Ils vivent dans un pays mais exercent dans un État voisin. En Alsace, près de 29 000 frontaliers prennent, 5 jours par semaine, un bus, un train ou une voiture pour aller travailler en Allemagne. Deux d’entre eux ont accepté de raconter leur quotidien perturbé, et leur vie menée au gré des décisions des deux nations.
À chaque prise de parole française, leurs habitudes peuvent vaciller. À chaque déclaration allemande, leurs routines peuvent basculer. C’est ce qu’il s’est produit le vendredi 26 mars. Ce jour-là, l’Allemagne classe officiellement la France comme zone à haut risque pour la circulation du coronavirus. Ce qui signifie que tous les frontaliers alsaciens, comme les Mosellans avant eux, doivent désormais présenter un test PCR ou antigénique négatif datant de moins de 48 heures pour aller sur leur lieu de travail, situé outre-Rhin.
Depuis cette annonce, la vie d’Estelle, frontalière depuis 25 ans, a été chamboulée. « Peu de temps après, j’ai essayé de prendre un rendez-vous dans un laboratoire, j’ai réussi à en avoir un, mais ils sont débordés. Ils sont envahis par les demandes de frontaliers », peste celle qui habite à Schweighouse-sur-Moder et travaille dans une entreprise allemande située à Rheinmünster. Dans son secteur, celui du nord de l’Alsace, un salarié sur trois exerce en Allemagne. Le casse-tête ne fait donc que commencer. Mais ce qui agace surtout cette Alsacienne, c’est que les règles soient différentes pour les Allemands. « Ça frôle la discrimination ! Pourquoi on teste les travailleurs transfrontaliers et pas les employés allemands ? Alors qu’on travaille ensemble », lâche-t-elle. Cette incompréhension est également partagée par Paul, 27 ans, un Strasbourgeois qui bosse dans une fonderie à Kehl, depuis deux ans : « On a l’impression d’être les pestiférés de l’Allemagne, que se sont forcément ceux qui proviennent de France qui sont porteurs du virus. Nous, on doit être contrôlés, mais les Allemands qui travaillent en France, ils sont épargnés. Pourtant, à la fin de la journée, les Allemands font comme nous, ils rentrent chez eux. Le risque est similaire, mais les mesures sont différentes ! »
La galère des tests
Cette nouvelle mesure, des deux tests négatifs par semaine, ne plaît pas trop aux deux Alsaciens, à commencer par Estelle. Elle pense même ne pas respecter cette règle. « Ce sont des contrôles aléatoires, alors je prends le risque de payer une amende, tant pis. Je me suis aussi demandée, si juridiquement, mon employeur a le droit de me demander le résultat du test », s’interroge-t-elle. Un coton-tige dans le nez deux fois par semaine, ça complique aussi fortement le quotidien de Paul. Le jeune homme travaille à des horaires décalés. « Je peux bosser de 5h à 13h, de 13h à 21h ou de 21h à 5h du matin. Et je tourne très régulièrement », explique-t-il. Alors forcément, pas évident pour lui de trouver un lieu de dépistage. Il s’en inquiète : « Ça va être la galère. Je vais devoir modifier mes périodes de repos, alors qu’elles sont très importantes pour que je puisse travailler correctement. » Ce tripotage de narines intempestif, Paul le perçoit presque comme une punition. « Ça m’embête parce que je n’ai pas que ça à faire. Je ne vais pas en Allemagne pour faire la fête ou voir des amis. J’y vais simplement pour gagner ma vie », enchaîne-t-il.
« Je me retrouve avec une énorme liste de course »
Dorénavant, retirer son masque, pencher la tête et reprendre la route, va devenir la nouvelle routine des quelque 29 000 frontaliers alsaciens qui exercent de l’autre côté du Rhin. Alors quitte à subir ce sort, plusieurs fois par semaine, Estelle va continuer de rendre service à ses proches. Depuis le début de la crise sanitaire, elle profite de sa traversée quotidienne en Allemagne pour faire les commissions de son entourage. « J’achète tout en Allemagne, les produits de la vie courante, ceux d’hygiène, l’essence, etc. Alors je demande à ma famille et à mes amis s’ils ont besoin de quelque chose. Du coup, je me retrouve avec une énorme liste de course », dit-elle en rigolant.
De son côté, Paul n’achète quasiment rien chez nos voisins, contrairement à certains Français, qui ont pourtant interdiction de se rendre à Kehl, sans motif impérieux, depuis de très nombreuses semaines. « Quand je vois les voitures qui circulent, je n’ai pas l’impression que c’est vraiment interdit. Il y a des personnes qui passent tout le temps. Il faut dire que la police n’est pas là longtemps. Les contrôles sont aléatoires, mais ça ne dure pas plus d’une ou deux heures. Alors les gens passent prendre des cigarettes, sortent avec des sacs de courses », constate-t-il. Ces contrôles inopinés, Paul fait tout pour les anticiper. Depuis quelques mois, chaque jour, il quitte son domicile une demi-heure plus tôt pour être sûr d’arriver à l’heure à son boulot. Les deux frontaliers alsaciens espèrent surtout ne pas revivre la situation du printemps 2020. À cette époque, chaque voiture était contrôlée. Côté français et allemand.
Romain Chevalier