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On a discuté Histoire du Maroc, patriarcat et famille avec Leïla Slimani, prix Goncourt 2016

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Leïla Slimani, écrivaine de talent, sacrée prix Goncourt pour son roman “Chanson Douce” en 2016, était à Strasbourg il y a quelques jours. Elle était dans le coin pour présenter “Le Pays des autres”, premier tome d’une trilogie inspirée par l’histoire de ses grands-parents. Une saga familiale qui nous emmène à la rencontre de Mathilde, une jeune alsacienne tombée amoureuse d’un soldat marocain combattant dans l’armée française. À la Libération, la jeune femme s’installe au Maroc avec celui qui devient son mari et le père de ses enfants. Mathilde, qui imaginait cet exil comme une nouvelle indépendance, verra ses rêves et ses désirs entravés face à la société patriarcale, à la domination masculine. Amine, son mari, ne sera pas moins un étranger dans son propre pays, méprisé pour avoir combattu aux côtés des Français. “Le Pays des Autres”, c’est aussi et surtout l’histoire du Maroc, de 1945 à 1956, la montée du nationalisme, les colons, les indigènes, la violence pour accéder à l’indépendance. Avec ce roman, Leïla Slimani nous tient en haleine de bout en bout, et nous dévoile une galerie de personnages extrêmement attachants, tout en faisant revivre une époque qu’il est, à mon sens, crucial de connaître.
©  Emma Schneider

Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir écrivaine ?

Leïla Slimani : Ma mère (rires). Depuis que je suis toute petite, elle a toujours voulu que je devienne écrivaine. Et moi j’ai toujours cru que ma mère avait raison. Mais plus sérieusement déjà très jeune j’aimais lire et j’admirais la vie des écrivains. Je trouvais qu’ils avaient une vie hors du commun, extraordinaire, entre la fiction et le réel, entre l’engagement politique et la solitude. Une vie souvent passionnée, de grandes histoires d’amour, de voyages. La vie d’écrivain m’attirait beaucoup. Puis comme je lisais beaucoup, je me suis mise à écrire et après est venu le travail. Mais au départ c’était plus une admiration pour les écrivains eux-mêmes.

Dans votre nouveau roman vous vous êtes inspirée de l’histoire de votre grand mère. Qu’est-ce qui vous a donné envie de la coucher sur papier ?

Leïla Slimani : J’ai toujours su que j’écrirai cette histoire. Elle était tellement romanesque, tellement présente dans ma vie, ma grand-mère me l’a toujours raconté. Mon grand-père aussi. J’ai très bien connu mes grands-parents, ils m’ont en partie élevée, puis ils sont morts il y a quelques années. Ce sont des gens que j’ai connu très intimement et qui nous ont partagé toutes ces histoires. Mon grand-père racontait la guerre, son incarcération dans un camp. Ma grand-mère, elle, nous racontait comment elle était tombée amoureuse de ce soldat très mat de peau dans son petit village alsacien. Pour une petite fille comme moi c’était fascinant, je me suis dit que cette histoire était incroyable, comme dans les films. J’ai toujours su que je la raconterai mais je ne savais pas comment, je ne savais pas quand. Après “Chanson douce”, c’est la chose qui m’est venue le plus naturellement. C’est comme si j’avais envie de rentrer à la maison, de retrouver ma place, un cocon, de revivre avec ces personnages qui avaient disparu.

Effectivement ça n’a pas été la première histoire que vous avez décidé d’écrire. Vous auriez pu vous inspirer de l’histoire de votre famille pour votre premier livre, mais vous avez débuté par deux romans.

Leïla Slimani : Je voulais vraiment éviter ça. Au départ je voulais écrire de vrais romans, très secs, très directs, très clairs et limpides. Au début, il faut trouver sa voie, son style, sa façon de raconter. Dans “Dans le Jardin de l’Ogre” et “Chanson Douce” je suis allée au bout de quelque chose, j’ai expérimenté et maintenant je voulais passer à un autre style et une autre façon de raconter des histoires.

Cependant malgré l’aspect biographique, “Le Pays des Autres” reste tout de même très romanesque.

Leïla Slimani : Beaucoup plus classique d’ailleurs, même sur le plan du style et de la structure.

Votre grand-mère avait-elle réellement un caractère aussi trempé que celui de Mathilde ?

