Correspondant du réseau loup-lynx dans le nord de l’Alsace pour l’Office français de la biodiversité (OFB), Claude Kurtz veille sur un réseau de pièges photographiques dédié au plus grand félin des Vosges. Une traque méticuleuse et passionnée, riche d’émerveillements, qu’on a décidé de découvrir le temps d’un après-midi.
Au volant de son véhicule tout-terrain, Claude Kurtz parcourt le dédale forestier sans la moindre hésitation. Un œil sur le sentier, l’autre sur le massif coloré par l’automne. Les rochers qui surplombent la route. La pente boisée qui plonge de l’autre côté, plein sud. Autant de détails qui n’en sont pas lorsque l’on cherche à se mettre dans la peau du plus grand félin d’Europe.
L’Alsacien arrête sa voiture au milieu d’un sentier désert et sort dans la brise glaciale. Cet après-midi de novembre, Claude Kurtz est parti relever quelques-uns des 47 pièges photographiques dont il a la charge. Attaché au bas d’un tronc d’arbre, en retrait de la piste, le boîtier est si discret qu’il en est presque invisible. Mais il se déclenche en cas de mouvement sur le chemin forestier.
Un retour sur la pointe des coussinets
Le naturaliste sort la carte SD du piège et fait défiler ses images sur un écran portatif avec un soupçon d’impatience. Quelques sangliers et chevreuils en promenade nocturne. Des randonneurs et des chasseurs. Mais pas de lynx pour cette fois. Claude Kurtz ne s’en inquiète pas. « Il peut tout à fait être passé à côté ou un peu plus loin. Peut-être même qu’il nous observe en ce moment même sans que nous le sachions. »
Entre le plus grand félin d’Europe et l’Alsacien se joue une partie de cache-cache vieille de près de 30 ans. Passionné par le lynx, Claude Kurtz a participé aux premiers efforts de réintroduction du félin dans les Vosges, entre 1984 et 1993. Il faut cependant attendre la seconde moitié des années 2010 pour voir le lynx revenir dans les Vosges du Nord, après le lâcher d’une vingtaine d’individus dans le Palatinat voisin.
Grand chasseur, le lynx ne connaît pas les frontières lorsqu’il s’agit de se choisir un territoire. Ce dernier s’étend sur 150 à 300 km² pour un mâle et 90 à 180 km² pour une femelle. De fil en aiguille, quelques félins ont donc fini par élire domicile dans les Vosges du Nord. En tant que correspondant du réseau loup-lynx pour l’OFB (Office français de la biodiversité), Claude Kurtz en a observé quatre sur sa parcelle de 40 km de long sur 15 km de large.
La forêt à hauteur de fauve
Si Filou, Liam, Sypa et Taïga font parfois une apparition sur les pièges photo de Claude Kurtz, c’est parce que l’Alsacien a appris à voir la forêt à travers leurs yeux. « Qu’est-ce que vous remarquez autour de vous ? », demande-t-il avec un sourire en coin. Des rochers sur lesquels se percher au-dessus du sentier. D’autres où paresser en dessous, car la pente est orientée vers le sud. Bingo.
« C’est un gros chat. Il en a tous les comportements », poursuit le naturaliste qui s’est parfois interrogé devant la présence d’empreintes devant un arbre. Deux pâtes seulement. Enfoncées dans le sol, tandis que l’animal faisait ses griffes sur le tronc. Il n’est pas rare non plus que le félin se frotte à des grumes laissées en bord de route par des bûcherons. « C’est là que l’on retrouve souvent des touffes de poils. »
Claude Kurtz relève certains pièges tous les 15 jours, d’autres tous les mois. Et reste à l’affût de nouveaux endroits où poser des boîtiers. « Il y a un certain nombre d’autorisations à demander et de règles à respecter pour pouvoir poser un piège. Cela ne s’improvise pas », explique l’Alsacien, qui doit notamment effacer toutes les photos où figurent des humains dès la relève des cartes.
