Aujourd’hui, on va parler d’un phénomène bien connu des scènes de spectacle strasbourgeoises : les pogos. Inquiétante pour les parents de certains, élan de nostalgie d’une jeunesse révolue pour d’autres et épreuve physique pour les pratiquants, cette « danse » (parce que c’est bien comme ça qu’il faut l’appeler) issue des mouvements punks du milieu des 70s peut complètement changer le déroulement d’un concert en fonction de la bonne volonté du public. Pour certains, c’est l’assurance d’un moment de défouloir presque désespéré et d’une bulle de liberté éphémère. Pour d’autres, c’est l’expression puérile voire viriliste de besoins inassouvis, au dépend du bien-être de la foule.
Douce Laiterie de mon enfance, c’est en ton sein que nombre de chères et tendres insouciances estudiantines ont été défigurées à la brutalité joussive d’un coude éclaté sur son voisin de fosse…. Pourfendeurs de smartphone, subtilisateurs sauvages de sacs ou de pulls, arracheurs de dent ou d’arcade sourcilière, les pogos ont tyrannisé le sol des dancefloors strasbourgeois à de multiples reprises et dans des circonstances musicales bien différentes les unes des autres.
« La Laiterie et le Molo, c’étaient mes salles de sport »
Dubstep, métal, rap… ils sont omniprésents. Parce que, oui, les pogos, ce n’est plus réservé qu’aux punks (espèce en voie de disparition lentement en mutation vers le teufeur?), mais bien une pratique complètement démocratisée, jusqu’aux concerts d’artistes les plus mainstreams, comme DJ Snake, Booba ou encore Caballero & JeanJass. On retrouve même parfois dans des festivals de reggae comme le Summer Vibration ou dans des fanfares modernes à la Pelpass. Un solo de batterie, un drop, une explosion sonore ou une directive d’un chanteur, tout est prétexte pour « lancer » un pogo. Au point que dès qu’une foule s’active et saute un peu plus haut que d’habitude, on peut nommer ça « pogo ».
On est pourtant loin de l’origine de la pratique, qui était aussi une manière déguisée de “casser la gueule aux fachos” infiltrés en concert des Sex Pistols (on attribue l’origine de la danse à Sid Vicious). Loin aussi de la version la plus hardcore : le « moshing » ou beatdown, qui consiste tout simplement à donner des coups dans le vide, utilisant ses membres comme fléaux, atterrissant parfois sur un visage paisible derrière soi (et c’est esthétique, on dirait presque de la capoeira ou du Kung Fu !).
Mais un pogo c’est quoi ?
Bah déjà ce n’est ni une saucisse dans du pain, ni un vieux bâton rebondissant sur lequel tu sautes. Même si le lien avec les deux est faisable : on se sent un peu comme la saucisse, cuite et entourée d’autres trucs chauds, et on saute dans tous les sens essayant maladroitement de rester debout un peu comme sur le pogo-stick.
C’est un moment libératoire et frénétique où l’on peut expulser toutes ses frustrations du monde moderne dans un sursaut chaotique et cathartique. D’un seul coup, la foule s’agite dans tous les sens, tourne en cercle, saute du même pas, ou encore se sépare en deux comme la mer avec Moïse, préparant l’impact des deux bords et créant des mouvements de foule dans lesquels on se retrouve parfois noyés, impossible de s’en extraire avant la fin de la tempête. Joël, pourtant plein de bonne volonté, en a fait l’amère expérience lors d’un concert d’Amon Amarth en février 2016 à la Laiterie.
J’en ai fait « un vrai » une fois. Je n’étais pas prêt. Quand on voit ça sur internet, ça à l’air cool, alors je n’étais pas contre au début. Mais le contact physique permanent, se faire pousser dans tous les sens… si en plus tu tombes sur des gens bien plus costauds que toi et que tu te fais valser à l’autre bout de la salle… disons que ce n’est pas la meilleure des expériences. Je comprends que ça fasse partie de la culture, voire de l’appréciation d’un concert. Si tout le monde est chaud, allez-y ! Mais ne me coincez pas là-dedans quoi. Après, tu apprends un peu au fil des concerts, il y a des signes qui ne trompent pas. Quand des gars commencent à se chauffer à bousculer leurs voisins, ça risque de partir. Ne pas commencer son concert au centre de la salle aussi… J’ai déjà vu des gars sortir de la salle limite en rampant après un wall of death.