Leïla Slimani : Elle avait un caractère aussi trempé mais elle n’avait pas le même caractère. C’était une femme beaucoup plus terrienne. Mathilde a des côtés un peu écervelés parfois, ma grand-mère n’était pas comme ça, c’était une femme de la terre, qui avait vécu des épreuves terribles, qui était très solide. Mathilde, j’ai voulu en faire un personnage plus proche de Scarlett O’Hara que de ma grand-mère. Je me suis amusée avec certains aspects de ma grand-mère que j’ai exagérés, mais elles sont très différentes.

Dans votre livre vous dépeignez des années cruciales dans l’histoire du Maroc, à travers les colons, la montée du nationalisme, la décolonisation … C’était nécessaire selon vous de raconter cette période souvent méconnue ?

Leïla Slimani : Je n’aime pas trop me placer en disant qu’en tant que romancier je vais vous dire ce dont il faut parler. Mais en tant que personne, individu, je ressentais le besoin de comprendre cette partie de mon histoire qui m’avait été très peu racontée, d’un côté comme de l’autre, c’est-à-dire ni par les Marocains ni par les Français. Dans les livres d’histoires au Maroc, on raconte le nationalisme mais on entre peu dans les détails de ce que c’était, l’influence de la France et tout ça. Et en France pareillement, on vous donne l’impression que ce protectorat n’était qu’une petite parenthèse et qu’après tout le monde s’est quitté. Je voulais creuser ça, voir de manière plus nuancée, plus trouble, ce que ça avait pu être de vivre à cette époque.

Ce livre vous a donc demandé un véritable travail de recherche ?

Leïla Slimani : Oui, j’ai fait beaucoup de recherches et après j’ai essayé de me détacher de tout ce que j’avais appris. Je ne voulais surtout pas me laisser écraser par des connaissances historiques. Je voulais raconter cette époque comme les gens l’ont vécue et pas avec les connaissances qu’on a aujourd’hui sur celle-ci, sinon j’aurais risqué d’être dans un récit totalement anachronique.

©  Libraire Kléber

Dans ce nouveau roman, vous explorez également les thèmes du patriarcat, de la domination, du manque de liberté des femmes et des traditions souvent archaïques. Ce sont des choses qui vous tiennent à cœur, des combats que vous menez ?

Leïla Slimani : C’est vrai que lorsque j’écris un roman, et même sans m’en rendre compte, ce sont toujours ces thèmes qui reviennent. Mais je crois qu’un romancier travaille avec des obsessions qu’il ne maîtrise pas totalement. Effectivement il y a toujours dans mes livres cette mécanique de la domination, cette difficulté pour les femmes à s’épanouir dans la vie domestique, l’aliénation que peut représenter la vie intime, les cellules familiales dans la vie d’une femme. Ce sont des sujets qui m’obsèdent. Comment on se fait dévorer, comment on cesse d’être un individu, pour n’être plus que la mère de quelqu’un, la femme de quelqu’un, la fille de quelqu’un.

C’est souvent le cas dans ce roman. D’ailleurs, on y retrouve des personnages masculins et féminins, mais ce sont les personnages féminins qui sont largement mis au premier plan. C’était volontaire ?

Leïla Slimani : Je ne peux pas m’en empêcher. D’abord parce que je suis fascinée par les femmes, plus que par les hommes. Les femmes me fascinent, m’intriguent depuis que je suis toute petite. Je trouvais que c’était fascinant que des êtres qui étaient par certains aspects très fragiles, par certains aspects dominés, recelaient en elles une force qui m’apparaissait invincible. Je voyais ma mère, ma grand-mère, toutes les femmes de ma famille comme des femmes invincibles. Il ne pouvait rien leur arriver, j’avais foi en elles et en même temps je me rendais compte que la société ne portait pas ce regard sur les femmes. Ça me mettait en colère et ça me donnait envie d’écrire, de raconter tous les secrets des femmes dont, moi j’étais spectatrice. La vie à l’intérieur de la maison n’est pas censée être un sujet très intéressant pour les romans. Les grands romanciers hommes vous diront : “Ce sont des histoires de bonnes femmes” , à propos de ce qu’il se passe dans la cuisine, des histoires d’enfants, de tâches, de couches. “Qu’est ce qu’on s’en fiche”. Alors que pour moi c’est le cœur de la vie. Dans ces moments très banals de la vie, les femmes sont traversées par des sentiments d’une profondeur et d’une violence immense. C’est vraiment ça que je veux raconter.

