Impossible de ne pas en avoir entendu parler depuis maintenant plus de trois semaines. Leurs couleurs sont partout dans vos fils d’actualité, il ne passe pas une heure sans qu’un nouvel article sorte à leur sujet : les gilets jaunes sont au centre des événements et de l’actualité. Comme tout mouvement social relativement horizontal, il est difficile à cerner et appréhender. Néanmoins, il y a beaucoup de choses à dire là-dessus, loin de ce qu’on entend tourner en boucle sur les chaînes d’information. Sans prétention, mais avec une envie d’être le plus exhaustif possible, Pokaa vous fait la synthèse d’une colère qui ne cesse d’augmenter, jusqu’à culminer dans les événements du 1er décembre à Paris. Les gilets jaunes n’attendent plus…
C’est un beau roman, c’est un beau gilet jaune
Si vous souhaitez briller par votre connaissance du sujet lors des repas de famille de Noël qui approchent – et quelque chose me dit que ce sujet va animer vos soirées –, le mouvement dits des gilets jaunes voit sa genèse au coup de gueule de Jacline Mouraud, une citoyenne membre de la société civile chère à Emmanuel Macron, contre un « traquage contre les conducteurs. » Visionnée et partagée en masse sur Facebook, cette vidéo enclenche un phénomène boule de neige (pétitions, contestations, mobilisation sur les réseaux) qui incarne un ras-le-bol qui couve depuis un moment.
https://www.youtube.com/watch?v=DOOUmDOJKAY
Quasiment un mois plus tard se tient la première journée de mobilisation du mouvement des gilets jaunes. Le 17 novembre, des centaines de milliers de personnes sont recensées, arborant fièrement leur gilet jaune sur eux ou sur le tableau de bord de leurs voitures. On le verra un peu plus tard dans la suite de l’article, mais ce qui différencie le mouvement des gilets jaunes des autres, c’est que c’est un mouvement social qui n’est affilié à aucune tendance politique, à aucun syndicat et il se révèle finalement assez divers dans son patrimoine sociologique.
Cette première journée de manifestation sera marquée par plus de 200 blessés, ainsi qu’une personne décédée. Face à la gronde d’une partie du peuple, le gouvernement tient, pour le moment, le cap de ses réformes. Au bout du compte, Edouard Philippe ressemble sans doute aujourd’hui davantage au capitaine du Titanic qu’à Didier Deschamps, qui aurait envoyé Olivier Giroud en première ligne.
Les semaines se suivent et finalement se ressemblent, avec un point commun majeur : l’augmentation de la violence lors des manifestations, et principalement à Paris. Le gouvernement tance une « radicalisation » du mouvement, toujours dans le cap médiatique mis sur la violence ; les blessés et blessés graves s’accumulent, tandis que la Réunion s’embrase dans la semaine du 20 novembre.
En métropole, c’est le 24 novembre qui marque le premier pas de l’arrivée de la violence dans le débat sur les gilets jaunes ; « l’acte deux », comme il est appelé, est majoritairement pacifiste dans l’ensemble de la France. Mais sur les Champs, l’histoire est toute autre : manifestants et policiers n’opèrent pas main dans la main et s’affrontent, parfois assez durement. Des blessés des deux côtés, une centaines d’interpellations. Le conflit ne s’attise pas et les braises se transforment en flammes.
Jusqu’au 1er décembre, dans des images parisiennes que vous avez tous dû voir : l’Arc de Triomphe vandalisé, des voitures brûlées, l’image de Paris a tourné longtemps sur les chaînes d’infos en continu. Bien entendu, la colère n’était pas que l’apanage des parisiens, mais aussi de toute la France. Strasbourg a été calme, sauf à deux/trois petits moments. Et pour le weekend qui vient, les promesses de violence et de colère sont encore plus élevées.
Toute la semaine qui vient de se dérouler confirme en effet le bouleversement des catégories établies. Les lycéens se sont joints au mouvement, jusqu’à ce que ça aille à l’affrontement avec les forces de l’ordre, dont la réaction va de disproportionnée en Alsace à tout simplement honteuse à Mantes-la-Jolie. Si la convergence au niveau national des luttes et des revendications avec la CGT a été de courte durée, le mouvement des gilets jaunes brasse désormais de plus en plus large. Jusqu’à poser la question d’une alliance avec la Marche pour le climat, qui aura également lieu ce samedi au niveau national, et aussi à Strasbourg. le signe d’une colère qui ne concerne plus forcément qu’une seule partie de la population, comme cela avait pu être théorisé au début.
Depuis dans c’pré où les vassaux me tolèrent/J’écris un peu tous les jours les raisons de ma colère
Quelles sont les raisons d’une telle colère ? Au début, le mouvement est étiqueté en tant qu’anti hausse du prix du carburant. Cela a fait miroiter une unité de mouvement, autour d’un seul axe de revendication, permettant aux médias de catégoriser très vite quelque chose dont ils ne réussissent pas à saisir la complexité.