Les gens y voient sûrement un intérêt. Peut-être un moyen de ressentir le concert autrement que par la simple musique. Après, c’est un respect dans les deux sens. Il ne faut pas forcer des gens dedans, ni en faire avec un esprit malicieux ou violent. Tout comme il ne faut s’énerver si on s’y retrouve bloqué. Faut voir ça comme une danse quoi, comme tu ferais une macarena ou j’sais pas moi.
Pour autant, les mouvements désordonnés des « pogoteurs » ne le sont pas tant que ça. Il faut jauger avec agilité l’équilibre délicat entre son envie de se laisser porter par la musique et de bousculer la foule tout en anticipant l’arrivée inopinée d’un projectile de chair pouvant s’encastrer dans son dos ou son ventre à n’importe quel instant. Un moment d’inattention, de relâchement ou un saut mal calculé peuvent être synonyme d’expulsion à l’autre bout de la salle, emportant au passage une partie du public plus docile (lui qui cherchait justement à éviter qu’un torse dégoulinant de sueur atterrisse sur sa figure). C’est par ailleurs une scène assez divertissante pour les agents de sécurité notamment pour Melchior (nb: nom modifié) qui travaille régulièrement pour des soirées nocturnes sur Strasbourg:
J’ai connu cette pratique en stade de foot avec les Ultras ou en teuf à l’époque, du coup, moi je comprends… mais du point de vue des collègues qui ne sont jamais vraiment sortis dans ce type de soirées, c’est choquant au début. J’en ai un qui a cru à une bagarre générale la première fois qu’il en voyait ! Maintenant, ils laissent faire et ça fait des trucs drôles à raconter quand ils sortent pour voir ceux à l’entrée. « Waaah y’en a un qui s’est mangé son verre et toute sa bière lui dégoulinait dessus ! » C’est divertissant quand t’es là pour travailler, que tu n’aimes pas la musique et que tu ne bois pas. Ça occupe un peu.
De l’autre côté de la barrière, c’est assez drôle à voir, ça me fait rire. A part quand ça devient violent ou qu’ils se font mal, là on intervient. Sinon faut laisser faire, c’est une danse. Si j’en vois un qui gère pas sa conduite, je vais aller le voir « Tranquille, gère ta force ». Généralement, ça se passe bien. Après s’il y en a un qui trop bourré et qui va pas comprendre, il reste 30 minutes dehors.
L’art subtil du pogo se juge aussi dans l’éthique comportemental de tout un chacun lors du concert. Il faut en comprendre les codes pour que tout se passe pour le mieux pour chacun. L’objectif n’est pas de se blesser. La fausse agressivité dégagée lors des pogos varie aussi évidemment d’un artiste et d’un concert à l’autre. Vous serez probablement mal vu si vous tentez de former un wall of death lors d’un concert de Nâaman. Tout comme vous vous ferez rire au nez si vous râlez parce que vous vous êtes fait bousculer lors d’un concert de System Of A Down.
Tous les pogoteurs ne se ressemblent pas. Il y a ceux qui sautent avec la foule, celui qui forme et qui reste au bord du cercle tout en repoussant les autres projectiles humains vers le centre… Il y a celui qui tente coûte que coûte de garder sa place dansante au milieu, celui qui rebondit de bord en bord du cercle comme une bille de flipper, il y a ceux qui poussent, ceux qui résistent, ceux qui s’agrippent et qui tirent, ceux qui tournoient et qui foutent des coups de tête… bref autant de styles de pogos que de danseurs pour en faire. Dans la musique électronique, c’est surtout dans les soirées dubstep que ça pogote. Pour Matthieu Lahache, organisateur de soirées à l’époque avec le collectif Arnicalicious et aujourd’hui avec 1518, c’est vraiment ce style de musique qui a démocratisé la pratique dans l’électro:
On a un peu découvert la musique (et ses pogos) en organisant ces soirées. Le public aussi je crois. Perso, comme j’en faisais un peu dans des concerts de rock et de métal, ça ne me choquait pas trop. Je pense que pas mal de gens issus du métal s’y sont mis. Il y a des rythmes et des sonorités assez proches avec le « beatdown » (un sous-genre du métal). Comparé au métal, dans l’électro, il y a peu de temps morts, la musique est continue. Du coup, ça peut être plus intense dans un concert de dubstep, alors que dans les concerts de métal, plus de monde vient dans l’optique d’en faire, mais au vu de la nature de la musique, c’est plus diffus sur la soirée.
