Des incidents sont régulièrement répertoriés dans la centrale nucléaire de Fessenheim, située à environ 100km de Strasbourg. Une vingtaine « d’événements significatifs pour la sûreté » ont lieu tous les ans. Parmi eux, les « événements précurseurs » correspondent à des moments où la fusion du noyau, ce qui est arrivé à Tchernobyl avant la catastrophe, est devenue plus probable qu’elle ne l’est en théorie. Entre 2004 et 2014, on en dénombre 31 de ce type. Il existe aussi de nombreux risques liés à la situation géographique de la centrale, qui se trouve sur une zone sismique. De plus, elle est sous le niveau d’un canal qui passe à proximité, ce qui rend possible une inondation en cas de rupture de la digue. En bref, même s’il est peu probable, le risque d’une catastrophe nucléaire est bien réel, et celui-ci est mal communiqué par EDF et AREVA. En 2021, après une mobilisation antinucléaire qui aura duré des dizaines d’années, la centrale de Fessenheim devrait cesser son activité. Le démantèlement qui aura probablement lieu ensuite constitue un risque de dispersion de radioactivité.
La salle des machines de la centrale nucléaire de Fessenheim est inondée par 100 m³ d’eau à cause d’un défaut d’étanchéité de la tuyauterie. Un circuit électrique important est éclaboussé, ce qui déclenche une alarme dans la salle de commande. Dans l’urgence, le réacteur numéro 1 est mis à l’arrêt. Nous sommes le 28 février 2015. Quelques jours plus tard, le 5 mars, la tuyauterie qui a cédé est remise en fonction, mais se met rapidement à vibrer, puis rompt totalement. La sirène qui donne l’alerte de l’évacuation de la salle des machines sonne, mais le personnel n’évacue pas, pensant qu’il s’agit d’une « alarme test. » Moins d’un an plus tôt, un incident similaire a lieu le 14 avril. Le réacteur numéro 1 est stoppé suite à la détection d’une fuite dans sa tuyauterie d’alimentation en eau. L’accident est classé au niveau 1 sur l’échelle INES, qui note les événements de 1 à 7 selon leur dangerosité. Le niveau 1 correspond au moins dangereux.
Ces incidents correspondent à des événements significatifs pour la sûreté (ESS). D’après Evangelia Petit, chef du bureau de l’information des publics de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), « une vingtaine d’ESS sont répertoriés à Fessenheim tous les ans. La majorité d’entre eux (environ 90%) sont en deçà des seuils de classement (qu’on appelle aussi niveau 0). L’intérêt de procéder à une déclaration systématique des ESS, même mineurs, est d’alimenter, grâce à leur analyse, les démarches d’amélioration continue en matière de sûreté. On appelle cette démarche le retour d’expérience. »
Parmi ces événements, certains sont classés « précurseurs ». Ils correspondent à des incidents pendant lesquels la probabilité d’assister à une fusion du cœur du réacteur augmente. « Le scénario d’accident le plus grave susceptible d’affecter un réacteur tel que ceux exploités en France, dans le cas où ces fonctions de sûreté ne remplissent pas leur rôle, ou sont indisponibles, est l’accident avec fusion du cœur. Cet accident, s’il n’est pas maîtrisé, peut conduire à des rejets radioactifs. » explique Evangelia Petit. Concrètement, c’est ce qui s’est passé à Tchernobyl.
Deux types de risques : cause interne et cause externe
Sylvia Kotting-Uhl, une député du parti des Verts en Allemagne, a obtenu un document répertoriant 31 événements précurseurs qui ont eu lieu à la centrale nucléaire de Fessenheim entre 2004 et 2014. Pour l’ASN, les événements précurseurs ne sont pas forcément graves : « Le caractère « précurseur » d’un ESS n’est pas en soi un critère de dangerosité, mais une classification technique qui permet de le situer, en termes de retour d’expérience. »
Des incidents surviennent donc régulièrement dans la centrale nucléaire de Fessenheim, comme dans toutes les installations de ce type dans le monde d’après Henri Desbordes, physicien et porte parole du CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité). Il synthétise les risques liés aux centrales nucléaires en les catégorisant en deux parties : les risques internes et les risques externes :
« Les risques internes correspondent à tous les événements qui peuvent subvenir pour des causes liées uniquement à l’activité de la centrale. Par exemple, une erreur humaine ou un défaut technique qui conduit à un accident. C’est le cas de la catastrophe de Tchernobyl. L’ASN communique un certain nombre d’accidents, de défaillances, de mal façons, de vieillissements et en fait une analyse. Est-ce qu’ils savent tout ? Moi je n’en sais rien. Ensuite, les risques liés à des facteurs externes mettent en cause des éléments extérieurs, comme un séisme, une inondation ou un attentat par exemple. Le rejet de radioactivité de Fukushima a eu lieu à cause de facteurs externes, en l’occurrence un séisme puis un tsunami. »
Des scénarios catastrophes sont envisageables
Les associations antinucléaires dénoncent le fait que la centrale nucléaire de Fessenheim se trouve sur une zone sismique et en dessous du niveau moyen du grand canal d’Alsace qui passe à proximité et dans lequel l’eau de refroidissement est pompée. Au vu de cette situation, divers scénarios catastrophes sont envisageables. Une rupture de la digue du canal inonderait inévitablement la centrale. Un tel événement conduirait à un choc thermique qui aurait des conséquences gravissimes sur les réacteurs.