Pourtant, le mouvement des gilets jaunes exprime principalement un ras-le-bol. Un sentiment quelque peu fourre-tout, où s’exprime ce qui était une fois lassitude, mais qui est aujourd’hui colère. Colère contre la stagnation du niveau de vie médian et contre l’absence d’augmentation des revenus, alors même que les inégalités de revenus ne cessent d’augmenter.
Colère contre la taxation du carburant, alors que les dépenses contraintes représentent une part toujours plus importante dans la vie des ménages modestes. Contre des réformes fiscales qu’ils jugent mal réparties. Contre un mépris de classe, avec une classe dirigeante qui prônait le renouvellement de la vie politique mais qui est au bout du compte encore plus arrogante, avec, tout en haut sous le soleil, Emmanuel Bonisseur de la Bath.
En réalité, il semble que les gilets jaunes s’érigent surtout contre une injustice, contre le sentiment qu’une seule partie de la population bénéficie des réformes du gouvernement, alors que ce sont toujours les mêmes qui payent – assez littéralement. Ils sont effectivement contre la suppression de l’ISF, énième cadeau fait aux grandes fortunes. D’ailleurs, le premier qui me dit que c’est pour faire venir des investisseurs et que derrière il va y avoir du ruissellement sera forcé d’écouter les classiques de Francis Lalanne en boucle.
Fracture sociale, tu perds ton sang-froid
Le fait qu’il existe une fracture sociale en France est connu de tous ; mais le mouvement des gilets jaunes a eu le mérite de la mettre violemment en lumière. Plus le mouvement dure, plus l’incompréhension entre « le peuple » et les « élites » grandit. Celle-ci bout, dans une France devenue presque cocotte-minute qui a déjà montré des signes de débordement. A la violence structurelle du gouvernement et des réformes, certains gilets jaunes répondent par la violence physique. Des actes qui ne manquent pas d’être relayés lorsqu’un besoin de décrédibiliser le mouvement doit être trouvé.
Au-delà de cette opposition entre « ceux qui n’ont rien » et « ceux qui ont tout » s’érige une autre fracture, sans doute plus représentative de la France en termes de territoire : la France de la ruralité, les classes moyennes populaires, parfois en situation de précarité, et la France urbaine des grandes métropoles, souvent plus aisés et moins dépendants de la voiture. On assiste ainsi à une réactivation de clivages géographiques et sociaux déjà bien connus en France ; l’étalement urbain provoque parfois un sentiment d’abandon et de déclassement chez les Français ruraux.
Enfin, les contrastes sont aussi politiques ; davantage de Français habitant dans les zones rurales votent pour Marine Le Pen ou Nicolas Dupont Aignan, alors que la France Insoumise de l’Empereur Mélenchon est également populaire. Extrême-droite, anarchistes, black boks… la population est diverse et nombreuse. Il y a un discours anti-élite, antiétatique et antifiscal, qui s’oppose au néo-libéralisme galopant prôné par tous les rejetons de l’école de la pensée unique de l’ENA.
BFM TV vs Gilets jaunes : Street Fighter edition
En plus de nous faire réfléchir sur l’état de notre société française, le mouvement des gilets jaunes offrira dans les années qui suivront un exemple marquant d’une couverture médiatique d’un événement que tout le monde essaye de catégoriser, mais personne n’y arrive réellement. Pourtant, les médias ont essayé, et pas qu’un peu ! Comme toujours avec ce qui échappe aux petites cases bien gentilles.
Les catégorisations sont allées bon train – pour une fois qu’elles n’utilisaient pas la voiture… – et ont instauré des a priori de base sur le mouvement : comme quoi il serait principalement d’extrême-droite, ou alors apolitique – les vestes des médias sont réversibles à l’infini sans la moindre remise en question –, comme quoi il serait un groupement fortement hétérogène, une masse difforme trop compliquée à appréhender.
En outre, la question écologique a souvent été remise sur le tapis, compte tenu des oppositions des gilets jaune contre la hausse des prix du carburant. Pourtant, et ce même si le gouvernement a bien mis l’accent là-dessus pour motiver ses décisions, la réalité est un peu plus complexe. Tous les gilets jaunes ne sont pas anti-écologie, tout comme les écolos peuvent être gilets jaune. Cela peut apparaître comme un paradoxe, mais cela prouve le côté polymorphe du mouvement, qui prend chaque semaine une nouvelle dimension. Une dimension que, bien évidemment, les chaînes d’infos ne se sont pas priés de couvrir de manière biaisée.
La neutralité en journalisme est à mon sens une utopie qui ne sert pas à grand-chose – je suis par ailleurs grand fan du paradoxe de Karl Popper sur l’intolérance. Les chaînes d’infos en continu monopolisent l’espace public du fait de leur répétition et leur toute présence. Dès lors, les images qu’elles montrent et le traitement qu’elles en font s’implantent plus facilement dans la tête de leurs spectateurs. Le problème, c’est quand la catégorisation dérive vers la stigmatisation. D’un côté, comme de l’autre.
