Entre le Parc de la Citadelle et le Port du Rhin, elles sont une trentaine, amarrées à la berge du bassin des remparts. Maisons flottantes avec vue. Petits mondes à part à la lisière de la cité. Promenade dans le ventre de péniches strasbourgeoises avec leurs habitants.
L’eau, le vent et les oiseaux. Le calme du canal à peine troublé par la rumeur des voitures, de l’autre côté de la haie. Le long de la rue du Général Conrad se cache un petit hameau de péniches. Amarrées à la queue leu leu ou côte à côte, face à l’une des zones d’activité du port autonome. Leurs passerelles jetées sur le chemin de halage. Parmi elles, celle de l’Alga.
Terrasse sur le pont et porte d’entrée au bas d’une volée de marches, cette embarcation est la demeure de Thierry Reynaud. L’un des plus vieux habitants de ce quartier flottant : “J’ai acheté ma péniche en 1994, il y a 29 ans, retrace le Strasbourgeois. À l’époque, j’étais déjà artiste plasticien et j’avais besoin d’espace. Je suis tombé sur une annonce dans un magazine qui n’existe plus. Je suis venu, j’ai regardé, et je me suis laissé avoir”, soupire le quinquagénaire dans un sourire.
“De l’inconscience à l’état brut”
Avec sa compagne de l’époque, il devient propriétaire d’un bateau vide de gabarit Freycinet. Soit environ 39 mètres de long pour 5,05 de large – taille standard pour pouvoir passer les écluses françaises. Tout l’aménagement est à penser et à réaliser, à une époque où internet n’existe pas encore et où les artisans spécialisés dans ce type d’habitat se font rares – pour ne pas dire inexistants.
“Quand j’y repense, c’était de l’inconscience à l’état brut, glisse-t-il. C’est un peu comme le coup de la maison dans les Vosges. On se dit que c’est un super projet, qu’on va tout faire soi-même dès qu’on aura un moment de libre et puis des années plus tard le chantier n’est toujours pas terminé.”
L’artiste plasticien commence par emmener sa péniche dans un chantier spécialisé en Allemagne pour quelques mois de travaux sur la structure. Avant de poursuivre lui-même avec les cloisons, l’isolation, l’installation électrique et le système d’eau – pompée dans le bassin puis filtrée. Quatre années de travail, non sans surprises.
“Un matin, un brise-glace est passé dans le port. La vague a provoqué une fuite dans la coque. Il y avait 5 à 10 centimètres d’eau dans la cale. On a passé trois semaines à chercher la voie d’eau en pataugeant par -10”, se remémore-t-il. Retour au chantier pour faire changer le fond du bateau de 1930 dont la taule était devenue poreuse au fil des décennies.
“Il faut penser bateau”
À force d’huile de coude, Thierry Reynaud et sa compagne finissent par aménager 160 m² habitables sur trois niveaux. Un salon lumineux dans les profondeurs de la cale, quelques chambres et une cuisine surélevée de quelques marches. Petite maison sur l’eau isolée des bruits de la ville. Tanguant légèrement au gré du vent et des vagues générées par le passage d’autres bateaux. Léger tournis au moment de passer d’une pièce à l’autre.
“La péniche penche légèrement non ?” “Oui ! Quand on a emménagé et qu’on a fini d’installer tous nos meubles, on s’est rendu compte que ce n’était pas tout à fait équilibré”, sourit-il. Une découverte parmi d’autres. “En péniche, il faut penser bateau avant de penser maison”, détaille t-il. Un exemple ? “La coque est en acier : elle se dilate sous l’effet de la chaleur. Il faut prévoir des joints quand on monte des cloisons, sinon, cela créée des fissures”. Rien de bien compliqué en soi mais “de la pure logique” à laquelle il faut rester attentif.
Plus de 20 ans après avoir emménagé, Thierry Reynault ne regrette pas son choix. “On a pu faire quelque chose qui nous ressemblait, explique-t-il. Cela aurait été compliqué de trouver aussi grand dans nos prix ailleurs à Strasbourg.”