Pour André Hatz, président de Stop Fessenheim, il existe une « pléiade de risques. » En collaboration avec des chercheurs physiciens, il les a tous répertoriés mais la liste (document répertoriant les risques) est en constante évolution :
« La centrale nucléaire présente de graves risques pour la population : l’hétérogénéité de l’acier du réacteur pouvant amener à une fissure, des soudures non conformes, la porosité du béton du bâtiment du réacteur, le manque de sûreté des piscines… Il existe de très nombreuses failles, mais comme nous n’avons pas accès à toutes les informations, nous ne savons pas tout. C’est l’ASN qui rend public ou pas les éléments qu’elle a à disposition.»
« EDF ne communique pas sur le risque nucléaire mais sur les avantages de ce type d’énergie »
Malgré tous ces éléments, l’ASN ne s’alarme pas : « au vu des évaluations faites chaque année, la centrale de Fessenheim se distingue favorablement par son niveau de maîtrise de la sûreté dans les opérations d’exploitation et de maintenance. »
La communication de cette instance est remise en perspective par une recherche menée par Nicolas Couégnas et Marie-Pierre Halary :
« Si l’on comprend sans mal, par exemple, qu’EDF ne communique pas sur le risque nucléaire mais sur les avantages de ce type d’énergie, on peut être plus surpris de la position tenue par l’ASN, dont le discours relève également d’un « tout va bien » massif. Or c’est cette instance qui fixe les normes d’exploitation et qui vérifie si tout est bien appliqué. En même temps, l’ASN a le rôle d’informer, sur les risques nucléaires. Cette dimension est essentielle car elle va déterminer la confiance des Français dans le nucléaire et dans son action. Cet organisme, même indépendant en théorie, adopte donc forcément une communication positive sur la sécurité puisque celle-ci est de sa responsabilité. De plus, le risque nucléaire ne peut supporter, de part sa gravité et son envergure spatiale et temporelle, le moindre dysfonctionnement. Les incidents qui surviennent régulièrement et le risque réel sont inassumables donc il ne sont pas vraiment communiqués. »
« La centrale de Fessenheim ne correspond pas aux standards européens de sûreté nucléaire. »
Pour Julien Baldassara, salarié de l’association sortir du nucléaire, qui a travaillé au sujet de la communication d’EDF et d’Areva, la communication s’axe en ce moment sur l’écologie :
« Le marketing est de plus en plus basé sur le greenwashing. Ainsi, Areva n’hésite pas à comparer le coût environnemental de son activité à celui du pétrole ou du charbon. L’argument préféré des partisans de l’atome revient comme un mantra : le nucléaire est une énergie propre car il ne rejette pas de CO2 dans l’atmosphère. Cette technique de communication est utilisée notamment parce qu’elle est rassurante : un projet écologique ne peut pas être dangereux dans l’inconscient populaire. Pourtant, de l’extraction des minerais à la gestion des déchets en passant par le traitement des combustibles, l’ensemble des étapes de la filière nucléaire contamine durablement et de manière irréversible l’environnement, et tout le greenwashing du monde n’y changera rien. »
Alfred Mertins, est un ancien membre de l’ASN allemande. Sa perception du risque de Fessenheim se démarque particulièrement de celle communiquée par l’Autorité de sûreté nucléaire en France. Il en parle dans Rue89 Strasbourg : « La centrale de Fessenheim ne correspond pas aux standards européens de sûreté nucléaire. Elle n’est pas protégée contre un crash d’avion ni contre les conséquences d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Enfin, les deux piscines dans lesquelles est stocké le combustible usagé sont situées dans des constructions légères, contrairement aux centrales allemandes où les piscines sont situées dans l’enceinte de confinement. »
« En France, ça nous suffit de dire qu’il est peu probable qu’un accident arrive. »
On comprend bien que la situation à la centrale nucléaire de Fessenheim, comme sur tout le parc nucléaire, n’est pas aussi maîtrisée que les pouvoirs publics ne le laissent entendre. Les incidents sont courants, et les risques liés à des événements externes existent. Objectivement, doit-on craindre une catastrophe grave à Fessenheim ? La question a été posée à Jean-Marie Brom, directeur de recherche en physique des particules au CNRS et membre de Stop Fessenheim :