Pour moi, c’est juste une façon de s’exprimer, comme une danse normale, juste un peu plus violente. C’est une façon de se défouler gentiment le soir quoi. Le fait de pousser les autres et d’être complètement en transe, c’est assez transcendant comme expérience. Bon, après, il faut des grosses barrières qui tiennent la route. Au Molodoï, on les fixait sur les subwoofers comme ça elles ne bougeaient pas trop et les gens pouvaient se lâcher. On n’a jamais eu d’accident majeur à priori. Ça reste bon enfant. A la fête de la musique, les gens ont continué à faire des pogos, mais sur de la psytrance ! Ce n’était pas trop approprié, mais très drôle. Les gens se sont laissés portés par l’ambiance. Comme quoi ce n’est pas forcément spécifique à certaines musiques. La preuve, ça marche aussi avec un rappeur qui a un refrain ou un flow super entrainant.
L’apogée du pogo dans la dubstep, c’est bien sûr au fameux « drop ». Il y a un « build-up » ou une intro, la tension monte et quand c’est lâché, tout le monde devient fou. Les pogos suivent la construction de la musique. D’un point de la scène, “s’il y a des pogos, c’est que ton mix passe bien”. C’est aussi une échelle pour jauger la réception du public.
Le bonheur des uns au détriment de celui des autres ?
Comment expliquer que cette danse se soit démocratisé à presque tous les types de musique ? Concert de Travis Scott ? Pogos. Concert de Dj Snake ? Pogos. Concert de Flux Pavillon ? Pogos. Concert d’Amon Amarth ? Forcément pogos. Si les rythmes rapides et les riffs déchirants d’un groupe de métal ou les « drops » mécaniques et viscéraux d’un dj mixant de la dubstep peuvent se comparer et se rapprocher de l’énergie brutale des concerts punks d’antan, comment l’expliquer d’un concert de Booba ou Nekfeu ? Qu’est-ce qui pousse autant de gens à se faire du mal ?
Musique forte, rapide, alcool, drogues et stroboscope?
A l’heure où les concerts font office de grandes messes plus ou moins apolitiques, certains pourraient lire dans les pogos un rite de passage tribal pour adolescent en manque de reconnaissance, voulant prouver que lui aussi est un « dur » qui peut danser avec les grands vis-à-vis de qui il n’aurait plus rien à prouver. D’autres diront que c’est aussi une nouvelle forme de tension sexuelle à l’instar des pratiques SM, d’une violence consentie (bon… pas sûr que la plupart des « pogoteurs » partagent l’avis de Xavier Red dit « X » dans le film The Doom Generation). D’autres encore, comme Zoé, voient ça comme une sorte d’osmose géante du public, les individus s’unissant pour devenir les véritables acteurs du spectacle, volant parfois la vedette aux artistes qui ne contrôlent plus ce qui se passe devant leurs yeux:
Le pogo, au delà de la musique, c’est quelque chose qui rassemble. Une forme de rite social en quelque sorte. On m’a invité au concert de Caballero et Jean Jass à la Laiterie, je n’aimais pas trop la musique, mais l’ambiance était géniale grâce aux pogos. C’était d’une force, d’une violence ! C’est souvent hyper bienveillant, ce n’est pas forcément des gens qui se tapent dessus. Je me souviens de Soviet Supreme aux Décibulles, on a fait une immense ligne de gens bras dessus, bras dessous presqu’à danser la Kalinka. Les pogos dans la foule, c’est devenu un exutoire, un hurlement de la foule à l’unisson. Pour moi ce n’est pas lâcher de la rage, ce n’est même pas violent. Les gens font attention à toi, ils te ramassent si tu tombes. Parfois tu te prends une baffe, mais au moins si tu tombes, tu es sûr qu’au moins 5 ou 6 personnes vont t’aider à te relever. Perso, je me sens en sécurité. Il y a toujours quelques connards pour jouer les virils ou qui n’ont pas compris le délire, mais eux ils vont vite se faire virer du pogo. C’est une micro-société dans laquelle cette forme de violence est vraiment cathartique et plein d’amour.
La danse a changé avec la fête. Aujourd’hui, les jeunes ont une manière de faire la fête qui a évolué. La fête passe presque forcément par un état cathartique. Soit en se bourrant la gueule, soit en se défonçant le cerveau, ou en défonçant son corps… comme avec les pogos. On danse moins pour plaire, pour faire une performance, pour draguer, que pour soi. C’est pour s’extraire du quotidien, de ce monde de merde où tout va mal etc.