Il faut en effet compter environ 250 000 euros pour une péniche. Et près de 800 euros par trimestre pour une place. De quoi attirer de nouveaux habitants. “Quand je suis arrivé, il n’y avait que six bateaux le long du quai et nous n’étions que deux à vouloir faire de l’habitation, se souvient l’artiste. Aujourd’hui, on est un petit groupe et on se connaît tous.”
“On pourrait oublier qu’on vit sur un bateau”
Sur la péniche voisine, Clémentine Lataillade, 31 ans, fait partie des derniers arrivants du hameau flottant. La jeune femme a emménagé sur La Licorne avec son compagnon, son fils et leurs deux chats il y a deux ans. “Cela s’est fait un peu par hasard suite à de multiples coïncidences, détaille-t-elle. Nous vivions dans un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble à la Meinau. Nous voulions déménager, mais tout était hors de prix et on ne se voyait pas vivre dans 70 m². On cherchait un truc atypique, un peu loin. Éventuellement un corps de ferme.”
Au même moment, le couple rend visite à des amis lyonnais qui viennent d’emménager en péniche et d’y ouvrir un théâtre. Et un ami agent immobilier met en vente un bateau aménagé qu’ils visitent. “Cela ne correspondait pas trop à ce que l’on s’imaginait d’un projet bateau, mais l’idée a fait son chemin.”
Quelques mois plus tard, la Licorne est à vendre : c’est le coup de cœur. “L’ancien propriétaire était un immense bricoleur : il a tout fait lui-même”, détaille la Strasbourgeoise. Il y a actuellement 160 m² d’aménagés, mais à la fin de nos travaux, nous en aurons 240 m².”
Un petit studio est en cours d’aménagement à l’arrière, pour accueillir familles et amis en visite. Bricoleuse, elle aussi, Clémentine Lataillade travaille dans la décoration et s’occupe du chantier. “J’ai été surprise par plusieurs aspects techniques, reconnaît-elle. Une péniche, c’est aussi bien isolé qu’une maison. On pourrait avoir tendance à oublier que l’on vit sur un bateau. Sauf qu’il y a une salle des machines avec ses circuits propres.”
“On reste en ville en étant très proches de la nature”
Comme l’Alga, La Licorne s’alimente en eau courante en pompant l’eau du bassin. “C’est un système qui m’était assez étranger. J’ai dû faire des recherches pour savoir comment changer les filtres. Mais j’ai mal refermé un des tubes et j’ai inondé le fond du bateau, se souvient la Strasbourgeoise. L’ancien propriétaire est venu m’aider à trouver le souci.” La propriétaire se souvient aussi d’une panne de chaudière ou d’un problème de remontée d’eau dans les conduits. Sur une péniche, mieux vaut être débrouillard.
Mais la famille se plaît sur le bateau. “On y est très attachés, détaille Clémentine Lataillade. C’est un cadre très agréable. Le fait d’être entouré d’eau apporte une certaine quiétude au quotidien. Et on reste en ville tout en étant très proche de la nature.”
La Strasbourgeoise conserve dans son téléphone des photos de crépuscules incendiaires dans le ciel du port. De journées grises ou l’eau du bassin se fait miroir impeccable, sans une vague. “On vit avec les oiseaux”, reconnaît celle qui peut aussi observer les étoiles depuis son lit, l’hiver, grâce à un toit panoramique installé dans sa chambre.
Maison-cocon posée sur les eaux, la Licorne se révèle plus confortable qu’un appartement en ville pour ses habitants. “On est libre de faire du bruit, de mettre la musique à fond, de faire du vélo ou de la trottinette dans les couloirs sans gêner les voisins”, explique la propriétaire des lieux.
