Bonjour à tous, fieffés fripons strasbourgeois aux grands yeux cernés de sommeil, à force de trimer dans d’obscurs emplois subalternes afin de vous payer votre dose de culture. Sachez que le gouvernement pense à vous ! Enfin pas exactement à vous, ou plutôt… pas à vous tous.
Il y a quelques mois je vous parlais ici même du Pass Culture, cette belle invention de notre président Macron (piquée aux Italiens puisque le bonus cultura vit le jour sous Matteo Renzi en 2015) et porté avec enthousiasme par notre ineffable ministre de la culture Françoise Nyssen. 500€ à dépenser dans des offres culturelles, c’est beau sur le papier, mais dans les fait c’est déjà plus compliqué.
Alors, je vous le dis tout net, le pass ce n’est pas pour tout de suite. Le lancement national prévu en septembre a été repoussé en 2019, et il n’est pas certain que, si vous atteignez le bel âge de 18 ans avant cette date (encore à préciser), vous puissiez bénéficier des 500€ originellement promis.
Voilà.
Lecteur indigné — Ah oui, mais nous on voudrait un peu plus d’informations !
Chroniqueur magnanime — Qui vous a permis d’interférer dans mon article. Et quelles informations par exemple ?
Lecteur indigné — Pourquoi ce retard ? Que dit la ministre ? Et puis comment ils vont financer leur projet là ?
Lecteur assoupi — Et puis d’abord, c’est quoi le pass culture ?
Chroniqueur magnanime — Ce sont d’excellentes questions et je vous propose donc de commencer par répondre à la plus importante de toutes :
Effectivement, c’est quoi le pass déjà ?
Le pass culture se présente sous la forme d’une application utilisant la géolocalisation pour proposer à l’usager des offres culturelles à proximité. Mais surtout, ce pass prévoit de créditer le portefeuille numérique des jeunes français de 500€ le jour de leur 18 ans afin de leur permettre un meilleur accès à la culture. Pour le développer, le ministère a sélectionné quatre territoires d’expérimentation : L’Hérault, la Seine Saint Denis, la Guyane et le Bas-Rhin, yeah ! Mais laissons la ministre en parler elle-même (bien que la fin de la vidéo soit abrupte).
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En ce vendredi 18 mai 2018, c’est donc à Strasbourg que la ministre est arrivée pour lancer enfin l’expérimentation, qui était initialement prévue pour avril. Enfin, encore une fois, pas tout à fait, puisqu’en fait d’expérimentation, ce n’est qu’une petite centaine de lycéens qui ont pu télécharger le fameux pass sur leur téléphone intelligent pour tester le système à travers une sélection d’offres culturelles… gratuites. La véritable expérimentation consistera à sélectionner 10 000 jeunes dans chaque territoire test et de leur verser 250€ pour roder le pass avant sa diffusion nationale avec les 500€ au complet. Comme dit plus haut, cette phase ne commencera qu’en septembre, date à laquelle était prévue initialement la diffusion nationale. Désolé donc pour les faux espoirs.
Le ministère n’a pas précisé si les jeunes ayant 18 ans à partir de septembre et ayant donc pu légitimement espérer ce petit pactole culturel seront malgré tout crédités lors de la sortie finale. Sortie qui est donc prévue pour 2019, sans plus de précision (ce qui laisse somme toute une marge jusqu’à décembre, à l’aube 2020, eh oui, ça fait loin !)
Pionniers et promesses
Françoise Nyssen a donc pu rencontrer « les pionniers du pass culture » en la personne d’un groupe de jeunes Strasbourgeois au musée Tomi Ungerer. Puis elle s’est déplacée un peu plus loin, au Théâtre National de Strasbourg où l’attendait tout le gratin des institutions culturelles strasbourgeoises. Dans la salle Koltès, la scène avait été aménagée de chaises et de l’un de ces fameux pupitres en plexiglas qui rendent si bien lors de toute intervention officielle.
Ayant pu me faufiler grâce à mes super pouvoirs de biclassé journaliste/ninja, j’ai donc pu suivre très attentivement les différents discours. D’abord celui de Stanislas Nordey, directeur du TNS, qui après avoir prêté les lieux s’est judicieusement placé en retrait pour observer la suite. Puis ce fut le tour d’Alain Fontanel, premier adjoint au maire de Strasbourg en charge de la culture, suivi de Françoise Nyssen évidemment et également de Mathieu Schneider, vice-président Culture de l’Université de Strasbourg.
Effectivement, le cœur de cette rencontre fut la signature par Mathieu Schneider et Françoise Nyssen d’une convention afin d’articuler la Carte Culture au Pass Culture. Ce protocole d’accord est plutôt un bon coup puisque cela permet au pass Culture d’accéder aux 80 partenaires de la carte déjà bien rodées à l’exercice d’accessibilité culturelle. Notez que la Carte Culture, qui est utilisée par quelque 40 000 étudiants actuellement sera dès l’année prochaine directement attribuée à tous les étudiants disposant d’un pass campus (donc tous les étudiants Université de Strasbourg, Université de Haute-Alsace, INSA, ENGEES, ENSAS, HEAR) ainsi qu’aux étudiant des établissements post-bac partenaires. Ayons juste une pensée pour les nombreuses difficultés que cela posera aux employés de la Carte Culture.
C’est quand même un sacré retard non ?
Effectivement, c’est assez inquiétant. Bon, ce fut expliqué pas Françoise Nyssen par l’évolution pass qui ne devait pas être un simple chèque mais bel et bien un agenda culturel accessible à tout un chacun. Je ne sais pas ce que tu en penses cher lecteur, mais il me semble que le projet phare du ministère de la culture aurait dû dès son amorce être pensé pour tous les français, et pas une frange extrêmement réduite.
