Alors que la réforme des retraites a été adoptée sans passer par l’Assemblée nationale par le gouvernement, déclenchant des vagues de protestation à Strasbourg et dans toute la France, la question de la place du travail dans nos vies n’a sans doute jamais été aussi présente. Vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? Dans ces temps incertains pour notre futur, on a demandé à des Strasbourgeois(es) leur rapport au travail. Témoignages.
« Salaire » et « nécessité » : ce sont les deux mots les plus associés au travail, selon un sondage de l’IFOP sur le rapport des Français(es) à ce dernier, assez largement devant « épanouissement » et valeur ». Dans le même temps, 59 % des sondé(e)s affirment que le travail occupe une place secondaire dans leur vie, tandis que 60 % déclarent être prêt(e)s à moins gagner leur vie pour avoir plus de temps libre, une augmentation de 22 % par rapport à 2008.
Si les résultats d’un sondage doivent toujours être pris avec des pincettes quant à leur représentativité de l’opinion publique, ils incarnent cependant un exemple supplémentaire d’un rapport au travail qui semble évoluer fortement ces dernières années. Alors, pour essayer de comprendre ces évolutions, on est parti à la rencontre de plusieurs Strasbourgeois(es) pour parler de la place du travail dans leur vie.
Je travaille donc je suis… ou pas
Lorsque l’on parle de travail, très vite, on se rend compte que l’on touche à quelque chose de fondamental, de presque immuable. Et quand on gratte le vernis, on s’aperçoit de la profondeur des conversations que l’on peut avoir autour de ce sujet. Particulièrement sur la façon de se définir, par rapport à son travail.
Pour Aglaé*, journaliste pigiste, le rapport au travail est très identitaire : « Il occupe une place énorme, en termes de temps, d’ambition et de charge mentale. C’est un peu un personnage social qui est toujours avec moi ». Même cas pour Michel*, directeur des ventes régionales dans une entreprise française : « Je ne dissocie pas l’individu d’un côté et le salarié de l’autre. Par le fait des missions que j’ai occupées, des rencontres que j’ai faites, il a façonné la personnalité que je suis aujourd’hui ». Néanmoins, il insiste sur le fait que son travail ne prend pas le pas sur sa vie personnelle.
Une différence avec Cécile*, comédienne, qui avoue que : « Ma vie perso n’a pas influé sur ma vie pro, celle-ci est plus forte que tout ». Une domination du pro sur le perso également éprouvée par Auriane*, médecin remplaçant dans un cabinet libéral : « Je pense qu’il occupe bien 70-80% de mon temps hors sommeil ; c’est un choix que j’ai fait de privilégier ma vie professionnelle par rapport à ma vie privée ». Un choix également réalisé par Eugène*, dans le conseil foncier en agricole : « C’est une volonté que ça prenne une grande place dans ma vie, parce que j’ai la chance de faire un travail qui me passionne ».
Néanmoins, tout le monde ne se définit pas par son travail. Pour Anna*, c’est même le contraire : « Je ne me définis pas uniquement par mon travail, qui n’empiète pas sur ma vie personnelle ». Quant à Jeanne*, professeur en classes préparatoires, elle voit son métier davantage comme un socle : « Le travail constitue une sorte de colonne vertébrale autour de laquelle s’organise mes autres activités. Il occupe donc une place importante tout en m’offrant une grande liberté en termes d’organisation ».
Recherche de sens et nécessité : pourquoi travaille-t-on ?
Selon l’IFOP, les Français(es) travaillent en majorité pour le salaire. Anna se trouve dans ce cas : « Je travaille uniquement pour subvenir à mes besoins : payer le loyer, le crédit étudiant, les courses alimentaires… ». Une contrainte financière également présente pour Cécile : « Mon métier est précaire, le revenu n’est pas assuré tous les mois, donc il faut que je pense tout le temps à comment je vais travailler dans les mois/années qui viennent ».
Pour Michel en revanche, qui vient d’une génération plus âgée, les besoins de travailler étaient autres : « Cela permettait de gagner son indépendance financière, mais également une autre indépendance ; celle de pouvoir mener sa propre vie comme on l’entend. Gagner sa liberté en quelque sorte ».
Il est rejoint par Jeanne, de la même génération : « Il a été dans un premier temps un moyen de devenir indépendante et de démarrer ma vie d’adulte, puis ensuite de permettre d’organiser ma vie de femme et de maman ».
Et pour certain(e)s, le travail se révèle un outil d’accomplissement personnel. C’est le cas d’Eugène: « Il y a tout un tas de trucs : rencontrer du monde, la satisfaction du travail bien fait, le fait d’être challengé perpétuellement et donc d’être challengé intellectuellement ». Auriane partage ce sentiment : « J’en attends un épanouissement personnel et professionnel, du challenge au quotidien, ne pas faire tous les jours la même chose, de la diversité ».
Arrive alors une thématique qui commence doucement à émerger dans la sphère publique : la recherche de sens dans son travail. Selon Michel, c’est une question de génération : « Ma génération se pose la question du sens tardivement alors que les générations actuelles se la posent dès le départ de leur vie active. Je pense que ma génération était moins sensible, mais surtout moins sensibilisée à cette question ».
