Après la pandémie de Covid-19, les soignantes et les soignants ont manifesté le 16 juin à Strasbourg comme dans d’autres villes françaises. Pokaa a pu recueillir de nombreux témoignages d’infirmières, d’aides soignantes et de médecins mobilisés. Entre 5 et 10 000 personnes étaient présentes au rassemblement de la capitale alsacienne. Reportage.
“Je suis dans le métier depuis 10 ans, je suis déjà KO. Comment je peux soigner dans ces conditions ? C’est la vie des patients qui est en jeu.” Tugba travaille dans un service de cardiologie au Nouvel Hôpital Civil (NHC). Venue avec des collègues proches, elle fait partie des 5 à 10 000 personnes rassemblées le mardi 16 juin place Kléber, d’où une manifestation pour les soignants doit partir. “La pandémie a jeté une lumière crue sur notre situation, mais on insiste, cela fait longtemps que c’est terrible, et c’est de pire en pire. Ne croyez pas les beaux discours du gouvernement, si on ne se mobilise pas, ils ne donneront que des miettes,” lance une aide soignante de l’Hôpital de Hautepierre qui préfère rester anonyme.
“C’était horrible,” lance Sabrina. Elle travaille en cardiologie avec Tugba. Sur les 27 personnes de leur service, 3 sont encore en arrêt maladie à cause de la Covid. Sabrina explique : “Certains d’entre nous ont été réquisitionnés pour ouvrir un service Covid, mais on ne savait pas comment faire, on ne connaissait pas les protocoles au départ. Il a fallu bricoler nous-mêmes. Et comme il y avait de fait moins de lits pour la cardiologie, de nombreuses personnes n’ont pas pu être prises en charge.” Dans le groupe, en prenant du recul, tous s’accordent à dire qu’ils sont entrés dans un “état opérationnel” : “On n’avait pas le choix, il fallait continuer, sinon les gens mourraient. Mais on avait peur d’attraper la maladie, peur de la transmettre à nos proches. Il faut le dire, on avait peur de mourir !”
“On compte 30 morts dans notre EHPAD”
De nombreuses personnes portent des blouses, ou d’autres tenues qui témoignent de la profession qu’elles exercent. Certains arborent les uniformes du SAMU (Service d’aide médicale urgente). Elisa, quant à elle, venue avec des amis soignants, travaille dans un EHPAD près de Strasbourg. Elle décrit ce qu’elle a vécu pendant la pandémie :
“On compte 30 morts dans notre établissement. C’était l’enfer. Les gens mourraient, et à cause de la saturation des hôpitaux, ils n’étaient même pas pris en charge. On les sédatait pour qu’ils ne souffrent pas trop. En plus on avait pas de matériel. Il faut savoir qu’au début, on nous a même interdit de mettre des masques. Le gouvernement disait que ça ne servait à rien. On mettait des robes ouvertes prévues pour les résidents parce qu’on manquait de blouses.”
D’après les témoignages que nous recueillons, le matériel a manqué partout. Pour les ambulanciers, les urgences, les services hospitaliers, les EHPAD, les infirmières à domicile… Gabrielle, médecin hospitalière depuis 34 ans, évoque la logique de rentabilité demandée aux hôpitaux : “Les moyens sont de plus en plus réduits, en effectif, en lits, en matériel. Tout ça c’est une affaire de priorité budgétaire. Des restrictions économiques sont massivement imposées aux hôpitaux. Comme si la santé n’était pas une priorité. C’est notamment lié au système de tarification à l’activité (T2A) [entré en vigueur sous Chirac en 2004, ndlr], qui consiste à établir un budget prédéfini pour chaque type d’activité hospitalière. Les directeur des hôpitaux doivent tout mettre en œuvre pour rester dans les clous et faire des économies partout où ils peuvent.”
“On a l’impression d’être à l’usine”
Laurent est infirmier à l’hôpital depuis 12 ans. Il a longtemps été urgentiste.“Les services d’urgence sont tributaires des autres services car les patients doivent souvent être hospitalisés par exemple en pneumologie ou en cardiologie après leur arrivée. S’il n’y a pas de place dans ces services, les urgences sont saturées et des patients se retrouvent à attendre dans les ambulances ou sur des brancards dans les couloirs, parfois jusqu’à 72 heures. Comme il y a de moins en moins de lits dans les services, les urgences sont de plus en plus saturées, c’est implacable.” Depuis 15 ans, 69 000 lits ont été supprimés en France. Rien qu’aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, entre 200 et 300 lits ont disparu ces 4 dernières années.
“C’est simple, on a l’impression d’être à l’usine. On revendique tout le contraire. Du temps pour les patients, du matériel et un peu plus de considération,” explique Gabrielle. “On a l’impression d’être des larbins franchement. J’ai fais 50 heures supplémentaires depuis février qui ne seront certainement pas payées. J’ai eu une semaine à 60 heures pendant la crise,” s’insurge Fanny, qui travaille dans un service de rééducation.
“Il faut que des mesures suivent”
Vers 14h50, une foule est encore présente place Kléber, mais la tête de la manifestation, partie 20 minutes plus tôt, avance déjà sur le quai des Bateliers. De nombreux passants applaudissent les soignants. Laurence, infirmière dans le soin à domicile, est émue. “Vous savez, les métiers du soin, on les pratique pour les autres. Cette reconnaissance de la population fait chaud au cœur. Mais il faut que des mesures suivent.” Le gouvernement a lancé une “concertation des soignants”, appelée Ségur de la santé, depuis le 25 mai, censée aboutir sur des mesures justement. Viviane, infirmière, n’y croit pas vraiment. “Pourquoi ils changeraient d’avis maintenant, alors que cela fait des années qu’on alerte ?”
La manifestation passe par la Krutenau et finit à côté du campus universitaire, devant le siège de l’Agence Régionale de Santé (ARS) Grand Est. La foule, compacte, reste sur place jusqu’à 16h30. De nombreux slogans retentissent : “Du fric pour l’hôpital public”, “Anticapitaliste”, “Si toi aussi tu te sens exploité tape dans tes mains”. Vers 17h, des petits groupes essaiment dans tout Strasbourg. Place Kléber, des soignants et des gilets jaunes chantent ensembles autour d’un groupe de musique improvisé et se donnent rendez-vous pour la prochaine mobilisation, qui ne semble pas encore fixée.