Depuis le début de la pandémie, la grogne ne cesse de monter à l’encontre du ministre de l’Éducation nationale et de sa gestion de la crise sanitaire. Strasbourg n’échappe pas à la règle et compte parmi le corps enseignant, de nombreux mécontents. Mensonges, manque de considération et communication, quels sont les différents facteurs qui ont mené à une telle perte de confiance ?
Le 25 mars dernier, le collectif des “Stylos rouges” annonçait avoir porté plainte devant la Cour de Justice de la République contre le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, pour “mise en danger de la vie d’autrui ». Signée par une cinquantaine de membres du collectif, la plainte accuse le ministre de ne pas protéger les personnels en contact avec les enfants. Interrogé sur le sujet, Jean-Michel Blanquer qualifie quant à lui la démarche de “lamentable” au micro de RTL, le 1er avril dernier. Pourtant, ce recours illustre bien l’exaspération ressentie par certains enseignants vis-à-vis de leur ministre de tutelle depuis le début de la pandémie. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à prendre la parole pour dénoncer une mauvaise gestion de la crise que nous traversons.
Un manque de préparation et de cohérence
Dès les premiers jours de crise, il y a maintenant plus d’un an, le ministre de l’Éducation nationale a donné l’impression d’un faux départ dans sa course contre le virus. Le 12 mars 2020, il précisait au micro de France Info : “Nous n’avons jamais envisagé la fermeture totale ». Seulement quelques heures plus tard, Emmanuel Macron annonçait pourtant la fermeture de toutes les écoles en France. Pour de nombreux enseignants, ce premier faux pas était déjà initiateur du manque de préparation et de cohérence qui rythmeront les décisions prises en matière d’éducation au cours de la pandémie.
Professeure de langue dans un lycée aux environs de Strasbourg, Florence* se dit affligée par la façon dont cette crise a été gérée : “Le fait que les annonces de fermetures des écoles soient systématiquement faites au dernier moment est déjà un point très négatif en soi” précise-t-elle. D’après l’enseignante, ce “court-termisme” a inévitablement empêché les enseignants de préparer correctement les élèves et a entraîné à chaque fois “des coupures néfastes dans la continuité pédagogique”. Elle regrette : “Les annonces du ministre expliquant systématiquement que « nous sommes prêts » font partie des nombreux arrangements de cette personne avec la réalité.” Et en ce qui concerne les épreuves du baccalauréat et la question de leur maintien, c’est la même chose, Florence estime avoir dû s’adapter au dernier moment, et s’attend à devoir continuer ainsi : “Le fameux grand oral, [ndlr : une épreuve apparue à la suite de la réforme du bac et qui n’a encore jamais eu lieu.], nous n’avons toujours pas exactement d’instructions sur la façon de préparer les élèves, qui sont encore dans l’attente d’informations claires de la part du ministère, et ne savent même pas si l’épreuve sera finalement maintenue.”
Et quand certaines décisions sont finalement prises, leur intérêt est largement contesté par les professeurs qui se trouvent sur le terrain. Florence rappelle qu’en Alsace, durant l’ensemble du deuxième trimestre, certains lycées ont alterné présentiel et distanciel, alors que d’autres ont choisi d’accueillir tous leurs élèves en présentiel. Des ajustements au cas par cas, que regrette également Camille*, enseignante en lycée : “J’avais bien conscience qu’on ne pourrait éviter le distanciel bien longtemps vu la situation, j’aurais presque préféré qu’une seule et même décision organisationnelle soit prise à l’échelle nationale. Mais les prises de décision successives de Jean-Michel Blanquer ont montré une absence de cohérence totale, de semaine en semaine.”
Et quand on ne laisse pas la responsabilité à chaque établissement de choisir la mesure la plus adaptée, c’est l’application de mêmes mesures à des contextes pourtant spécifiques qui n’est pas comprise par les concernés. En tant que coordinateur ULIS, Fabien* s’occupe d’enfants déficients et autistes qui suivent un parcours classique en école. Il ne comprend pas comment les mêmes mesures peuvent être appliquées à ses élèves. Pour éviter que le dispositif soit fermé comme toutes les autres classes, l’enseignant a demandé une dérogation afin de continuer à recevoir en présentiel deux groupes de six élèves : “On m’a dit non. Qu’ils m’expliquent et me forment à l’enseignement à distance pour des enfants muets, ou qui ont besoin d’une présence constante. Je suis sur un entre-deux assez pénible. Mes élèves ne sont pas assez handicapés pour continuer l’enseignement j’ai l’impression. Mais à qui de juger ça ? Beaucoup d’élèves ont besoin de leur AESH (aide aux élèves en situation de handicap) pour travailler et ce n’est pas jouable à la maison.”
