La relation entre les Français et la police continue de se dégrader. En effet, selon un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNDH) du 21 février 2021 portant sur les rapports entre police et population, la France se situe depuis plusieurs années dans le tiers inférieur des États de l’Union européenne pour le niveau de confiance exprimé par la population à l’égard de sa police. Une des solutions trouvées par l’exécutif a été de vouloir généraliser les caméras-piétons à la police nationale, ce qui devrait se faire à l’été 2021. Ce lundi 26 avril, c’est la Ville de Strasbourg, par voie de communiqué de presse, qui a annoncé expérimenter ce dispositif pour sa police municipale. On fait le point.
De quoi parle-t-on exactement ?
Une caméra-piéton est une caméra légère et compacte, attachée à la poitrine ou à l’épaule d’un agent des forces de l’ordre pour enregistrer les interactions avec le public, voire des scènes de délits ou de crime. Le14 juillet dernier, Emmanuel Macron avait fait connaître sa volonté de les généraliser « avant la fin du quinquennat », afin de permettre de « retracer la vérité des faits qui permettent de protéger, de rétablir [la] confiance ». Deux mois plus tard, le 14 septembre, son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonçait la généralisation des caméras-piétons équipant les forces de l’ordre « pour le 1er juillet 2021 ».
Cette technologie, présentée notamment pour lutter contre les contrôles au faciès, est déjà expérimentée depuis une dizaine d’années dans la police. Comme l’explique Le Journal du dimanche, dans un article réservé aux abonnés, l’idée remonte même à 2009, lorsqu’elle avait été proposée par le ministre de l’Intérieur de l’époque Brice Hortefeux, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Plus tard, différents successeurs comme Manuel Valls ou Bernard Cazeneuve, sous François Hollande ou encore Gérard Collomb et Christophe Castaner sous Emmanuel Macron, ont remis le sujet sur la table. Sans qu’aucune avancée majeure ne soit faite. Néanmoins, il y a eu des expérimentations entre 2016 et 2018, auxquelles plus de 300 communes ont participé, selon la Gazette des communes. Finalement, elles sont désormais utilisables, avec le décret d’application, publié en mars 2019.
Comment ce dispositif est-il encadré ?
C’est effectivement une des grandes questions que pose ce dispositif, en des heures où la confiance en les forces de l’ordre est au plus bas. Le dispositif est pérennisé par la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme. Cette loi stipule que « les caméras sont portées de façon apparente par les agents et les militaires. Un signal visuel spécifique indique si la caméra enregistre. Le déclenchement de l’enregistrement fait l’objet d’une information des personnes filmées, sauf si les circonstances l’interdisent. Une information générale du public sur l’emploi de ces caméras est organisée par le ministre de l’intérieur. Les personnels auxquels les caméras individuelles sont fournies ne peuvent avoir accès directement aux enregistrements auxquels ils procèdent. » Son utilisation est par la suite rendue plus précise, par le décret du 23 décembre 2016 relatif à la mise en œuvre de traitements de données à caractère personnel provenant des caméras individuelles.
La police municipale est autorisée à utiliser les caméras-piétons depuis le décret en date du 27 février 2019, avec pour finalité “la prévention des incidents au cours des interventions des agents de la police municipale, le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves ». Enfin, la loi Sécurité globale, qui a donné lieu à de nombreuses manifestations de protestation avant d’être adoptée à 75 voix pour et 35 contre (pour 577 députés, on le rappelle) le 15 avril dernier, précise dans son article 21 que « les images pourront être transmises en direct au poste de commandement, les personnels pourront accéder directement à leurs enregistrements et les images pourront être utilisées pour « l’information du public sur les circonstances de l’intervention » ». En d’autres mots, la proposition de loi autorise les policiers et gendarmes ayant filmé à avoir accès aux enregistrements.
Ce dispositif menace-t-il la vie privée ?
Bien évidemment, dès que de nouveaux moyens de surveillance font leur apparition, la question de notre vie privée se pose. Pour le cas des caméras-piétons, en 2015, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) avait par ailleurs considéré “qu’au regard des risques élevés de surveillance des personnes et d’atteinte à la vie privée qui pourraient résulter de l’usage de caméras-piétons“, ils devaient faire l’objet d’un encadrement législatif spécifique, comme le rapporte l’Express.
Par ailleurs, selon l’article L241-1 du Code de la sécurité intérieure, l’agent ne peut déclencher l’enregistrement que « lorsqu’un incident se produit ou est susceptible de se produire, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées ». En outre, l’information des personnes enregistrées est obligatoire, « sauf si les circonstances l’interdisent », un cadre relativement flou. La caméra-piéton laisse donc encore une certaine marge de manœuvre à celui ou celle qui l’utilise. Néanmoins, conformément à la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée, les citoyennes et citoyens bénéficient d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement ou d’opposition pour motifs légitimes aux informations qui les concernent.
Est-ce que c’est efficace ?
