Ce samedi 12 octobre, d’importants rassemblements ont eu lieu dans plusieurs grandes villes comme Paris ou Berlin pour dénoncer les récentes opérations militaires turques dans la vallée du Rojava au nord-est de la Syrie. A Strasbourg, la diaspora kurde s’est réunie place Kléber à 14h, accompagnée de non-kurdes solidaires, d’élus strasbourgeois et de quelques partis politiques. La foule de près de 1000 personnes exprimait sa colère et son désespoir face à ce qu’ils estiment être une trahison de leurs alliés occidentaux. On est allé à leur rencontre pour y voir un peu plus clair dans ce bourbier géopolitique.
Le contexte de la manifestation
Après le retrait des troupes américaines annoncé la semaine dernière par Donald Trump, la Turquie continue son offensive militaire au nord de la Syrie, dans la vallée du Rojava, depuis le 9 octobre. L’armée du président turc Recep Tayyip Erdogan (du parti nationaliste et conservateur AKP) et ses alliés bombardent et attaquent des villes occupées par les forces kurdes, provoquant des dizaines de morts, civiles comme militaires, et le déplacement de plus de 130 000 personnes.
Les forces armées kurdes forment le YPG (milice kurde syrienne des Unités de protection du peuple), une partie importante du FDS (forces démocratiques syriennes), et sont les principaux alliés des occidentaux contre l’organisation État l’Islamique. Mais le président turc Erdogan considère le YPG comme une organisation terroriste. S’ils ne sont pas exempts de reproches, le YPG (et le parti, le PYD), ne sont en tout cas pas considérés comme organisations terroristes pour la communauté internationale.
Le président turc assimile le YPG aux rebelles du PKK (le parti travailliste kurde), considérés comme une grande menace par la Turquie depuis 40 ans. Le PKK est accusé d’avoir commis régulièrement des attentats sur le sol turc et est considéré comme une organisation terroriste par une partie de la communauté internationale. La lutte entre les kurdes et l’état turc dure donc depuis plusieurs dizaines d’années. Les kurdes réclament l’autonomie de leur peuple (présent en Irak, Iran, Syrie et Turquie) et un territoire étendu pour former un pays. Ils subissent une forte discrimination et répression de la part de l’état turc. Ces nouvelles attaques, rendues possible par le retrait des troupes américaines qui protégeaient jusqu’ici le territoire, relancent donc le conflit entre la Turquie et les Kurdes et provoquent la colère des Kurdes de Strasbourg et d’ailleurs.
“Erdogan assassin !” scande la foule
Le départ de la manifestation avait lieu vers 14h30 place Kléber ce samedi. Le cortège effectue une boucle en passant par le quai Saint Nicolas. Au niveau de la place Gutenberg, la tension monte en flèche, lorsque, selon les organisateurs, un petit groupe de personnes pro-Erdoğan aurait provoqué l’avant du cortège. Quelques coups sont échangés, les forces de l’ordre parviennent à séparer la foule au niveau des grandes arcades. “Ils veulent nous faire passer pour des terroristes ! On n’est pas là pour attiser la haine. Ne cédez pas à la provocation !” scande une organisatrice au micro.
Le président de l’association franco-kurde de Sarreguemines,
Mr. E.Coskun, est en colère: “C’est une trahison de nos alliés. On a combattu pendant plus de 8 ans ensemble pour en finir avec Daesh. On avait pratiquement terminé le travail, mais là on risque de les voir renaître. Les Turcs vont en profiter pour faire un génocide contre notre peuple. Ils bombardent déjà les villes kurdes avec leurs F16 ! Nous appelons la population strasbourgeoise a nous soutenir. La France est un grand pays, avec une grande force de dissuasion. Elle doit faire son travail.”
Reportage audio de la manifestation à Strasbourg
Vers la fin de la manifestation, Sevin, membre du mouvement de femmes kurdes en Europe s’indigne: “Ici à Strasbourg, en plein centre de l’Europe, on a des provocations des nationalistes turcs qui soutiennent les terroristes de Daesh contre nous. C’est intolérable. On a perdu 11 000 combattants dans ce conflit. […]Il ne fallait surtout pas que la coalition internationale s’en aille. Erdogan n’a pas attendu une minute et le sang coule déjà, sous les yeux de la communauté internationale” explique Sevin, les larmes aux yeux.
Les enjeux internationaux sont majeurs et sur plusieurs plans. Le plus préoccupant d’entre eux est le risque de génocide du peuple kurde par l’armée turque. “La première demande d’urgence, le minimum, serait de décréter une zone aérienne interdite sur le Rojava” déclare Hélène Erin, membre du Centre Démocratique du Peuple Kurde. On ne s’attendait pas du tout à ce que, en un simple coup de fil avec Trump, Erdogan arrive au retrait des troupes américaines. C’est très brutal. Dans ce cortège, il y a des réfugiés politiques du Rojava, toute leur famille est à Kamechliyé, une ville bombardée en ce moment.[…] Il faut que le conseil de sécurité de l’ONU intervienne pour que ça cesse! La Turquie fait partie de l’ONU, de l’OTAN ! Elle commet en ce moment des crimes inhumains. ” La Turquie défend son attaque en invoquant “son combat contre le terrorisme kurde” et parle d’une opération nommée “Source de Paix”.
“Zone tampon” pour les réfugiés et risque d’évasion des prisonniers djihadistes
“La Turquie n’attaque pas pour rien. Elle cherche à récupérer les milliers de prisonniers djihadistes détenus par les kurdes qui les ont combattus aux côtés des occidentaux. Erdogan a aidé pendant des années les terroristes islamistes !” estime Hélène Erin. Selon Le Monde, près de 2000 djihadistes étrangers seraient détenus dans les prisons kurdes, dont 400 à 500 ressortissants français pour lesquels la question du rapatriement se pose. L’objectif affiché par Ankara est surtout de créer une zone tampon au nord de la Syrie pour y placer une partie des 3,5 millions de réfugiés actuellement sur le territoire turc. Des réfugiés que le président turc Erdogan instrumentalise pour faire pression sur l’Europe en menaçant “d’ouvrir les vannes” de l’immigration.
130 000 personnes fuient les combats
Cette attaque turque est une nouvelle étape dans le conflit syrien, complexifiant encore un peu plus la situation. Depuis 2011, le bilan humain s’élève à 370 000 morts recensés. La condamnation internationale se fait quasi-unanime et les premières sanctions tombent sur Ankara. Les gouvernements allemand et français ont d’ores-et-déjà arrêté de livrer des armes à la Turquie et demandent l’arrêt immédiat de l’attaque turque. Les combats ne risquent pourtant pas de cesser malgré les mesures internationales annoncées : le président turc Erdogan a déclaré ce dimanche qu’il ne cessera pas ses opérations. La situation évolue d’heure en heure, diplomatiquement comme militairement. Ce lundi, nouveau revirement, on apprend que les forces militaires syriennes de Bachar Al Assad (d’anciens ennemis des Kurdes dans la guerre syrienne) rejoignent les Kurdes contre l’offensive turque.
Texte, images et son @ M.L./Pokaa.fr