60. »
Renaud, l’un des principaux instigateurs de la Maison Mimir, continue : « De 1979 à 1999, ce lieu a été le premier centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de Strasbourg. Et puis de 1999 à 2010, la maison était vide, peut-être un peu squattée parfois. Nous, on est entrés dans la partie à ce moment-là… »
« Je n’en pouvais plus de dire qu’il n’y avait pas de solution »
À l’époque, il a 21 ans et travaille pour Ithaque, une structure strasbourgeoise d’accueil, de prévention et de soin des addictions : « Je n’en pouvais plus de dire à Thibaut, un ami et usager d’Ithaque, qu’il n’y avait pas de solution pour lui. Il faisait partie des personnes non-hébergeables, notamment parce qu’il avait un chien. Christophe, un pote à moi qui bossait pour l’Étage, était dans la même situation avec Mohammed (prénom modifié). »
Renaud a l’occasion de visiter des squats à vocation médico-sociale, instigués par des travailleurs sociaux à Paris. Il se souvient : « Ça m’a inspiré. Le champ des possibles semblait bien plus grand en squat. Je suis rentré, j’ai appelé Christophe et je lui ai proposé d’en ouvrir un. On a commencé la recherche de bâtiments, dans l’idée de faire un genre de centre social et culturel autogéré. Rapidement, nous avons fait la découverte de cette maison qui semblait idéale. Elle appartenait à la Ville mais elle était inoccupée depuis 11 ans. »
Un bail gratuit sur 20 ans, juste les charges à payer
« Les débuts ont été incroyablement intenses, on avait un énergie folle, » raconte Renaud : « Discrètement, en janvier 2010, on a commencé à occuper le bâtiment, moi, Christophe, Thibaut et Mohammed. Ensuite, Gus et d’autres nous ont rejoints. On était un groupe de 7 permanents, constitué de militants et de gens de la rue, et on accueillait en général 6 ou 7 personnes dans le besoin en plus. Le projet, c’était d’ouvrir un lieu culturel aussi. En mai 2010, on a ouvert les portes de la maison. Il y a eu de gros travaux et quelques soirées pendant l’été. On avait un bel écho. Puis en novembre, on a ouvert la bagagerie qui tourne encore maintenant. Le noyau dur qu’on était à l’époque est encore là aujourd’hui. »
Les négociations avec la Ville n’ont pas toujours été faciles selon les mimiriens. « Mais notre projet était soutenu par beaucoup de monde et on a eu des articles favorables dans la presse, » se remémore Gus. En 2013, grâce à la définition de son projet social et culturel, la maison Mimir obtient auprès de la mairie un bail emphytéotique de 20 ans : les occupants n’ont pas de loyer à payer mais juste la taxe foncière et des charges, ce qui équivaut en tout à 600 euros par mois.
Eugénie, encore une mimirienne de l’amorce, explique que « les chantiers constituent aussi des dépenses mais qu’elles sont très amoindries car les bénévoles font tout eux–mêmes et avec une grande part de matériel de récupération. » Elle précise qu’au départ, « un planning des travaux sur 10 ans avait été fourni à la Ville. » Pour le moment, il est respecté d’après Gus.
« Nous sommes anarchistes »
En 2015, coup de théâtre : la préfecture envoie un agent qui déclare que la maison n’est pas aux normes pour accueillir du public. Les bénévoles réalisent des travaux d’ampleur pour respecter les règles ERP (Etablissement recevant du public). Ils consolident la structure de la maison et permettent l’accessibilité des personnes handicapées. Eugénie explique que cette période a aussi été le moment de réécrire les statuts juridiques de l’association, pour avoir un conseil d’administration collégial à 10 : « Nous avons alors réfléchi en profondeur la manière dont nous voulions prendre les décisions. » Ophélie ajoute : « L’idée c’est que nous voulons nous approcher d’un système anarchiste. Ce mot est méconnu parce que dans le langage courant il signifie désordre, mais en réalité, étymologiquement, cela désigne une société sans système de pouvoir et de domination. »
Hélène Rastegar, qui s’implique à ce moment-là dans la maison, réalise un film intitulé « Rêves en chantier » sur cette période charnière des mimiriens. Ophélie, de son côté, écrit et autoédite un livre intitulé « Les petits riens d’une société en mouvement » dont la sortie est prévue très prochainement. Se présentant comme une ethnologue urbaine, elle discute ce que représente la Maison Mimir. La maison réouvre en 2017, mais ne sera plus un lieu d’hébergement jusqu’à ce que les logements soient construits aux derniers étages.
« On est en train de faire passer toutes les économies dans la pandémie »
Comme expliqué au début de l’article, en temps normal, des événements plus ou moins importants ont lieu toutes les semaines. Mais là, avec la pandémie, ce n’est plus la même musique. Eugénie témoigne :
« Comme la majorité des acteurs culturels, on est dans le flou total. Maintenant qu’il n’y a plus d’événements, on a du mal à payer nos charges. Pour toutes les associations comme nous, la situation est de plus en plus préoccupante. Cette année, c’est les 10 ans de Mimir. Pour l’occasion, on a organisé 10 événements, dont des grosses dates aux mois de janvier, février et mars. Heureusement qu’on a fait ça. Tous les bénéfices sont allés dans les charges. À partir de ce mois d’octobre, tout y sera passé, et franchement, on ne sait pas encore comment on va faire. »
Les mimiriens vont certainement organiser des événements à plus petite échelle. Eugénie hausse les épaules : « On va essayer de passer de 300 à 40 personnes pour les concerts. Mais économiquement ce n’est pas viable pour nous, sachant qu’on veut rester à prix libre. Sinon, c’est l’esprit de Mimir qui s’effondre. » Dans le cadre de ses dix ans, la maison organise un vide–dressing le dimanche 18 octobre, avec « des habits à prix libre, un brunch, un atelier fanzine et une surprise artistique. » « Et on croise les doigt pour pouvoir recommencer à fonctionner normalement bientôt, » conclut Eugénie.