Vous vous êtes peut-être habitués, désormais, à mes histoires farfelues, fantastiques, mais d’autres ont narré les légendes d’Alsace avec brio. C’est le cas d’Auguste Stoeber. Dans ses travaux de collecte, il a rassemblé toute la tradition orale de la région. Il nous contait, par exemple, comment l’Ammeister, le plus haut magistrat de Strasbourg, il y a des siècles de cela, condamna à mort son propre fils, dans un jugement proche de l’éthique du Roi Salomon. Bien sûr, et cela m’attriste, même Stoeber n’a pas eu accès à toute la vérité. Laissez-moi donc vous la raconter.
Tous les chefs de guerre, des corporations et les magistrats de la ville étaient réunis autour de la grande table. Cela était assez rare pour le préciser : pas un ne manquait à l’appel. Tous écoutaient la nouvelle.
— C’est pourquoi, haranguait l’Ammeister Conrad, la création de cette assemblée citoyenne s’avère primordiale. Nous devons peu à peu nous détacher du pouvoir des prince-évêques.
Un brouhaha digne des marchés aux poissons des berges de l’Ill souffla dans les rangs. Certains applaudirent la déclaration, d’autres conspuèrent. De ceux-là, Jean s’y remarquait par-dessus tout. Le plus critique de la politique de Conrad était son propre fils.
— Père, vous ne pouvez penser cela ! Que deviendra notre pouvoir à nous, dans ce cas-là ? Que se passera-t-il lorsqu’un simple tonnelier, sans malveillance aucune auprès de cette corporation merveilleuse, participera aux décisions de défense de la ville ?
— Mon fils, j’ai beau t’aimer de toute mon âme, j’ai l’impression de ne pas réussir à te faire voir le monde comme je le vois. Il se passera des pourparlers et des décisions unanimes. Messieurs, c’est là le seul moyen de rendre Strasbourg libre, un jour. Et ce jour n’en sera que rapproché avec cette assemblée, croyez-moi.
Le conseil de la ville se termina avec des débats enflammés à ce sujet, à tel point que le vote fût reporté au mois suivant. Les magistrats et les chefs des corporations se saluèrent et quittèrent les lieux. Conrad replia ses parchemins, jeta un regard de défiance mêlé à de la tristesse à son fils et sortit lui aussi de la salle. Jean s’y retrouva seul. Ce vieillard est perdu, se dit-il en grattant frénétiquement le bois de ses ongles noirs. Il nous entraînera tous à sa suite. Je dois agir. Les autres prendront mon parti si je leur montre à quel point ma valeur surpasse la sienne. Il me reste un mois.
Jean quitta l’hôtel de ville. Au-dehors, il retrouva sa monture et sauta sur son dos. Il l’éperonna violemment et l’envoya au galop à travers les rues. Comment pourrait-il parvenir à ses fins ? Il réfléchissait à la question sans se préoccuper des badauds sur son chemin. Les citadins durent s’écarter devant lui, parfois au péril de leur vie. Alors, Jean repensa à cette légende autour de la cathédrale de Werner, en pleine reconstruction après un terrible incendie. Incendie dont l’origine était, justement, restée mystérieuse, voire mystique. Le peuple parlait du diable rôdant dans la pénombre. Pour empêcher son père d’agir, Jean se sentait prêt à pactiser avec n’importe quelle force divine. Il prit la direction de la place sainte.
D’imposants échafaudages de bois cerclaient la bâtisse. Les maîtres d’œuvre essayaient de lui donner un nouveau style, gothique disaient-ils, dans la mode de ce qui se faisait à Paris. Ce changement aussi horripilait Jean. Plus il ressentait la rage monter en lui, plus les rafales les secouaient, lui et sa monture. Il dut maintenir fermement son casque qui se soulevait de plus en plus. Le souffle chaud s’intensifia, à tel point qu’il lui sembla prendre vie.
— Tu es différent des autres, lui soupira le vent. Je sens que nous allons pouvoir nous entendre.
— Êtes-vous le diable ? Je vous cherchais. C’est donc bien vous, le responsable de l’incendie.
— J’ai bien des noms. Le faiseur de cathédrales pourrait en être un.
— Je ne comprends pas, vous l’avez détruite.
— Attends quelques centaines d’années, et tu saisiras. Tu as besoin de quelque chose, je le sens. Je peux t’accorder ce que tu veux.
— Je veux surpasser mon père en gloire, pour que l’on s’allie à moi. Le pouvez-vous ?
— Tu le surpasseras. Tu iras bien plus vite que lui, tu seras plus fort.
