Au XXe siècle, au sud de Strasbourg, le quartier du Stockfeld a vu ses habitant(e)s être affublé(e)s d’un petit nom pour le moins cocasse : « les Indiens du Stockfeld ». Si le sobriquet prête à sourire, l’histoire qui en est à l’origine est au moins aussi surprenante, puisqu’elle mêle figure mythique de l’Ouest américain, tram strasbourgeois et gamin(e)s un tantinet dissipé(e)s.
Au début du XXe siècle, Strasbourg se lance dans un projet d’urbanisme assez conséquent : le chantier de la Grande Percée a pour but de moderniser la ville. À coups de pelleteuse, on dit adieu aux ruelles sinueuses et bonjour aux grandes artères.
Destruction bien bourrin : il était une fois la Grande-Percée de Strasbourg
Retirer des maisons vétustes, ça peut être très sympa dans l’idée. Mais quid des habitant(e)s ? La municipalité décide de reloger une partie de ce beau monde au sud de la ville. On se base sur une idée développée par certains auteurs et on crée un quartier au sein duquel la vie s’articule autour des jardins. Et bim : la cité-jardin du Stockfeld est née, félicitations.
Une petite dizaine d’années avant ce grand plan d’urbanisme, à la fin du XIXe siècle, le Stockfeld n’est qu’un terrain non construit, niché entre le Neuhof et la Ganzau, il borde aussi la forêt. Le lieu est alors surtout prisé des enfants pour qui il constitue une aire de jeux rêvée. Et c’est là, entre les rires des enfants et leurs petites bêtises, qu’on parle pour la première fois des Indiens du Stockfeld. Pourquoi ? On vous explique !
Les 400 coups à la mode strasbourgeoise
Qui n’a jamais entendu les sempiternels : « Ah, avant, c’était le bon temps ! » ; « Les enfants n’avaient pas le nez collé aux écrans toute la journée ». Alors certes, ils et elles jouaient dehors. Mais pour combler ce manque criant de Call of Duty ou autre GTA, les enfants du XIXe siècle ont alors une joyeuse idée : fabriquer des arcs et des flèches de fortune… et s’en servir pour canarder le tram et son conducteur.
Que voulez-vous ? Il faut bien que jeunesse se fasse.
Si on peut sourire à l’idée de ce qui serait aujourd’hui décrié comme un affreux ensauvagement de la jeunesse du XIXe siècle, à l’époque, les bêtises d’enfants font marrer et ce qui est alors le terminus du tram gagne en notoriété comme étant le repaire des Indiens du Stockfeld.
Mais à une époque où Sergio Leone n’est pas né, où la télévision n’existe pas (encore moins internet), et tandis que les guerres indiennes issues de la colonisation viennent tout juste de s’achever… on peut se demander ce qui a amené des gamin(e)s du Stockfeld à se déguiser en Indien(ne)s qui vivent à une dizaine de milliers de kilomètres d’eux, et tout ça pour attaquer des trams.
Pour répondre à cette question, il faut revenir sur un événement qui a fait vibrer la ville entre l’automne 1890 et le printemps 1891 : la venue de Buffalo Bill à Strasbourg.
La conquête du Grand Est
Il faut se rendre compte : Buffalo Bill, c’est LA superstar de ces « Conquêtes de l’Ouest » qui font rêver les habitant(e)s de la vieille Europe. À la fin du XIXe siècle, il monte une troupe avec laquelle il produit un spectacle inédit pour l’époque : le Wild West Show.
Au programme : attaques de diligences, captures de bisons et démonstrations de tirs (à cheval bien sûr, sinon c’est trop simple). Le tout est reproduit magistralement par près de 200 Indiens, cow-boys, tireurs d’élites accompagnés de leurs montures, de bisons et de mules.
Buffalo Bill et sa troupe traversent l’Atlantique et se produisent dans une centaine de grandes villes du continent : les Européen(ne)s sont tout bonnement estomaqué(e)s !
Dans le Journal d’Alsace, on relate alors les pérégrinations alsaciennes de cette drôle de troupe. Arrivée à Strasbourg à la fin octobre 1890, la Wild West Company s’établit sur la place Lenôtre (à l’emplacement actuel du Conseil de l’Europe). Si le campement attire déjà les curieux/ses, l’arène sur laquelle le show doit se produire est tout aussi impressionnante, en ce qu’elle offre aux chevaux une distance suffisante pour s’élancer au galop dans des représentations d’attaques de diligences à couper le souffle.
Ce sont plusieurs milliers de Strasbourgeois(es) qui assistent à chaque représentation. Des tramways sont affrétés spécialement pour l’occasion et le réseau voit sa fréquentation exploser. Il est raconté que les Alsacien(ne)s se pressent des quatre coins de la région pour venir assister au show.
Le 28 octobre, après une semaine de représentations, les chevaux et bisons sont amenés à côté de Benfeld, où ils passeront l’hiver avec quelques cow-boys. La majorité de la troupe rentre en Amérique mais prévoit déjà de revenir au printemps.
Si pendant l’hiver, les « guerres indiennes » prennent fin dans le Grand Ouest américain, cela n’empêche pas Buffalo Bill de revenir au printemps avec une troupe encore élargie. Là encore, les spectacles rencontrent un succès jamais vu auprès de la population strasbourgeoise venue en nombre.
Et parce que déjà au XIXe siècle, une escapade strasbourgeoise comporte des éléments à ne pas manquer, la presse relate la visite de l’horloge de la cathédrale par les Indiens, dont certains sont d’illustres chefs de tribus qui ont marqué l’histoire.
Du spectacle au tramway
Et il se raconte donc que ce sont ces fabuleux spectacles, auxquels tout Strasbourg se pressait, qui auraient influencé les trublions du Stockfeld.
Les tramways de l’époque ressemblaient vaguement, parait-il, à des diligences. Bon, à partir de là, on se doute bien que ce n’est qu’une question de temps avant que germe dans la tête d’un enfant l’idée d’une bêtise formidable. Il n’en faut absolument pas plus pour motiver des gamin(e)s qui ont soif d’aventure à se bricoler des arcs et des flèches pour goûter ne serait-ce qu’un petit peu au frisson des plaines infinies de l’Ouest américain.
Si aujourd’hui, le surnom des habitant(e)s n’est guère utilisé, il en subsiste quelques traces. Le collège du quartier arbore fièrement sur son portail son logo officiel : une tête d’Indien coiffé de plumes.
On en retient ce petit clin d’œil à ces enfants qui, il y a plus de 100 ans maintenant, ont laissé leur imagination et leur envie d’évasion écrire sans le savoir une petite page de l’histoire de leur quartier.
Note : il est établi par les historien(ne)s que les shows de la Wild West Company présentaient une image stéréotypée des peuples amérindiens. Si le spectacle rejouait des événements historiques, il mythifiait la Conquête de l’Ouest et ne se conformait pas à la réalité historique de la colonisation subie par les peuples autochtones.