Un risque de contamination largement sous-estimé dans les écoles
Ces dernières semaines, Jean-Michel Blanquer n’a cessé de défendre l’exception française concernant le maintien de l’ouverture des écoles, en précisant qu’il ne s’agissait pas d’un lieu particulièrement propice à la diffusion du virus. Allant même parfois jusqu’à s’embrouiller dans les chiffres cités pour défendre son propos. Ce qui n’a pas manqué de faire bondir Camille qui estime que les chiffres de contamination par élève et de classes fermées ont largement été sous-estimés : “Je ne comprends pas qu’on ait fermé les classes si tard. Alors même que le distanciel m’empêche de travailler dans de bonnes conditions, il en va d’abord de la santé publique, et non de l’éducation.” Pour Florence, “Au jour le jour, les salles des profs (seuls lieux en lycée dans lesquels on peut se restaurer, puisque les salles de cours sont généralement occupées à toute heure ou au moins désinfectées quand elles sont libres), sont devenus de véritables clusters malgré les efforts de chacun.” Quant à l’interdiction des réunions à plus de six adultes masqués, elle considère qu’il s’agit là d’une “vaste blague”. “Pourquoi nous empêcher de faire des réunions essentielles entre adultes à plus de 6 pour ensuite nous demander de faire cours pendant des mois dans des espaces très réduits avec 35 élèves presque majeurs ? s’interroge-t-elle. Ce n’est qu’un exemple des contradictions et absurdités des mesures mises en place cette année…”
Depuis fin mars, les règles concernant l’isolement des cas contacts dans une classe ont évolué. Dans les départements concernés par le renforcement des mesures, seul un élève positif suffisait à fermer une classe, mais il fallait en compter trois pour qu’une classe d’un autre département soit fermée. Des mesures qui semblent complètement inefficaces à Lou*, qui vient de débuter sa première année en tant qu’enseignante à Strasbourg. Et pour cause, la réforme du Bac et le choix des toutes les spécialités qui va avec, ont selon elle bouleversé cette notion de “classe” sur laquelle s’appuie le ministre pour limiter les contaminations : “Certains élèves passent plus de temps en cours avec des élèves d’autres classes que de la leur, avec cette histoire de spé. Par exemple, un élève de Terminale 3 qui a 6h de spé avec un copain de Terminale 8 a plus de chance de le contaminer lui, que de contaminer une camarade qu’il ne voit qu’en cours de tronc commun… Comment fermer une classe dans ce cas-là ?”
Le mirage du protocole “renforcé”
Les établissements scolaires sont tenus de respecter un protocole sanitaire depuis le début de la pandémie. Mais pour Florence, “La façon dont des protocoles sanitaires ont été annoncés et pensés laissait une totale autonomie à chaque établissement, c’est-à-dire que chaque établissement était en réalité complètement livré à lui-même. Là où le ministère faisait semblant de donner des instructions, nous recevions en réalité des « conseils » à appliquer dans la « mesure du possible », et qui relevaient plutôt du bon sens le plus basique. Aérer, nettoyer, porter le masque…” Et lorsque les contaminations augmentent, le ministre de l’Éducation nationale a pris l’habitude d’annoncer un renforcement du protocole, comme ce fut notamment le cas au retour des vacances de la Toussaint, ou encore le 27 mars dernier. Des annonces risibles pour Florence, qui s’interroge : “C’est-à-dire quoi, PLUS aérer ? PLUS nettoyer ? Nous étions déjà au max. Quand on sait que beaucoup d’établissements ont des fenêtres qui ne s’ouvrent pas par sécurité et que beaucoup d’agents d’entretien étaient en burn-out et en arrêt déjà à ce moment-là, et que leurs collègues devaient à effectifs réduits désinfecter des étages entiers plusieurs fois par jour, alors on sait à quel point ces annonces-là aussi étaient simplement du vent à destination de ceux qui ne mettent jamais un pied dans les établissements et se contentent de discours rassurants.”
Pour Lou aussi, ce fameux renforcement du protocole est illusoire, puisqu’il s’est traduit dans les faits par “des lingettes de javel pour désinfecter les claviers d’ordinateurs.” Elle poursuit : “Quid de l’aération des salles, lorsque ces mêmes salles ont parfois des fenêtres condamnées, car situées au dernier étage ?” C’est exactement la situation dans laquelle s’est retrouvée Camille, qui enseigne l’anglais dans des salles dédiées où certaines fenêtres ne s’ouvrent pas. Pour elle, le protocole renforcé n’a tout simplement “jamais montré le bout de son nez.”
