Je vous parlais ici-même, ces derniers temps, de quelques trésors historiques pas forcément très connus que l’on peut admirer à Strasbourg : le miqvé médiéval, la cave des hospices, les anciennes glacières ou encore le cycle peint de la Boutique Culture. Mais il y a des trésors encore plus discrets. Et surtout il y en a qui ressortent au grand jour comme par magie. C’est ce qui vient d’arriver au printemps avec un plan de la cathédrale daté du XVe siècle.
Le marché de l’Art est un monde bien mystérieux pour les béotiens comme moi. En effet, comment ne pas être surpris qu’un joyau artistique et historique dont on ne gardait qu’une trace imprécise resurgisse soudainement, et ce, directement dans un catalogue de vente ?! Et pas des moindres : celui de Sotheby’s, dont le nom a parcouru les JT ces derniers temps suite à l’autodestruction en direct d’une œuvre de Banksy lors d’une de ses ventes.
C’est un collectionneur parisien qui avait acquis ce plan en 1994 qui s’est décidé à le revendre cette année. Voilà une belle aubaine pour la Fondation de l’Oeuvre-Notre-Dame de compléter une collection déjà bien fournie, l’une des plus belles d’Europe, qui documente avec minutie la genèse de la construction de la cathédrale de Strasbourg au Moyen Âge.
Mais ce n’est pas si simple. Car bien sûr, il y a le prix. On parle de potentiellement 2 millions d’euros. Et puis il y a la concurrence. Une grande institution culturelle américaine se serait déjà positionnée. Heureusement, il existe en France un Code du patrimoine et, n’en déplaise aux partisans du tout libéral, l’État a un droit de regard sur ce qui se vend sur son territoire. Ainsi, afin d’éviter l’exil de quelques pièces à forte valeur historique, le Ministère de la Culture peut classer un bien comme « trésor national » et ainsi interdire sa vente et sa sortie hors du territoire pendant 30 mois. Le temps de développer une stratégie pour l’acquérir.
Et c’est ce qui vient de se passer pour ce plan qui a été classé en août dernier après que la Fondation et la mairie ont alerté le ministère. Le « stand by » d’urgence acté, la mission consiste donc désormais à trouver les fonds pour l’achat.
Les raisons qui poussent la Fondation de l’Oeuvre-Notre-Dame à acquérir ce plan
Mais me diras-tu, cher lecteur, pourquoi ce plan a-t-il tant de valeur d’un point de vue patrimonial ? Et pourquoi serait-il plus à sa place dans les collections de l’Oeuvre-Notre-Dame plutôt que dans celles d’un acheteur privé d’outre-Atlantique ?
Je vais te donner trois raisons qui devraient te convaincre :
1. Ce plan de la cathédrale est un chaînon manquant de la chronologie des dessins conservés par la Fondation. Car c’est elle qui fut en effet l’administratrice du chantier de la cathédrale depuis le XIIIe siècle. À ce titre, elle possède déjà pas moins de trente plans dessinés sur une période s’étalant de 1250 à 1515. Sa place dans cette collection paraît donc logique non ?
2. Le plan appartenait d’ailleurs à la base à la Fondation et ce n’est que pendant la Révolution française qu’il fut perdu. À travers le temps, la Fondation en a d’ailleurs toujours conservé une copie sur calque datée de 1845. Le souhait de récupérer l’original pour l’exposer à la place de la copie semble donc tout à fait fondé non ?
3. Enfin sa valeur artistique et historique est très grande. Il date de 1419 et serait de la main de Jean Hültz qui fut architecte de la cathédrale de 1419 à 1449. Il est superbe à plus d’un titre : de par sa taille déjà : plus de deux mètres de hauteur, et de par la qualité de son dessin, le tout sur parchemin, matière très onéreuse à l’époque.
Alors, t’ai-je convaincu ? Si ce n’est pas encore le cas, je tente un dernier argument d’ordre plus général. Car tu me diras peut-être « mais ce n’est qu’un dessin ! ». Oui c’est vrai mais pour l’époque un dessin n’était pas une simple feuille de papier avec trois coups de crayon dessus faits par ton neveu de quatre ans. En effet, comme l’écrit l’historien de l’art strasbourgeois, Roland Recht :
« [au Moyen Âge], le dessin est alors un instrument de diffusion des formes, et sa circulation sur les chantiers est un facteur essentiel dans tout le développement de l’art gothique. » Sans dessin, pas de cathédrale donc !
Un chef-d’œuvre artistique pour un projet finalement avorté
Mais qu’est-ce qu’on y voit sur ce plan au juste ? Il représente en fait l’élévation de la face ouest de la flèche de la cathédrale. On y reconnaît la base, qu’on appelle l’octogone, et qui était déjà construite à l’époque du dessin. L’architecte y a ajouté un projet pour poursuivre la construction de la flèche vers le haut. Ce projet n’a pas été retenu (difficile de savoir pourquoi, peut-être parce que pas assez audacieux?) mais il n’en est pas moins fascinant. Car justement, il illustre les débats sur la construction et l’évolution des goûts des commanditaires au fil du temps.
Tu me rétorqueras : « mais quel est l’intérêt pour moi, petit(e) Strasbourgeois(e) lambda ? » Eh bien sache que si ces dessins n’étaient auparavant pas visibles du commun des mortels car jugés trop fragiles (et donc conservés à l’abri des regards), ce n’est plus le cas aujourd’hui. En effet, depuis 2015, une salle du Musée de l’Oeuvre-Notre-Dame est spécialement dédiée à leur exposition. Tu peux donc aller les admirer et te rendre compte que les architectes de l’époque n’avaient pas attendu les logiciels de conception 3D pour nous sortir des plans de dingue.
Enfin si des chefs d’entreprise ou des milliardaires passent par-là et lisent ces mots, sachez que le mécénat dans ce cas donne droit à une intéressante réduction d’impôt. Il y a donc fort à parier que certaines entreprises oseront se prêter au jeu. Et qui sait, certains particuliers, outre l’aspect fiscal, auront certainement à cœur de participer à la sauvegarde du patrimoine de leur ville.
On en reparle en 2021 !
Pour aller plus loin : n’hésitez pas à feuilleter les pages du bel ouvrage qui reproduit les dessins :
Dessins. Cathédrale de Strasbourg, Éditions des Musées de Strasbourg, 2014.
Et à regarder ce petit reportage de France TV sur la nouvelle salle de conservation.
Et tant qu’à faire, allez les voir en vrai au musée, ça vaut le coup d’œil. Goethe lui-même n’en revenait pas !
FLORIAN CROUVEZIER