Ce sens accordé au travail peut alors prendre différentes formes. Pour Jeanne, son métier lui permet de faire ce qu’elle aime : « continuer à apprendre et à transmettre ». Pour Michel, Aglaé ou Auriane, cela passe par se sentir utiles. Enfin, pour Cécile, c’est pour apprendre des gens : « J’ai un chouette travail pour essayer de comprendre les gens, et j’aime bien la place que j’essaye de me créer dans le monde avec les autres ».
Le travail, c’est (pas toujours) la santé
Malgré tout, travailler peut se révéler éreintant. Pour Auriane, être médecin remplaçant dans un cabinet libéral est « un métier passion qui demande une implication personnelle et professionnelle de chaque instant ». Même son de cloche du côté d’Aglaé : « Journaliste est un métier qui exige beaucoup ; pour percer il faut de la persévérance, beaucoup d’engagement ». Quant à Anna : « Je ne comptais pas les heures, j’étais disponible en quasi-permanence, car je me disais qu’il fallait que je fasse mes preuves pour pouvoir évoluer et prétendre à de meilleurs postes ».
Et parfois, on ne peut plus suivre le rythme. Résultat ? 480 000 personnes en France seraient en détresse psychologique au travail et le burn-out en concernerait 7%, soit 30 000 personnes sur le territoire français, selon l’Observatoire de la compétence métier. Une situation qu’a connue Aglaé : « Mon rapport au travail est un peu toxique : à la fois je l’aime beaucoup mais il est parfois douloureux, stressant et chronophage. Je vais mal supporter de bâcler, et je me mets donc des exigences terribles ». Cécile a également été touchée par un pré burn-out, résultant de son sacrifice de sa vie perso sur l’autel de sa vie pro.
Quant à Auriane, sa dépendance au travail et sa perpétuelle recherche de la progression l’ont forcée de diminuer sa charge de travail, en raison de problèmes de santé liés au stress et au surmenage : « La charge mentale et physique dans ce type de métier est énorme, la demande croissante, l’attente des patients immense… et les moyens et le temps nous manquent énormément ».
Enfin, pour Anna, la carrière a dû passer au second plan après une maladie : « J’ai dû lever le pied, changer de poste, penser à moi et à ma santé avant de penser à ma carrière et à l’avenir. Tout a été organisé autour des soins, des rendez-vous médicaux. Et c’est là que je me suis rendue compte qu’il y avait une vie en dehors du travail ».
Le rapport au travail, il a changé
Une évolution qui se fait avec le temps. Anna a par exemple dû prendre du recul : « Avec la maladie, j’ai appris que l’on pouvait faire énormément de choses sans pour autant consacrer tout son temps à son emploi ». De son côté, Jeanne se réjouit « de contribuer à former de nouvelles générations de scientifiques qui ne seront pas de trop pour innover et trouver des alternatives pour améliorer notre quotidien et relever les défis environnementaux des années à venir ».
En réalité, notre rapport au travail évolue surtout en même temps que nous. Pour Michel, c’est dû à l’âge : « À 30 ans on aspire à évoluer, prendre des responsabilités, pour son ego, pour changer. À 40, on cherche à passer un échelon, pour ne pas s’ennuyer et rester curieux. Et à 50, on est installé dans un poste, et on regarde les 12 ou les 14 années qu’il nous reste et on se dit que c’est encore long encore donc autant essayer de les rendre le plus douces possibles ».
Un argument que reprend Cécile : « J’ai 35 ans, ce qui compte vraiment pour moi, c’est les amis, la famille et le couple, un aspect de ma vie auquel je n’ai pas laissé beaucoup de place ». Pour la comédienne, l’objectif va donc être de rééquilibrer vie pro et vie perso. Une perspective qui l’effraye : « C’est très insécurisant de mettre ça en oeuvre, parce que ma situation reste précaire ».
L’évolution du rapport au travail d’Auriane est venue avec son lot de désillusion. Pour apprendre à prendre du recul, la jeune femme a dû passer par les « agressions physiques et verbales dont nous sommes en tant que médecins victimes quotidiennement ».
Pour Aglaé enfin, le rapport au travail a d’abord été conflictuel : « Déjà, il y a un monde entre l’école et la première année de travail. Ensuite, j’étais au début persuadée qu’il fallait bien faire ton travail, respecter les règles et naturellement tu allais avancer et être bien considérée. Mais quand tu es une femme, le niveau est bien plus dur, c’est attendu qu’on se plie aux règles, qu’on accepte plus« . S’en est suivi des mois compliqués.
Désormais, la journaliste a fait son trou dans le milieu, et a beaucoup appris. Notamment, à se faire confiance : « Avant je m’excusais presque d’exister. Maintenant, je fais plus confiance en mes acquis, en mon expérience, pour justifier mes choix et mes propositions. Je ne me laisse plus marcher sur les pieds ».
*Tous les prénoms ont été modifiés