Il est de ces gens talentueux qui font d’Insta‘ une formidable galerie d’art plutôt qu’une simple plateforme d’influence. Coincé entre des codes promotionnels, des hashtags à rallonge et des corps Photoshopés, Mathieu Bouillod, « Bouillant » sur les réseaux, se chauffe surtout pour la photo. Sur son compte, il ouvre une fenêtre poétique sur son quotidien, naviguant du paysage marin au décor urbain et alsacien. À travers ses yeux, c’est ton quartier qui se réinvente et se mue en patchwork de matières et de couleurs. Oui, on te parle aujourd’hui d’un coup de cœur. D’un Jurassien d’origine qui s’installe à Strasbourg en 2015, pour son taff de régisseur d’exposition qui l’amène aujourd’hui à déserter notre ville, pour la capitale du Haut-Rhin… Entretien avec un sacré trublion, qui sait rendre un bout de macadam plus photogénique que bien des posts Instagram.
Pour commencer, faisons connaissance : quel est ton parcours dans la photo, Mathieu ?
Mon premier souvenir en rapport avec la photographie c’est celui d’un moment : après être allé le chercher dans le coffre de la BX familiale, je tiens l’appareil photo trop lourd de mes parents, un objet assez fascinant, à la fois robuste et fragile destiné aux mains des adultes plutôt qu’à celles des enfants. Je me souviens apprécier glisser mon œil derrière le viseur et ressentir une sorte de privilège similaire lorsque nous partions en randonnée avec mes parents et que j’observais le paysage à travers les jumelles de mon père. Peu après, j’ai reçu un appareil en plastique noir, cadeau promotionnel d’un catalogue de vente par correspondance.
Je ne pense pas qu’il y ait déjà eu une pellicule dans cet appareil rudimentaire, mais le simple fait de regarder dans la petite lucarne sans même appuyer sur le bouton rouge, juste pour jouer, ça me plaisait. Dans mon imagination, j’étais un espion dont la mission était de prendre des photos ou un truc du genre, un délire de gosse quoi. Ce qui me plaisait énormément c’est qu’à travers le petit rectangle du viseur, ça ressemblait à un film en direct. Avec le cadrage, j’ai compris que je choisissais ce que je voyais, ce que je voulais voir et ce sur quoi je me concentrais. Plus tard, quand j’ai pris conscience qu’il était possible de figer une scène, d’en conserver une trace physique sur papier, ça n’a fait qu’accroître mon intérêt.
Avec tes potes, tu étais branché skate, plus jeune. Peux-tu nous raconter en quoi cela a influencé ta pratique de la photo ?
Je dois avouer que j’étais loin d’être bon, mais en revanche je chopais tous les magazines dédiés (Sugar, Tricks, Freestyler, Trasher, Transworld…). J’ai fini par devenir un genre de nerd du skateboard. […]
Au bout d’un moment j’ai capté qu’il y avait des gens qui étaient derrière ces magazines, des personnes dont c’était le métier, des photographes notamment. Mon rêve d’ado à l’époque, c’était donc de devenir photographe de skate… Alors après avoir craqué toutes mes économies, j’ai pu acheter mon premier boîtier reflex avec lequel j’ai tenté de photographier les prouesses de mes potes […]. Ce n’était pas très convaincant. C’est alors que j’ai réalisé que ce qui me plaisait véritablement dans ces photos, ce n’était pas la virtuosité de la performance photographiée, mais l’environnement, l’ambiance et surtout le spot. Les photos de nuit au flash par exemple, les effets de filés, de transparence, ça me retournait le cerveau, je voyais totalement l’aspect artistique du truc.
J’ai également compris qu’au-delà de leur travail technique, ces mecs évoluaient dans un environnement et surtout au sein d’une architecture qui n’avait rien à voir avec ma propre expérience. J’ai grandi dans le lotissement d’une commune de 500 habitants, à 30 minutes de marche de la ville de 13 000 habitants qu’était Saint-Claude [ndlr : dans le Jura] à l’époque. Bref, je crois que mon œil a été fortement inspiré par cet univers. Les rapports intimes qui lient le skate à l’architecture et à l’art ont influencé – et influencent encore – ma façon de pratiquer la photographie.
