En cette grisâtre matinée de janvier, Julius Pepperwood se ressert une tasse de café. La fumée lui embue ses lunettes, alors qu’il contemple le paysage strasbourgeois. Difficile de se remettre au travail dans cette période, et les dossiers commencent doucement à s’accumuler. Soudain, il se rappelle être passé plusieurs fois devant quatre impressionnants travailleurs de pierre sur un pont non loin du Consulat des États-Unis. Des hommes qui recèlent bien des secrets.
Pas loin de la « cathédrale des touristes » [l’église Saint-Paul, ndlr], un pont fait la jonction entre l’avenue de la Forêt-Noire et celle d’Alsace (qui devient ensuite l’avenue des Vosges). Cette liaison, c’est le pont John-Fitzgerald Kennedy, du nom de l’ancien président américain, assassiné en 1963.
Avant de s’appeler de la sorte, à partir de 1965, la passerelle a eu plusieurs noms depuis sa construction en 1906 : Schwarzwaldbrücke [pont de la Forêt-Noire, ndlr] ou encore le pont des quatre Hommes. Une appellation qui fait référence aux quatre imposantes statues qui bordent les quatre côtés de l’ouvrage imaginé par Fritz Beblo, architecte de la Neustadt et notamment des Bains Municipaux.
Quatre hommes et un pont
Doté d’une arche d’une envergure de 30 mètres, le pont Kennedy présente un parapet volumineux, en pierre de taille rose de Lutzelbourg. Si l’on regarde bien, on peut y déceler quelques discrets motifs, comme des poissons ou des ondes. On peut aussi remarquer une exèdre du côté du quai du Maire-Dietrich, soit un grand banc circulaire aux motifs de la Renaissance, où il est possible de se poser un instant.
Mais surtout, ce qui rend ce pont si particulier, ce sont les quatre statues de travailleurs, sculptées par Alfred Marzolff. Pour la petite anecdote, celui-ci a également sculpté le monument de la Marseillaise situé à l’hôtel de Ville, a participé à la décoration du parc de l’Orangerie et a une maison à son nom près des Pontonniers. Pas mal.
Sous ses ciseaux, il sculpte ainsi quatre travailleurs : un pelleteur et un haleur au niveau de l’avenue d’Alsace, deux pêcheurs du côté place Brant. Le pelleteur est un dragueur de pierres : loin d’enchaîner les rencards avec la caillasse, il retirait sable et graviers des rivières avec une sorte de pelle, pour les charger dans une barque. Le rôle du haleur est ensuite de tirer l’embarcation des quais, à l’aide d’un harnais jusqu’au lieu de décharge.
Des métiers anciens, qui seront d’ailleurs rapidement remplacés par des chevaux dans les années 1920, puis des tracteurs dans les années 1930. Pour les deux pêcheurs, une statue lance un filet, tandis que l’autre le ramasse. Finalement, quatre statues comme une ode au travail d’équipe.
Depuis, des travaux et la reconstruction des statues
Depuis plus d’un siècle, ces statues veillent donc sur le pont Kennedy, ainsi que sur l’Ill. Mais leur existence n’a pas été un long fleuve tranquille : la preuve, uniquement trois des statues sont encore d’origine ! Selon Archi-Wiki, un camion de Service des essences des armées a percuté le parapet du pont et a détruit la statue du pelleteur le 10 septembre 1945.
Pendant trois ans, le pont des quatre Hommes en était donc réduit à trois, jusqu’à ce que le ministère des Armées consente à débourser 440 000 francs pour aider à reconstruire la statue, pour un coût total d’environ 510 000 francs. Le sculpteur Jean Henninger se servira de la maquette originelle de la statue du pelleteur, prêtée par la veuve d’Alfred Marzolff. Finalement, la statue s’érige de nouveau en 1950.
Par la suite, plusieurs travaux ont été menés sur les différentes statues du pont Kennedy, notamment en 2020 et 2021, pour la réfection du socle et d’une partie du parapet de l’ouvrage ainsi que pour des réparations. Depuis, plus aucun problème à l’horizon, et chaque jour, des milliers de Strasbourgeois(es) passent sur le pont, sur lequel veillent les quatre géants.
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Ma mère (née en 1932) et ma grand-mère (née en 1902); toutes deux de Strasbourg ont toujours appelé ce pont « le pont des travailleurs ».