On les utilise quotidiennement mais les comprend-on vraiment ? D’où viennent-elles, comment ont-elles été popularisées ? Un chercheur de l’Université de Strasbourg s’attelle à retracer l’origine et le véritable sens des expressions françaises.
Jean-Christophe Pellat est chercheur en linguistique française à l’Université de Strasbourg. Il se passionne pour les subtilités de notre langue et participe à ce qu’il appelle “la transmission” en travaillant sur la grammaire et sa diffusion au plus grand nombre. Mais l’expert s’intéresse aussi aux expressions françaises, à leur origine et à leur sens qui prête parfois, voire souvent, à confusion.
“Inévitablement, quand on travaille sur la langue française, on a ce qu’on appelle le vocabulaire, mais aussi tout ce qui est plus vaste comme les collocations, des mots faits pour être ensemble. Par exemple, on dira toujours une “colère noire” et pas une “colère orange”.” Ce sont d’ailleurs ces petites subtilités, qui posent de gros problèmes aux étrangers. Mais selon Jean-Christophe Pellat, c’est aussi “ce qui fait toute l’originalité d’une langue.” Et pour les expressions toutes faites, c’est un peu la même chose : “C’est un domaine où tout est figé.”
Des origines pas si simples à retracer
Pour retracer l’origine et le sens de nos expressions, le chercheur se plonge dans les dictionnaires et les livres spécialisés qui publient des inventaires d’expressions très fournis. Car la tâche n’est pas aisée, surtout quand il s’agit de tirer le vrai du faux au sujet de certaines origines controversées. “Il peut y avoir des contestations ou alors des fausses origines. De belles histoires que l’on construit, mais qui ne sont pas vraies. Le problème, c’est que des gens croient dur comme fer à telle ou telle origine historique.” Le mot “Bistrot” en est un bon exemple puisque son étymologie populaire est fausse. “On raconte qu’en 1815, après la défaite de Napoléon, les soldats russes sont venus occuper Paris. Ils seraient venus boire dans les estaminets et “Bistro” signifiait “vite” en Russe.” détaille le linguiste. Le mot “Bistrot” nous aurait donc été soufflé par les Russes. Mais la réalité est bien différente. “D’abord, on ne voit pas à quel mot russe ça pourrait faire référence et puis les dates ne correspondent pas.” explique Jean-Christophe Pellat. D’après ses recherches, le mot s’est sûrement formé sur la base d’un mot du nord de la France : “Bistouille”, qui désigne un alcool de mauvaise qualité.
Pour parvenir à trancher entre plusieurs explications, l’expert accorde une grande importance à l’histoire et au contexte historique au sein duquel les expressions naissent. Certaines peuvent ainsi évoquer d’anciennes croyances : “Courir comme un dératé par exemple. Autrefois, on pensait que pour qu’un cheval coure plus vite, il fallait lui enlever la rate.” Une autre croyance populaire est à l’origine de plusieurs expressions comme “avoir un tempérament sanguin” ou “se faire de la bile”, c’est la théorie des humeurs. “On pensait que notre équilibre physique et mental était assuré par la circulation des humeurs.” raconte le chercheur strasbourgeois. Il existait donc quatre humeurs et leur excès entraînait certains troubles chez les personnes touchées. “L’atrabilaire souffrait d’un excès d’humeur noire. Et le remède prodigué était la saignée. Tout cet environnement vient de cette médecine médiévale dont on a eu du mal à se débarrasser.”
Le sens aussi peut parfois prêter à confusion. Surtout quand l’expression traverse les époques et que les usages évoluent. Peu de personnes connaissent par exemple l’explication qui se cache derrière l’expression “Ne pas être dans son assiette”. “Le sens ici, c’est la position, l’équilibre de quelqu’un. L’assiette, ce n’est pas du tout ce que l’on pense, c’est la position du cavalier à cheval.” révèle le linguiste. Si on arrive bien souvent à comprendre le sens immédiat des expressions qu’on emploie, on sait rarement pourquoi on dit les choses sous cette forme. “C’est toute l’histoire qu’il y a derrière une expression qu’on ne perçoit pas forcément.” indique-t-il.