Les habitants du hameau se retrouvent souvent l’été sur le pont-terrasse des uns et des autres, dans une ambiance de village. Mais la cohabitation est parfois plus délicate avec les bateaux de tourisme. Des passagers curieux, le regard rivé aux hublots des péniches pour voir à l’intérieur. Les petits bateaux à moteur puissant qui passent vite et soulèvent une vague capable de bousculer l’amarrage des péniches. Ou encore, les rondes d’un bateau boîte de nuit jusque tard, certains soirs. “Mais globalement, cela se passe plutôt bien.”
“Un projet atypique”
Au bout de la rue du Général Conrad, Clément Taxu, 37 ans et Laura Reboul, 35, sont les nouveaux gardiens du Gaudia. “Nous avons acheté le bateau en août et emménagé en février”, reprend la jeune femme. Intermittents du spectacle spécialisés en décors et accessoires, le couple cherchait une maison avec un extérieur. “Mais ce n’était pas tout à fait dans nos ordres de prix”, sourit Clément.
“Un jour, nous avons vu une annonce et visité une péniche très bien aménagée tout au bout du chemin. Ce n’était pas dans notre budget, mais le projet atypique qu’est le fait d’aménager un bateau nous a séduit et nous nous sommes mis à chercher.”
Une fois le bateau trouvé, le couple a pris le temps de s’informer sur la vie en péniches. Révisions, mesures de sécurité, cale sèche, attendus du port pour pouvoir y amarrer son embarcation. Et… financement du projet. “Comme il n’y a pas de fondation, on ne peut pas faire un prêt immobilier pour acheter un bateau. C’est un prêt mobilier et toutes les banques n’en font pas”, explique Laura.
Pendant plusieurs mois, les jeunes propriétaires ont refait l’isolation et la décoration de la partie aménagée – 45 m². “Dès que l’on aura un peu de temps, on attaquera en bas”, annonce Laura. En bas ? La cale de cette ancienne péniche de mariniers. “L’idée, c’est de prendre le temps de dessiner les volumes que l’on veut, d’y penser, de prendre les cotes, poursuit la jeune femme, méthodique. C’est une boite dans une coque.” Il faut aussi prendre en compte l’inclination du bateau. Clément a fini par troquer son niveau à bulle pour un système de règle et d’équerre afin de respecter les lignes de l’aménagement.
"Une source de rêve et de poésie au quotidien"
Enduis à la chaux, le petit salon offre une atmosphère chaleureuse en cette fin de mars froide et pluvieuse. Pour le plus grand bonheur des deux chats lovés sur le canapé. “Au final, c’est une petite maison qui bouge”, sourit Laura. Un habitat écologique par la force des choses, aussi. “Nous n’avons pas de système de pompage, mais des cuves d’eau que nous remplissons régulièrement. Cela oblige à faire attention à sa consommation”, relève Laura.
Les eaux usées sont traitées et rejetées dans le bassin. Le couple fait donc attention aux produits ménagers qu’il utilise. “Notre intention, c’est d’avoir un impact minimal sur l’environnement.”
Ce dernier reste omniprésent au quotidien. Le vent fait bouger la maison sur l’eau. “C’est un peu perturbant au début”, rit Laura, surprise aussi par les grincements de la coque sous l’effet de la chaleur ou du froid, les premières semaines. “On n’a pas l’habitude d’entendre le métal travailler. Ce n’est pas la même idée de la sécurité que l’on peut se faire dans une maison silencieuse.”
Pas la même sérénité non plus. La pluie pianote sur la taule à chaque ondée. Rythme le calme d’un intérieur étonnamment silencieux, à deux pas d’une rue passante. “Cela donne une impression d’à-côté, juge Laura. Comme si on était dans une petite bulle peuplée de joggeurs sur le chemin de halage et d’oiseaux sur le bassin. C’est une source de rêve et de poésie au quotidien.”
vérification d létancheité de la coque
Tous les 10ans..
Les photos sont d’un glauque, ça donne pas envie…
On y vit très bien, ne vous inquiétez pas. Y a de la lumière et de la bonne humeur !
Chouette article, ça change du schéma classique des articles sur le sujet!!