Il y a eu un bon nombre de récits d’agression ou de harcèlement de journalistes par des gilets jaunes, qui assimilent dans leur rhétorique anti-élite les journalistes, considérés comme suppôts de la Macronie. Et cela a donné lieu à des violences, ce qui est intolérable. De plus, en catégorisant les journalistes comme une masse homogène, les gilets jaunes font la même erreur que ceux qu’ils critiquent si vivement : il y a un monde entre le pigiste, au statut toujours plus flou et précaire, qui trime pour ses fins de mois et les journalistes et éditorialistes de BFM TV. Il ne faut pas mettre tout le monde dans un même panier.
Mais un bon nombre de médias, jouant sur le sensationnel, pour vendre leur soupe, l’ont fait au détriment des gilets jaunes ; à savoir qu’ils tentent de diaboliser le mouvement, en se focalisant sur les phénomènes visibles, tels que la violence. Ils se concentrent uniquement sur la violence et les événements en tant que tels, plutôt que ce qu’il y a derrière. Cette problématique générale est expliquée par le penseur Slavoj Zizek dans son ouvrage Violence : Six Sideways Reflexions. La violence subjective – celle que l’on voit devant nos écrans, celle qui est relatée telle quelle par les médias – couvre en réalité ce qu’il appelle la « violence structurelle », c’est-à-dire les idéologies et craintes. Ce que Pamela Anderson a bien mieux compris que les analystes politiques, qui coûtent un pognon de dingue soit dit en passant, bien plus que les aides sociales.
Finalement, qui est responsable ?
La dernière question qu’on peut se poser c’est celle de la responsabilité ; il serait trop facile de dire que c’est uniquement celle du gouvernement. Evidemment, ce dernier se moque du monde et fait preuve d‘une hypocrisie déplorable compte tenu de la transition écologique, principe de misère pour justifier une hausse des taxes sur le carburant – décision sur laquelle ils sont par ailleurs revenus, en mode politique à la petite semaine. En outre, dans la plus belle veine d’OSS 117, Emmanuel Bonisseur de la Bath et son gouvernement d’infidèles – qui vont finir par s’en aller sans dire au revoir – enchaînent petites phrases condescendantes et méprisantes. Ce qui en termes d’intelligence situationnelle, équivaut à larguer un fût d’huile sur le feu. Et maintenant, c’est le bololo.
Mais bien évidemment s’il est un peu responsable, le gouvernement n’est néanmoins pas coupable. Ce mouvement n’aurait pas a donné lieu à plus de récupérations si c’était N’Golo Kanté qui s’en était occupé. Mélenchon, Le Pen, Dupont Aignan, Ruffin, Wauquiez… il s’est joué un bal des récups absolument grotesque de toutes parts. Même François Hollande, le pourfendeur de la finance des libertés humaines s’est joint à la ronde. Comme des hyènes autour d’une pauvre proie, qui attendent sa mort pour aller se nourrir du cadavre encore chaud.
Après, les gilets jaunes ne sont pas exempts de tout reproche non plus. Si je devine bien que la plupart d’entre eux sont non violents, les casseurs et ceux qui provoquent des violences doivent être tenus pour responsables de la dégradation de la situation, et pas seulement matérielle. Le gouvernement est incapable d’empathie et de compréhension, mais il ne faut pas s’abaisser à son niveau. C’est rentrer dans un dialogue de sourds qui ne peut que nourrir le cercle de violence qui s’est instauré depuis quelque temps. Les uns refusent d’écouter, les autres en ont assez de ne pas l’être. Ce qui résulte en une aporie qui ne promet absolument rien de bon.
Personnellement, je ne suis ni pour les gilets jaunes, ni pour le gouvernement. En revanche, je m’oppose fermement aux politiques néo-libérale de ce dernier. Sans vivre ce que les gilets jaunes vivent, j’ai conscience d’être un privilégié, j’essaye toutefois de comprendre leur ras-le-bol et je suis solidaire de ce qu’ils traversent. Quand je vois des vidéos circuler avec des chants, des chenilles et une ambiance chaleureuse, je ne peux que les encourager à continuer ; le gouvernement les a depuis trop longtemps pris pour des cons. Néanmoins, et je sais que la majorité n’est pas violente, je ne cautionne en aucun cas la violence des casseurs. Ces profiteurs ne méritent rien. Mais quand j’en vois ou entends certain, j’ai aussi l’impression que la violence est le dernier ressort, leur dernier moyen d’exprimer leur désespoir.
Les gilets jaunes ont, quoiqu’on puisse en penser, cette qualité de nous faire réfléchir sur l’état de notre société française, fracturée par tant d’années de condescendance, de réformes politiques à la petite semaine et d’oubli total du social – oui j’ai mon avis bien à moi. Il reste à savoir si le mouvement pourra un jour aboutir à des changements concrets dans la société, ou si, comme beaucoup de mouvements sociaux avant lui, il s’éteindra petit à petit. Une chose est sûre néanmoins, il ne va pas s’en aller sans rien faire : le weekend qui arrive s’avère explosif à plusieurs niveaux et je ne fais absolument pas confiance à notre gouvernement pour apaiser la situation. C’est donc fébrilement que je suivrais les actualités ces prochains jours.