Le vent tournoya alors autour de Jean. Une tornade de poussière et d’éclairs souleva l’homme et sa monture du sol. La foudre frappa l’équidé et se propagea jusqu’à Jean. Il hurla de douleur. Et tout se termina. Le diable avait disparu. Ils touchaient à nouveau les pavés inégaux de la place. Son cheval renâclait d’impatience. Il ne demandait qu’à partir au galop et Jean le laissa faire. Il alla plus vite qu’aucun animal au monde. Il ne prit même pas la peine d’esquiver un bloc de grès qui traînait là. Il fut réduit en miettes. Ce sentiment de puissance l’enivra aussitôt. Comme à son habitude, il galopa dans les ruelles et l’on s’écartait d’autant plus à son passage. Par chance, le tonnerre des sabots arrivait longtemps avant le choc et personne ne fut blessé. Jusqu’à ce qu’un petit garçon sourd rencontrât son chemin. Jean cria à l’imbécile de se pousser, de les laisser passer, lui et son euphorie, mais il ne bougea pas.
L’impact entre le cheval et l’enfant fit trembler les étals alentour. Le garçonnet se retrouva projeté sur des dizaines de mètres, sur un mur épais qu’il enfonça à moitié. Sa chaire fut transformée en bouillie, ses os réduits en poussière. Jean arrêta sa course, choqué. Comment avait-il pu s’abandonner autant à l’ivresse ? Comment pourrait-il rallier les autres magistrats, maintenant ? Il se laissa tomber au sol. Les parents de l’enfant approchèrent. La mère éclata en sanglots insupportables. Le père vint se saisir de Jean qui ne se débattit pas. La milice débarqua peu après et l’emporta dans les geôles de la ville.
— Monsieur, une affaire urgente demande votre attention.
L’homme à la porte de son bureau suait à grosses gouttes d’avoir couru jusqu’à lui.
— Que se passe-t-il ? questionna Conrad.
— Un individu a écrasé un enfant à cheval. Le crime a été si violent… J’ai vu le corps et… Je ne souhaite cela à personne.
— Mon dieu. Qui peut donc faire une chose pareille ?
L’homme ne répondit pas. Il détourna le regard quelques instants.
— Vous êtes demandé à la cour de justice pour trancher.
En tant qu’Ammeister, Conrad se soumettait parfois à cet exercice. Aujourd’hui, plus que jamais, il devait montrer sa présence. Être proche du peuple. Prouver à son fils que ses idées pouvaient révolutionner Strasbourg. À la cour, il s’assit sur son grand siège d’or et attendit l’arrivée de l’accusé.
Les huées de la foule qui le suivait lui indiquèrent vite l’ampleur du cas. L’accident avait dû être bien horrible pour autant soulever la ville. La décision serait donc rapide. La mort. Celui qu’il vit pénétrer la salle lui fit l’effet d’un coup dans les côtes. Sa respiration se bloqua. Pas lui. Les officiers conduisirent Jean devant lui. Dans son regard, Conrad lisait autant l’incompréhension que la rage. Contre qui était-elle dirigée ? Son pauvre père ? Non, c’était autre chose.
La foule le poussait à condamner son fils. Mais l’écouter mettrait un terme à sa propre envie de vivre. Tout ce qu’il avait accompli pour Strasbourg et ce qu’il restait à achever serait réduit à néant. Il ne pouvait se permettre cela. Alors, l’esprit conscient de Conrad se réfugia dans un coin de ses pensées et ne fut pas même témoin de ce dont sa bouche parla. Hors de lui-même, il condamna à la mort son unique fils. Pour le bien de la ville.
La corde lui gratta le cou à l’instant où on la lui passa. Sur la potence, Jean observait toute la haine de la foule dirigée contre lui. Le vent se leva et il y reconnut la présence du diable.
— Vous m’avez trahi, lui dit-il.
— Au contraire ! Tu as surpassé ton père. Dans la force, la vitesse. Tu iras bien plus vite que lui rejoindre les enfers.
Jean s’acharna à donner des coups dans le vide en libérant sa rage. Les badauds le jugèrent fou à lier. Le bourreau, pour abréger le spectacle, ouvrit la trappe sous ses pieds.
Jean fut condamné à mort par son père et entra dans l’oubli. Son père, lui, entra dans la légende. Un portrait de lui, sur son trône de justice, fut gravé sur la porte de Spire, bien plus tard, avant qu’elle ne fût elle-même détruite. Le diable, lui, erra longtemps autour de la cathédrale de Werner, pressentant le gigantisme de sa transformation. Quelques siècles plus tard, il irait se réfugier dans le lac souterrain qu’elle abritait, et sa monture galoperait jusqu’à la fin des temps sur la grande place, à l’affût des malheureuses âmes qui souhaiteraient pactiser avec lui.
Jeremy Martin, le conteur
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