Il s’avère que… cela dépend. Aux États-Unis, où la relation force de l’ordre-population est encore plus dégradée qu’en France, les résultats de ces expérimentations sont plutôt positifs pour la police et la population, à en croire les différentes études menées sur le sujet. En France, les résultats sont positifs pour les forces de l’ordre selon le président de l’Association nationale des cadres territoriaux de la sécurité (ANCTS), Cédric Renaud, cité dans la Gazette des communes : « Les maires sont très favorables aux caméras-piétons, constate-t-il. C’est un outil de protection de leurs agents. » Cependant, il semblerait également que le matériel ne soit que très peu utilisé, comme l’a révélé le Canard Enchaîné en janvier 2020, repris par l’Express. Sur les près de 11 000 caméras équipant les forces de l’ordre (pour un coût estimé à 2,3 millions d’euros), la plupart ne sont pas utilisées par les policiers. Raisons de ce désamour ? Problèmes de fixation sur les uniformes, piètre qualité des images ou encore une autonomie trop faible de la caméra.
En outre, le problème de ce dispositif réside également dans l’absence de sanction en cas de non-activation, qui reste à l’appréciation de l’agent. Sur ce point, Gérald Darmanin s’était voulu rassurant, à sa manière, le 14 septembre dernier 2020, déclarant faire « confiance aux policiers et aux gendarmes ». Avant de rajouter : « La caméra est là pour les protéger. (Ce sont) les plus sanctionnés de tous les fonctionnaires. C’est une grande police, une grande gendarmerie, il faut leur faire confiance. Ce sont souvent des gens qui se sont engagés pour l’amour du drapeau et la protection des plus faibles, le “police bashing” commence vraiment à agacer je crois les Français ».
Dans le même temps de cette déclaration de confiance, il y a des affaires qui rappellent que, quand le dispositif est effectivement porté, encore faut-il l’utiliser. En janvier 2020, lors de l’affaire Cédric Chouviat – chauffeur-livreur étranglé et plaqué au sol lors de son interpellation et décédé deux jours plus tard, ndlr -, l’un des quatre policiers présents lors de l’interpellation porte une caméra-piéton. Sauf qu’il ne l’allume pas, comme le rapporte Libération. Cela, alors que parmi les objectifs des caméras-piétons, la loi du 3 juin 2016 énonce comme priorité : « La prévention des incidents au cours des interventions. » En somme, on peut avoir un agent portant une caméra-piéton, dans une situation qui demanderait l’activation de la caméra, qui ne l’utilise pas, sans risque de sanction derrière. Difficile de penser que ce dispositif puisse alors être réellement efficace.
Qu’est-ce qui va se passer à Strasbourg ?
Tous ces rappels sur les caméras-piétons sont là parce que, à compter du lundi 26 avril, la Ville de Strasbourg va expérimenter ce dispositif pour sa police municipale. Dans un communiqué de presse, la Ville précise que « ce dispositif doit contribuer à des relations apaisées entre policiers et habitants. » Avant d’ajouter : « Déclenchée manuellement par les agents municipaux, elle doit servir à la prévention et la constitution d’éléments utiles à la justice. L’outil mis en place répond à un environnement légal particulièrement strict et les données collectées ne peuvent être exploitées que dans le cadre d’une procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire. » Ça, c’est pour la théorie.
Dans la pratique, si l’on se réfère aux nombreuses expérimentation dans les communes, le processus de déclenchement de la caméra reste flou. En somme, le déclenchement de l’enregistrement au cours de l’intervention est laissé à l’appréciation du porteur de l’équipement, d’un membre de l’équipage ou du chef de patrouille, comme le rapporte Basta !. Il existe cependant un seul cas où le déclenchement de la caméra-piéton sera obligatoire : le contrôle d’identité. Ensuite, l’agent doit vous prévenir que la caméra commence à enregistrer. Il y aura un pré-enregistrement de 30 secondes avant que la caméra ne s’active. Ensuite, les images filmées atterrissent dans un système sécurisé. Le fichier enregistre le nom et le matricule de la personne qui consulte les images, comme le rapporte le Midi Libre. Elles seront par la suite conservées 6 mois avant de s’écraser automatiquement. Il reste donc à la Ville de Strasbourg à préciser les conditions d’utilisation de ces caméras-piétons, ainsi que les lieux où ces expérimentations auront lieu. Peut-être en saurons-nous davantage lors du prochain conseil municipal, qui aura lieu ce lundi 3 mai.
Cette nouvelle expérimentation de la Ville de Strasbourg a pour but affiché d’améliorer la confiance entre la police municipale et les Strasbourgeoises et les Strasbourgeois. Néanmoins, on l’a vu, malgré quelques résultats positifs çà et là, il faudra être particulièrement vigilant sur les conditions d’applications de ces caméras-piétons, qui peuvent rapidement mener à des dérives. Alors on espère d’autant plus que cette expérimentation portera ses fruits. Pour à nouveau développer un lien de proximité entre les Strasbourgeoises et Strasbourgeois et ceux qu’on aurait de nouveau bien envie d’appeler gardiens de la paix, plutôt que forces de l’ordre.