Et on l’entrevoit très bien, au moment où Mathilde et Amine arrivent au Maroc et vivent d’abord chez la mère de ce dernier. Mouilala est enfermée en permanence dans sa maison, et tout se passe dans l’espace clos de la cuisine.

Leïla Slimani : Il se passe beaucoup de choses. J’ai toujours pensé que l’espace domestique était un espace politique, c’est le premier espace de la violence, de la confrontation sociale. Dans ce cas, c’est aussi une confrontation culturelle, puisque ces deux femmes se retrouvent à vivre dans une même maison alors qu’elles ne parlent pas la même langue, l’une est éduquée, l’autre ne l’est pas. Elles n’ont pas du tout la même vision du monde, pas du tout le même statut social. Elles ne viennent pas du même univers. C’était très intéressant de confronter ces deux personnalités.

Mathilde qui en partant s’installer au Maroc avec son mari , pensait vivre l’aventure, l’exil, la liberté, s’aperçoit très rapidement, qu’au final elle ne gagne ni en indépendance, ni en autorité. Qu’elle n’a fait que passer d’un père à un mari. Ses rêves et ses aspirations sont entravés. Pourtant elle reste. Et ment également à sa famille en Alsace en leur contant une vie totalement romancée.

Leïla Slimani : Elle veut vivre l’aventure, et elle la vit d’une certaine façon, mais pas de la manière dont elle pensait. Elle écrit des lettres où elle se fait passer pour Karen Blixen mais cette dernière est une femme qui s’est construite individuellement, en dehors d’un couple, d’un mariage… Mathilde vit l’aventure mais dans un cadre assez conformiste, elle se marie, elle a des enfants, et donc elle est coincée, elle n’arrive plus à trouver de place pour vivre son aventure individuelle. Ce qu’on attend d’elle c’est qu’elle élève ses enfants, qu’elle fasse la cuisine, que sa maison soit propre, qu’elle soit un soutien pour son mari qui travaille et pour qui c’est difficile, qui a besoin de rentrer chez lui et de trouver une femme qui va s’occuper de lui. Elle se retrouve totalement coincée et en contradiction avec elle-même.

J’aime beaucoup le passage où Amine annonce à Mathilde qu’il va sortir rejoindre ses amis. Il refuse qu’elle l’accompagne sous prétexte que ce n’est qu’entre hommes, que ce n’est pas convenable pour une femme et Mathilde lui rétorque : “Si ce n’est pas convenable pour moi je ne vois pas en quoi cela le serait pour toi”.

Leïla Slimani : Ma grand-mère était comme ça. Lorsque mon grand-père sortait, il avait peur qu’elle le suive, alors souvent il traversait le salon très très vite pour pas qu’elle ne puisse le voir et il disait : “Bon je sors”. Et ma grand-mère qui avait jusqu’à la fin de sa vie un accent alsacien très très fort, et qui parlait en arabe avec cet accent, lui disait : “Je viens avec.” Et elle le suivait, elle enlevait son tablier. Les ouvriers me racontaient qu’on les voyait courir , elle lui courait derrière parce qu’elle ne voulait pas le laisser sortir, et elle l’accompagnait au bar alors qu’il ne voulait pas. Je dis souvent que mon féminisme vient de là. La phrase : “Je viens avec”. Je trouve que c’est une phrase très juste, elle signifie : “Moi aussi je veux faire partie du truc, ne pas être mise de côté. Donc je viens avec.”

Amine est un personnage un peu en second plan. On pourrait ne pas forcément l’aimer car parfois il est vraiment dur et méprisant, mais pourtant on s’y attache énormément. C’est quelqu’un de droit, d’honnête, de très travailleur, qui n’est pourtant respecté ni par la France aux côtés de laquelle il a combattu, ni par les gens de son propre pays qui le considèrent comme un traître. Au final, on excuse son amertume parce qu’on la comprend.