« Pour être tout à fait honnête, la centrale nucléaire de Fessenheim n’est pas dans un état de délabrement total et elle est très surveillée c’est vrai… mais il existe des problèmes ! Et il faut bien comprendre que le risque zéro n’existe pas avec ce type d’installation. Soyons concrets : si pour une raison ou une autre, la digue du canal du Rhin saute, on assiste à une catastrophe. C’est peu probable, mais tout de même possible… comme pour Fukushima et Tchernobyl. Ce qui est notable avec cette centrale, c’est que les problèmes répertoriés sont souvent liés aux éléments qui servent au secours. Donc en cas d’accident, la situation peut vraiment dégénérer. En France, nous avons une approche probabiliste de la prise en compte du risque lié au nucléaire. On estime qu’il est peu probable qu’un incident arrive, et ça nous suffit. Dans d’autres pays, une centrale n’aurait jamais été construite sur une zone sismique comme c’est le cas à Fessenheim…. »
Cette centrale, ouverte depuis très longtemps, aura suscité une mobilisation militante de grande ampleur. Depuis 50 ans, des manifestations et des actions ont lieu pour dénoncer les risques qui y sont liés. Les guêpes de Fessenheim, trois femmes qui avaient constitué un comité contre la construction de la centrale dans les années 70 déclaraient déjà à l’époque : « après ce que nous avons lu, nous sommes extrêmement angoissées. Il faut élargir le débat, à l’échelle européenne, tout le monde doit être informé. » …
Et la lutte a effectivement dépassé les frontières : des Suisses et des Allemands sont largement mobilisés contre la centrale de Fessenheim, des manifestations ont lieu régulièrement. Le 30 septembre, EDF annonçait dans un communiqué que la plus vieille des centrales françaises allait cesser son activité d’ici environ 2 ans. Jean-Marie Brom remet cette annonce dans son contexte :
« C’est une bonne nouvelle mais c’est certainement très politique : le nucléaire se doit d’avoir bonne réputation. La centrale nucléaire de Fessenheim, n’est certainement pas la pire mais elle est la plus connue des antinucléaires, sa fermeture est très demandée. Cela apparaît donc comme un geste fort et responsable de la part du gouvernement. Maintenant il y a toute une communication à ce sujet. Mais en réalité la France a encore un vrai programme nucléaire et ne compte pas s’arrêter de sitôt. Le chantier de la centrale EPR de Flamenville en est une belle illustration, EDF investit encore massivement dans ce type de production d’énergie. »
Vers un démantèlement risqué ?
Et maintenant, le démantèlement de la centrale va commencer d’ici environ 8 ans, le temps que les réacteurs refroidissent. Cette opération risque d’être très compliquée d’après Jean-Marie Brom :
« Nous n’avons aucune expérience pour cela. Il faudra notamment découper le réacteur avec un robot spécialement conçu pour cette centrale. Celui-ci n’existe pas encore, il faut le créer. Ces découpes provoqueront forcément une dispersion de radioactivité. Pour moi, le mieux serait de ne pas démanteler la centrale mais de l’utiliser comme lieu de stockage de déchets nucléaires. Cela serait peut être le plus pertinent et le moins risqué. »
Après 45 ans de fonction, la centrale nucléaire de Fessenheim n’a pas fini de faire parler d’elle. Pour la première fois en France, une telle infrastructure sera démantelée avec toutes les incertitudes que cela induit.
Thibault Vetter
Sources et liens pour aller plus loin :
> Dans la centrale nucléaire de Fessenheim, des incidents à répétition (Le Monde)
> La défense de l’énergie nucléaire comme pratique discursive : analyse sémio-rhétorique
> 31 « événements précurseurs » à la centrale nucléaire de Fessenheim
> Communication et éléments de langage : dans la novlangue de l’atome
> Signification et communication du risque : le cas du nucléaire
> FESSENHEIM : c’est un cumul de problèmes non résolus
> Ce projet fou de technocentre à Fessenheim
> « Les femmes de Fessenheim », premières opposantes à la centrale dès sa construction