Jouer à chat avec le lynx
Une heure plus tard et quelques kilomètres plus loin, Claude Kurtz arrête sa voiture au bord de la piste pour s’enfoncer dans les bois en direction d’un « hot spot ». Un lieu de passage de la faune sauvage qui attire les lynx en quête de proies. En passant sous un relief rocheux, hors des sentiers, le naturaliste guette des restes de chasse ou de passage du félin.
Tous les indices sont bons pour comprendre les trajectoires et attitudes du lynx boréal. Et les photos ne sont qu’une partie de la surveillance de l’animal : « Nous prélevons également de la salive sur des proies ou des touffes de poils quand nous en trouvons, pour les analyser et relever les empreintes génétiques », détaille le naturaliste.
Au moment de relever le dernier piège de la journée, Claude Kurtz accélère encore un peu le défilé des images sur son écran portatif. Pas d’humains cette fois, mais pas de félin non plus. Le naturaliste jette un œil aux environs. Attentif, toujours. Malgré près de 30 ans passés sur les traces du lynx, l’Alsacien ne s’est jamais retrouvé face à face avec l’animal. Mais cela aurait pu arriver.
« Un jour, en trouvant une photo de lynx parmi celles d’un boîtier, j’ai tiqué en voyant l’heure à laquelle elle avait été prise. J’étais passé deux minutes plus tôt faire ma relève. Vu l’endroit d’où semblait venir le lynx sur l’image, il m’a sans doute observé faire. » Surprendre cet excellent furtif tient du miracle. Ou de la chance. « C’est déjà arrivé à des gens sortant de soirée de tomber nez à nez avec un lynx », relève Claude Kurtz.
Cultiver sa capacité d’émerveillement
En cas de rencontre, le naturaliste recommande de prendre une photo sans s’approcher. Puis de l’envoyer au correspondant du réseau loup-lynx de son secteur. L’OFB possède également un portail dédié à l’animal. De son côté, Claude Kurtz consacre également une partie de son temps à faire de la pédagogie pour battre en brèche les idées reçues qui collent encore parfois au pelage du grand chat.
Si bon chasseur qu’il soit, le lynx ne risque pas de décimer la faune des forêts des Vosges du Nord. « Il lui faut quatre à cinq jours pour manger toute la carcasse d’un chevreuil », explique Claude Kurtz. Sa chasse déplace en revanche les populations d’ongulés et fait diminuer la pression qu’elles exercent sur la forêt en mangeant les jeunes pousses d’arbre.
« Nous avons un rôle à jouer dans la préservation du lynx », soutient Claude Kurtz. De toutes les initiatives de réintroduction et de préservation du félin dans les Vosges du Nord, le naturaliste se défend d’agir « par idéologie ou par idéalisme », mais au nom d’un certain amour du beau, de la nature et du sauvage. « Ma capacité d’émerveillement m’est particulièrement utile dans ma mission », explique celui dont les yeux brillent dès qu’il est question du lynx. Et qui s’emporte devant tout ce qui gêne sa survie.
Car la présence du lynx dans les Vosges du Nord reste fragile. Dans un rapport d’expertise remis début décembre au comité de pilotage du Plan national d’action lynx, le Muséum national d’histoire naturelle et l’OFB expriment leur crainte de le voir disparaître totalement du territoire français d’ici à une centaine d’années. En cause, la faible diversité génétique de la population, les faibles connexions entre les foyers de lynx en France et des destructions de population.
L’obsession de Claude Kurtz est aujourd’hui d’éviter « un troisième déclin ». « Pour cela, il faut refaire des lâchers d’individus », défend-il. Et sensibiliser à son importance pour l’équilibre des forêts vosgiennes. « Il est important que la population s’approprie le lynx et communique avec nous sur sa présence », insiste le naturaliste en rangeant son matériel dans le coffre.
Tout au long de sa ronde, le naturaliste n’aura cessé de rappeler l’importance du sauvage. De savoir aborder la nature autrement qu’en objet de consommation. Un commun à préserver, pour mieux s’en émerveiller.