À la sortie du collège, accroché à cette envie, j’avais prévu de faire un CAP de photographie en alternance. Malheureusement (ou pas, peut-être), je n’ai jamais trouvé de maître d’apprentissage. Avec la révolution numérique naissante, le contexte était très compliqué pour les professionnels dont l’avenir était incertain. Après cet échec et pas mal de déboires scolaires, j’ai fini par me retrouver au début des années 2000 dans un lycée à Besançon, perdu dans une filière qui n’avait absolument rien à voir avec la photo.
Mon grand frère qui vivait lui aussi là-bas, s’était mis à la photo également. Il avait intégré un club de quartier pour pouvoir apprendre et profiter d’un labo, et m’y amener par la même occasion. On y allait une fois par semaine, on en a bien profité pendant quelque temps. J’en garde vraiment un bon souvenir et à bien y réfléchir, je me dis que c’est grâce à lui que je n’ai jamais lâché l’affaire.
Parlons un peu de ton style : ce qui saute aux yeux dans tes images, c’est le graphisme qui en ressort, proche parfois de l’abstraction. …Qu’est-ce qui t’arrête, te touche, et provoque la photo ?
Pas facile de l’expliquer ; disons que quand c’est le moment de sortir l’appareil, je le sens. Il y a un instant où mon œil va être attiré par quelque chose qui va retenir mon attention. Ça peut être des contrastes ou bien des résonances entre des formes, des couleurs, des matières, des textures qui peuvent parfois être mises en évidence par la beauté d’une lumière.
À mes yeux, ces éléments forment un dialogue dans lequel je me glisse en essayant de le fluidifier ou de l’harmoniser. J’essaye de faire en sorte que cet ensemble sonne d’une manière plus juste – à mes yeux en tout cas. J’aime bien par exemple m’amuser à faire correspondre des lignes entre elles, jouer sur les rapports de plans et de couleurs, un peu comme si je participais à un jeu de construction, mais de manière abstraite.
J’ai aussi parfois l’impression d’arpenter le monde en quête d’espèces de décors préexistants. En ce moment, j’ai le sentiment d’être attiré par la proximité entre le naturel et l’artificiel dans le paysage. Le but de ces photos finalement c’est simplement de montrer la façon dont j’observe ce qui m’entoure et de garder la trace d’une esthétique qui me plaît, tant mieux si ce goût est partagé par d’autres.
Même si mes images peuvent sembler très composées et que cela paraît être le fruit d’un long travail réflexif, je crois qu’elles conservent malgré tout une certaine spontanéité. Il y a quelques mois, j’ai lu cette phrase qui entre en résonance avec la façon dont j’envisage ma propre pratique, [et] extraite d’un entretien avec la musicienne Eliane Radigue qui parle de son travail : « Il faut se fier à sa propre impression, l’écouter au maximum. Je sais bien que ce n’est pas rationnel. Mais quand on a des intuitions qui sautent à l’esprit, il ne faut pas réfléchir, il faut les attraper. Parce que si on cherche à rationaliser, à connaître les raisons, on perd tout et on en fait plus rien. »
J’ai remarqué que très souvent, si j’ai appuyé plusieurs fois sur le déclencheur après avoir sorti mon appareil, la photo qui me satisfait se trouve systématiquement dans les premières images saisies, très rarement au-delà de la troisième ou quatrième prise de vue. Par conséquent, il me semble que pour la réalisation de mes images, je fonctionne de manière instinctive.
Tu exposes ton travail sur les réseaux mais… Aurais-tu d’autres projets ou envies à long terme ?
Ça fait plusieurs années que j’aimerais auto-éditer quelque chose, simplement pour en faire l’expérience. Une exposition aussi pourquoi pas, pour voir ce que cela donnerait, connaître le retour des gens et pour une fois, accrocher mes propres images.
Pour retrouver Mathieu Bouillod sur les réseaux
Son compte Instagram
Un Tumblr collectif
Bon travail !
Merci pour cette belle article.
Et bravo