Ce choix des 18 ans est significatif puisqu’il s’agit de l’entrée dans l’âge adulte (officiellement en tous cas) et dans la citoyenneté du moment que vous faites barrage. Mais à 18 ans, de nombreuses structures déjà existantes s’occupent d’accompagner ces désirs de culture. La vraie traversé du désert se situe un peu plus tard, à l’entrée dans la vie active. Ayant perdu vos avantages d’étudiants et n’ayant pas encore un pouvoir d’achat à son maximum, vous errerez, les bras alourdis de vos premiers enfants, loin des théâtres et des bibliothèques, sans qu’une start-up d’état vienne vous prendre sous son aile marketeuse.
Alors qu’a-t-on pu apprendre lors de de cette petite matinée au TNS ? Eh bien ma foi pas grand-chose que nous ne sachions déjà. Les mêmes phrases prémâchées répétées depuis 5 mois, des promesses de ne pas abandonner les acteurs culturels, la nécessité d’une collaboration horizontale… mais rien de bien consistant. Par exemple, aucun éclaircissement supplémentaire sur le financement du pass.
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En des temps anciens (durant la campagne présidentielle), le candidat Macron avait émis l’idée que les Google, Amazon, Facebook et toute la clique financent en grande partie le dispositif. Mais comme le porte-parole de Google France a vite botté en touche et que depuis personne ne nous a reparlé des terribles GAFAM, il est assez visible qu’elles ne lâcheront nulle obole. Pour mémoire, le pass devrait coûter quelques 430 millions d’euros, ce qui est un petit 5% du budget du ministère. Bien que ce dernier, atteigne le record de 10 milliards en 2018, cela reste une somme douloureuse.
Assez de chiffres, du concret sacrebleu !
Mais fi de ces questions techniques et financières. Concrètement, ce qui nous intéresse, c’est ce que ce pass peut apporter à chacun de nous — mais surtout à ceux qui bénéficieront des 500 boules. Car comme l’a dit et répété la ministre, le pass ne sera pas ouvert à tous vent : il sera éditorialisé. Les offres culturelles proposées seront préparées et choisies.
On peut alors se poser de nombreuses questions sur les choix à venir. Les plateformes de téléchargement de musique ou de streaming seront-elles concernées ? Et le secteur du jeu vidéo ? Pour ce qui est du cinéma, pourra-t-on aller voir n’importe quel film ? Pourra-t-on voyager (c’est aussi de la culture) ou découvrir des gastronomies financées par l’état ? C’est là tout le paradoxe d’un discours qui présente qu’il n’y a pas de bonne et de mauvaise culture mais décide tout de même de prescrire. Faire un choix c’est aussi toujours faire un choix politique. Et le ministère aura beau insister sur le caractère communautaire et participatif de la construction du pass, au final il y aura une direction dans cette culture promue par l’application.
Ce n’est pas une mauvaise chose en soi. Après tout, les subventions et actions culturelles du ministère ont toujours suivi une intention politique, mais qu’on ne nous affirme pas une totale liberté de découverte si, par peur que le jeune reste sur ses habitudes, on le pousse de force vers de nouveaux horizons.
Pas un gadget ? Vraiment !
Car oui, enfin et surtout, voilà ce qui me pose problème avec ce pass culture. C’est un gadget rutilant emballé de promesses et porté par effet d’annonce. Peut-être que l’application sera efficace, et sincèrement je l’espère. Il m’est difficilement supportable de constater qu’en France, de si nombreuses personnes sont privées ou se privent de culture par manque de moyens ou par manque d’habitude. Favoriser l’accès matériel (coût d’entrée, transports) est une chose, mais le plus important c’est bel et bien l’accompagnement des publics vers de nouvelles pratiques culturelles. Heureusement que c’est sur cette idée que notre ministre a pu conclure son point presse.
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Mais pour l’instant, on nous parle de start-up d’état, de consommation de produits culturels, la ministre présente une application sur un smartphone comme une « révolution », comme le « premier réseau social culturel ». Car vous le savez aussi bien que moi, il suffit de mettre n’importe quoi sous forme d’application et tout à coup, notre jeunesse hagarde l’adopte sans retenue. Pour s’adresser à nous qui restons rivés sur nos écrans à longueur de jour, c’est donc la seule fenêtre pour que les vénérables anciens peuvent exploiter.
Si vous pensez les jeunes générations comme un conglomérat de des cyborgs sociaux, il vous suffit effectivement de bricoler une application colorée et de rajoutez un gros chèque pour être persuadé de détenir la panacée.
Ce serait oublier les effets catastrophiques d’une éducation artistique vacillante, d’une pression d’élites sociales et intellectuelles avide de conserver leur bulle intacte et surtout du seuil symbolique si dur à franchir pour bon nombre de français.
Quid également de ceux d’entre les jeunes qui ne peuvent se payer un smartphone et un abonnement 4G — ou qui n’ont ont pas le désir ? Mettons qu’ils seront chassés de la tribu des 18-25 à coups de vapoteuses et iront se réfugier dans d’obscures cavernes où nulle fibre optique ne s’aventure.
Personnellement, je n’ai pas l’ambition que tout le monde aille sans discontinuer au théâtre, à la médiathèque, aux concerts ou au cinéma. Mais je rêve plutôt que si quelqu’un ne s’y rend pas, ce soit par choix, pas par peur ou par habitude.