Je kiff ce moment où personne ne te juge parce que tu bouges comme tout le monde sans vraiment danser. Tu ne penses à rien d’autre parce que de toute manière T’AS PAS LE TEMPS. Tu n’as pas besoin de tes potes, d’avoir un amoureux, d’avoir un travail, de gérer tes études… juste d’être présent avec ton corps, la musique et tous ces gens autour que tu ne reverras jamais et avec qui tu n’auras jamais autant partagé de sueur. T’es là et nulle part ailleurs. Juste dans le présent et avec les gens. Dans notre société individualiste je trouve que ça libère et que ça rassure.
C’est toujours à la limite du supportable. C’est sûr que tu prends des risques, mais les problèmes respiratoires tu peux aussi les avoir lorsqu’une foule se serre sans les pogos et reste statique. C’est presque pire parce qu’au moins dans un pogo tu peux jouer du coude pour te dégager et où la foule bouge beaucoup et il y a des moments où tu respires. Et puis, tu ne retrouves presque jamais de harcèlement et des attouchements. Pas le temps. Alors que quand tu danses, tu dois toujours faire gaffe. Au même concert, en dehors des pogos, 5 fois un même gars tente de m’enlever mon soutif ! Les désagréments en pogo c’est plus du genre « merde j’ai perdu mes clefs » ou « j’ai des courbatures » … Au pire tu saignes, mais bon t’es en vie quoi.
Le virilisme dans les pogos c’est une connerie. C’est un cliché à con dont il faut absolument se débarrasser. C’est comme de dire que tous les punks sont des gros méchants qui se piquent. Je me sens plus en sécurité en pogo qu’en boite de nuit. Je me sens moins conditionné comme femme, moins objectifiée. Je suis juste là en tant qu’individu. Le pogo, c’est l’abrogation de toutes ces barrières sociales. Si tu nous vois juste comme une bande de jeunes cons tout bourrés qui se tapent dessus… bah je préfère encore ça. Parce qu’on s’aime entre nous et que je préfère ça à une espèce de foule froide et immobile qui se veut beaucoup de mal sans même le savoir.
Et quelle sensation de puissance ! Celle de faire un avec la foule et en partager l’énergie, se détachant et rattachant, se déplaçant à gauche à droite comme un savant mélange d’atomes d’éléments immiscibles et miscibles, créant des émulsions, des collisions et des réactions presque logiques. Une étude scientifique compare même les « pogoteurs » à des atomes de gaz (expliquant que leurs mouvements, même désordonnées peuvent être schématisés et prédits). Si pour les agoraphobes la foule est source d’angoisse irrépressible, d’aucuns s’y abandonnent volontiers, laissant leur corps voguer au bon vouloir de la masse et de la musique. Pour Arthur, batteur du groupe S-Core, “Il y a vachement plus de gens qui ont la banane dans un pogo que de gens qui tirent la tronche.” C’est même une autre forme de relation avec les artistes, laissant plus de place aux relation entre les membres du public :
L’énergie est différente en fonction des musiques, mais les pogos pour moi ça dépend surtout du public. Tu peux avoir des pogos démentiels dans des concerts de rap qui ne s’y prêtent pas, et un concert de métal ou les gens bougent à peine la tête. Ce n’est jamais les artistes qui décident totalement. Tu peux jouer le même set dans deux concerts différents et le public réagira différemment sur différentes parties du concert. Après, avec ton jeu de scène ou par la parole tu peux l’influencer, évidemment, mais en général ça reste spontané.
Quand tu vas voir un concert de métal, si tu ne fais pas du pogo, bah tu restes sur place et tu écoutes la musique. Ça se passe entre eux et la scène. C’est rare qu’il y ait une connexion avec le mec d’à côté dans la fosse. Ce n’est pas comme dans le temps où on allait aux bals, tu rencontrais et dansais avec les gens. Dans les pogos, tu fais le con… mais avec d’autres gens. C’est un peu comme danser avec quelqu’un, ça créé forcément du lien. On a envie de faire de la merde donc tu fais une danse qui n’a pas trop de sens, tu sautes de partout… Le pogo, ça peut être cathartique pour certains, mais plus généralement, je pense que c’est l’envie de faire les cons. On déconne quoi.
En espérant vous croiser dans la fosse…