Leïla Slimani : Il est méprisant parce qu’il est méprisé. C’est aussi ce que je voulais montrer. La mécanique de l’humiliation est une mécanique terrible. Celui qu’on humilie, humiliera aussi. C’est ce qu’expliquent très bien tous les grands écrivains de la colonisation ou de la décolonisation, dont Frantz Fanon. Il dit : “Le colonisé c’est celui sur qui s’exerce une violence et qui ne rêve que d’une chose, c’est d’exercer la violence lui-même.” Et c’est ça qui est terrible, Amine est un homme qui va faire la guerre pour un pays qui n’est pas le sien, dans lequel il n’a aucune reconnaissance. Il est enfermé dans un camp, il revient ensuite dans son pays où à nouveau on le tutoie, on le méprise. C’est un homme qui a le sentiment de ne jamais avoir droit à la reconnaissance qu’il mérite. C’est aussi un homme très travailleur, très honnête sur ce plan là, très ambitieux, qui a vraiment envie d’acquérir son indépendance, qui ne rechigne jamais à la tâche. J’ai beaucoup d’admiration pour cet homme qui essaye de s’extraire de la misère, qui essaye de donner quelque chose à ses enfants. Par exemple à Aïcha, sa petite fille si intelligente. Il a envie qu’elle réussisse, il lui dit : “Tu vois tu pourras faire médecin, tu pourras faire avocate…” Il ne veut pas qu’elle vive ce qu’il vit lui, c’est-à-dire l’archaïsme, l’humiliation… C’est un personnage auquel je tiens même si je vois sa violence et sa dureté, mais c’est aussi un personnage très attachant par certains aspects parce qu’il est très maladroit.

Puis on remarque qu’Amine peut parfois être méprisant avec sa femme, mais c’est un défaut qui ne manque pas à Mathilde non plus.

Leïla Slimani : Bien sûr, Mathilde est parfois très raciste. Elle traite sa femme de ménage très, très mal. Elle a des côtés vraiment pas reluisants.

©  Librairie Kléber

Amine a quelque chose de très attachant, aussi parce qu’on voit qu’il essaye vraiment de faire au mieux, il fait tout pour y arriver, au point où on ressent de l’injustice en lisant l’accumulation de ses mésaventures. Il fait vraiment tout pour réussir, il le mériterait.

Leïla Slimani : C’est aussi une époque, une génération qui a été élevée d’une manière que nous on a oubliée. Ce sont des enfants à qui on a jamais dit je t’aime. Il n’y a pas de tendresse, ce sont des vies qui sont dures, des vies où on a très peu. Un enfant qui fait une bêtise se prend immédiatement une torgnole et ce n’est pas une petite gifle. Ce sont des gens qu’on a envoyé à la guerre à 17, 18 ans à 3000 km de chez eux. Des gens qui aujourd’hui passeraient trois heures par semaine chez le psy. Ils sont traumatisés. Et cet homme-là revient, habité par les horreurs qu’il a vu pendant la Seconde Guerre mondiale et il ne s’appesantit pas du tout sur son sort, il se dit qu’il faut continuer, vivre, se battre.

Et à son retour, il se sent étranger dans son propre pays.

Leïla Slimani : Absolument.

Vous êtes vous déjà sentie étrangère ?

Leïla Slimani : Toujours. Partout. En France, au Maroc …Mais c’est très bien, j’adore ce sentiment. J’aime me sentir étrangère, c’est très agréable.

Pourquoi avoir décidé de faire une trilogie de cette histoire ?

Leïla Slimani : Le personnage principal du livre, c’est le Maroc. J’avais envie de raconter l’évolution de ce pays depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui. Essayer de raconter la rapidité des événements, des évolutions et donc leur violence parce que quand les choses vont très très vite, il y a évidemment des situations de rejet, des gens qui sont laissés sur le bord de la route. Puis aussi je trouve que c’est un pays qui a une histoire extrêmement romanesque, c’est pour ça que je voulais le faire en trois tomes.

Pokaa est un magazine strasbourgeois, vous avez vous même des origines alsaciennes, si vous pouviez amener quelque chose de Strasbourg chez vous ce serait quoi ?

Leïla Slimani : Ce serait en rapport avec la cuisine puisque ma grand-mère nous faisait beaucoup de cuisine alsacienne, elle avait tout ces beaux plats alsaciens en céramique qu’elle avait amenés de sa jeunesse. De ses fiançailles jusqu’à ses 95 ans, elle continuait à nous cuisiner des plats dedans. Ma mère quant à elle a fait ses études à Strasbourg, et en plein été à Rabat elle nous cuisinait de la choucroute. Et elle faisait le kougelhopf elle-même. Donc ce serait quelque chose en rapport à la nourriture pour en ramener à mes sœurs ou à ma mère qui m’a demandé ce matin de dire bonjour de sa part à Strasbourg.

>> Propos recueillis par Emma Schneider <<

Un grand merci à Leïla Slimani et son équipe, à la Librairie Kléber et a l’Aedaen Place pour leur accueil.

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