Les ingrédients qui font une bonne expression
Dans la langue française, les expressions sont si nombreuses qu’il est difficile de leur trouver des caractéristiques communes. Mais Jean-Christophe Pellat précise toutefois : “En général, on se réfère plutôt à une France rurale. Comme les expressions peuvent être anciennes, cela remonte souvent loin, à un état ancien de la France.” Et d’ajouter : “Il y a beaucoup de choses avec les animaux, c’est une grande référence. Les comportements humains aussi, parce que beaucoup d’expressions nous parlent de nous, de nos maladies, de nos relations avec les autres et les animaux.”
Certaines ont été popularisées dans certaines régions ou concernent certaines populations. “Y’a pas le feu au lac” est une expression suisse, directement liée au caractère attribué aux Suisses, qui préféreraient prendre leur temps et ne pas s’énerver. Quant à l’Alsace, le chercheur indique : “Les expressions alsaciennes sont souvent imagées. Elles ont parfois une valeur historique.” Il en relève d’ailleurs une, directement liée à l’histoire de notre territoire : “L’expression “Les malgré-nous” est née d’une réalité historique typiquement alsacienne. Elle désigne les Alsaciens qui ont dû combattre dans l’armée du Reich pendant la Seconde Guerre mondiale, enrôlés de force malgré eux. C’est une réalité que les gens de l’extérieur ont du mal comprendre.”
Comment une expression passe-t-elle dans le langage courant ?
Pour qu’une expression passe dans le langage courant, il n’y a pas de règle ou de parcours précis à respecter. “Parfois, des expressions deviennent populaires grâce à la littérature avec une pièce de théâtre ou un ouvrage. Et aujourd’hui, dans le monde médiatique où nous vivons, ça peut être la même chose.” Née dans les années 70’, l’expression “On ne tire pas sur une ambulance” est un bon exemple du rôle que peut jouer la presse dans la démocratisation de certaines formules. À l’époque, Françoise Giroud, journaliste et ancienne ministre de la Culture, emploie pour la toute première fois cette expression à propos de Jacques Chaban-Delmas. Cette expression a ensuite largement été utilisée dans les médias, alors que c’est elle qui l’a inventée.
Le linguiste cite également “En voiture Simone”, qui désigne à l’origine Simone Louise des Forest, une pilote de course automobile qui a marqué l’histoire. C’est dans l’émission de télévision Intervilles présentée par Simone Garnier et Guy Lux, que ce dernier interpelle sa collègue de cette manière pour lui passer le relais. “Dans ce cas, ça a été popularisé par la télévision. Avant, ça n’existait que dans un cercle restreint à propos de cette pilote de course, mais ça a basculé quand il l’a utilisé pour parler de Simone Barnier.”
Et si la plupart des expressions qu’on emploie ne datent pas d’hier, la langue est loin d’être figée comme le rappelle Jean-Christophe Pellat. Aujourd’hui, de nouvelles expressions peuvent toujours émerger. “Avec les réseaux sociaux et les médias, beaucoup de choses circulent. Parfois, l’une ou l’autre accroche. Par exemple, “Balance ton porc”, c’est lié à un combat, c’est une expérience qui a du poids, donc ça a pris une autre dimension. Ça a eu du succès parce qu’au départ, c’est une nécessité sociale, mais aussi parce que c’est une expression polémique.“ Il ne serait donc pas étonnant que certaines expressions populaires sur les réseaux sociaux ou via des mèmes finissent par quitter TikTok, Facebook et Instagram, pour se faire durablement une place dans notre langage courant. “Y’a pas wesh”, “C’est pour réanimer ma grand-mère ?” ou encore “Tema la taille du rat !” pourraient donc bien figurer un jour dans les dictionnaires…