Manque de considération, mensonges et communication via Twitter
Avec le passage des cours en distanciel, les enseignants ont dû s’adapter et se former à l’utilisation d’outils numériques. Faire évoluer ses pratiques, au profit de la continuité pédagogique c’est possible, mais encore faut-il avoir les outils nécessaires à disposition. Et pour de nombreux enseignants, les moyens ont manqué pour engager cette transition sereinement. Le ministre de l’Éducation a donc promis une “prime informatique” de 150 euros pour permettre aux enseignants de s’équiper. Une somme dérisoire pour Florence, qui reflète l’absence de moyens informatiques alloués aux professeurs : “En gros, 175€ brut en février seulement, pour pouvoir s’équiper pour faire cours à distance…. je vous laisse comparer cette « prime » (dont les profs documentalistes ont été d’ailleurs exclus) aux prix des ordinateurs + casques avec micros du marché actuel.”
Suite aux annonces d’Emmanuel Macron le 31 mars dernier, l’enseignement à distance a dû reprendre du 6 au 9 avril, avant que l’ensemble des élèves du territoire partent en vacances scolaires pendant deux semaines. Mais encore une fois, le passage à l’enseignement à distance généralisé ne s’est pas passé comme prévu. Alors que Jean-Michel Blanquer avait annoncé que tout était “prêt”, la reprise a finalement été chaotique. De nombreuses plateformes ont buggué, rendant leur accès impossible aux enseignants comme aux élèves. Interrogé sur les bugs le jour même de la reprise, le ministre de l’Éducation nationale a expliqué que ceux-ci étaient en partie dus à “des attaques informatiques apparemment venues de l’étranger pour empêcher les serveurs de fonctionner », notamment en ce qui concerne le site du Cned. Une justification jugée ubuesque par la plupart du corps enseignant. Pour Lou aucun doute, le ministre ment : “Des hackers étrangers ? Sérieusement ? Il y avait déjà d’énormes problèmes en mars 2020 et l’Éducation nationale ne semble pas avoir appris de ses erreurs. Je ne sais pas si j’ai le plus la haine face à cet énième mensonge de M. Blanquer ou face à ceux, gorgés de BFMTV, qui croient à ce mensonge. Car bizarrement, les hackers se reposent de 12h à 13h, et de 18h à 8h. Je ne sais qu’en penser…” Une opinion partagée par Camille, qui explique qu’elle aurait préféré un aveu de faiblesse et de manque d’anticipation : “C’est un peu comme si, au lieu d’avouer rapidement être dépassé et trouver une solution (ou demander de l’aide), il passait la totalité de son temps à dissimuler les failles du système sans pour autant les réparer.” Et pour Florence, une fois n’est pas coutume le ministre accumule les mensonges : “Nous en sommes à systématiquement douter de la véracité des annonces de notre ministre, ce qui ne permet pas de mettre en place un climat de confiance. À mon avis, l’Etat n’assume absolument pas son manque de moyens et d’anticipation dans la gestion des écoles.”
Le conflit entre les enseignants et le ministre de l’Éducation semble aussi s’être installé sur Twitter, le réseau social privilégié par Jean-Michel Blanquer pour justifier ses décisions. “On pourrait aussi parler du fait que certaines décisions ont été véhiculées d’abord sur Twitter, sans même passer par une annonce officielle, comme si les profs n’étaient pas prioritaires à recevoir une info les concernant directement.” évoque Camille. Ces dernières semaines, l’exaspération des enseignants s’est caractérisée par l’apparition du #BlanquerMent sur Twitter. Ils sont de plus en plus nombreux à prendre la parole pour dénoncer les contradictions et les volte-face de leur ministre de tutelle.
Face à la colère qui monte, Jean-Michel Blanquer semble pourtant imperturbable, au point de donner l’impression de se jouer des enseignants. “Cela fait des années que M. Blanquer nous fait de fausses promesses et nous prend de haut. Son dernier exploit en date, alors que la colère grondait au sujet de la vaccination, a été de partager sur Twitter, après des jours de silence, une reprise de Another Brick In The Wall prônant le retour en présentiel.” raconte Lou. Mais le coup de communication du ministre a largement été mis à mal lorsque l’autrice de la vidéo, Ifat Orgad, a répondu à son tweet en précisant que la parodie était basée sur la situation actuelle en Californie et que celle-ci différait grandement de celle de la France, puisque les professeurs ont déjà été vaccinés. “J’aime mon métier et je veux continuer d’accompagner mes élèves. Mais j’aimerais juste, de la part de mon ministre de tutelle, pour les élèves comme pour les enseignants, des aides et des moyens, ainsi que le minimum de reconnaissance auquel nous avons droit.” confie Lou.
* Le prénom a été modifié.