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Europe, apocalypse et stroboscopes — J’ai assisté à 1993 au TNS

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Il y a tout juste un an, je me rendais au Maillon pour découvrir, dans le cadre d’une coproduction avec le TNS, le spectacle le plus long que j’ai pu voir jusqu’à présent : 2666. Une adaptation de pas loin de douze heures (avec les entractes) de l’énorme roman fleuve du Chilien Roberto Bolaño, pensée et mise en scène par Julien Gosselin, artiste associé au TNS. C’est dans ce théâtre justement qu’il nous revient avec 1993. Un spectacle qui, cette fois, ne dure qu’une heure quarante-cinq (c’est déjà pas mal).

Alors que s’est-il passé ? Avons-nous perdu une dizaine d’heures en reculant de sept siècles ? Que trouve-t-on sur le plateau de la salle Koltès ? Les élèves de la promotion 43 du TNS qui composent la distribution ont-il réussi leur entrée dans la vie professionnelle ?

Toutes ces questions trouveront réponse au fil de l’article. Scrolle donc !

History, we’ve had a problem

Au départ de ce projet, il y avait la volonté de faire du théâtre politique, traitant donc d’actualité. Julien Gosselin venant de Calais, il ressentait le désir de parler des migrants et de la jungle. En compagnie de l’écrivain Aurélien Bellanger, il avait donc initialement pour projet de recueillir des témoignages de migrants, mais cela n’a duré qu’un temps. De son propre aveu, répondant à mes questions au sortir de la première, il a « senti une lassitude de ce procédé » et n’avait « pas l’impression d’être à la bonne place » pour rapporter une parole autre que la sienne. De plus, l’écriture d’Aurélien Bellanger se déploie mieux lorsqu’elle exploite sa propre littérarité que dans l’emprunt frustre de mots extérieurs.

Nous autres spectateurs sommes accueillis dans la salle par un texte projeté sur l’écran qui surplombe le plateau. Il s’agit d’un extrait de The End of History ? un article de Francis Fukuyama publié en 1989 dans The National Interest. Cela donne de la lecture pour attendre le début du spectacle — ce qui est toujours bien sympathique — mais surtout, c’est l’occasion pour le spectateur d’assimiler tranquillement un concept qui sera indispensable à la compréhension du spectacle : la Fin de l’Histoire. L’idée générale est qu’avec la chute du mur de Berlin, la dislocation de l’URSS et la fin de la guerre froide, le libéralisme a triomphé de toutes les autres idéologies. La démocratie s’est imposée comme « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « la forme finale de tout gouvernement humain », et que par conséquent, l’Histoire (au sens d’une succession d’événements conduisant à l’évolution et donc à la transformation des sociétés humaines) s’est arrêtée.

Soyons honnêtes, que s’est-il passé d’intéressant depuis 1989 ?

1993 est là pour se pencher sur la génération née après la guerre froide, née dans un monde dépourvu d’idéologies. Une jeunesse occidentale, notez bien, puisque dans le reste du monde, partie encore historique, les idéologies dominantes n’ont pas encore fini de se mettre en place (ce qui ne saurait tarder, #globalisation).

De plus… non, reste là ô lecteur bien aimé, je te vois déjà baver sur ton siège en ayant des flashs de guerre teintés d’histoire-géo, de planisphères et de manuels à la couverture flashy. Je ne vais donc pas m’étendre d’avantage sur ces questions géopolitiques (hou le vilain mot) étant donné qu’il existe vingt-cinq ans de débats de théories contraires et de concepts délicats. Restons sur le spectacle, si vous le voulez bien. Et si vous le ne voulez pas c’est pareil, ah mais !

Fin de l’Histoire VS Fin de soirée ─ Feat : Un cul blanc ®Jean-Louis Fernandez

D’accord, je vous fais confiance… alors c’est quoi l’histoire de la pièce ?

Justement, il n’y a pas d’histoire.

Non mais vraiment !

Cependant, pour vous donner tout de même une idée de la représentation, sachez qu’elle est divisée en deux temps. Tout d’abord, nous avons droit à un noir total, entrecoupé de passages stroboscopiques variés : rangées de tubes projetant des flashs, ventilateur géant et lumineux, parois mobiles brillant dans le noir, etc. Le tout accompagné d’une musique quelque peu forte provoquant des vibrations dans toute la salle (des bouchons d’oreilles sont distribués à l’entrée) et de la voix des douze comédiens. Il s’agit d’anciens élèves de la promotion 43 du TNS, qui ont d’ailleurs travaillé avec leurs camarades régisseurs et scénographes sur ce spectacle. Julien Gosselin leur ayant donné des cours et les ayant appréciés, il a accepté la proposition de Stanislas Nordey de créer leur spectacle de sortie. Ils sont la plupart ud temps invisible dans cette partie, créant un chœur désincarné qui augmente la confusion déjà présente.

Si vous ne supportez pas ce gif, pensez à votre santé

Car le texte présente beaucoup d’informations. On y parle en vrac du tunnel sous la manche, du Grand collisionneur de hadrons du CERN, de la construction politique européenne, des migrants, des dispositifs humanitaires, et d’une foule de réflexions géopolitiques très pointues que le spectateur n’a pas le temps d’assimiler. Ce mitraillage est voulu : l’Europe nous assomme et tous ces mots brassent autant d’air que le ventilateur. L’apogée est atteinte lorsque les douze silhouettes s’alignent face au public, toujours anonymisée par l’obscurité, pour rejouer un discours plein de vide. Le discours de Herman Van Rompuy et José Manuel Barroso recevant le 12 octobre 2012 le prix Nobel de la Paix au nom de l’Union Européenne. Un condensé de paroles grandiloquentes où l’UE se félicite de ses efforts pour les droits de l‘homme, l’acceptation de tout un chacun et la lutte contre des discriminations. L’ironie intervient à ce moment par l’écran situé au-dessus des silhouettes qui commence à diffuser des vidéos de grillages et de terrains vagues : la jungle de Calais.

La réussite de la construction européenne (allégorie) © malachybrowne

Attend attend, que vient faire la jungle ici ?

Vous savez que vous vous mettez à me tutoyer quand vous vous emballez ? C’est très malpoli. Enfin, vous ne l’ignorez pas, pendant un certain temps la concentration de migrants aux abords de Calais, espérant passer en l’Angleterre, a grandement préoccupé les autorités françaises. Au point que des camps furent construits, où les plus chanceux avaient droit à des conteneurs aménagés en cabanes et où les autres construisaient tout bonnement une nouvelle ville à partir de débris. Un véritable bidonville surnommé la jungle (ça fait peur si si tavu) sans doute pour que l’exotisme de son appellation la rende lointaine dans l’esprit des bons français.

Les images diffusées par le spectacle sont des prises de vue de l’équipe de Julien Gosselin. Pas un seul être humain. Des péages, des barrières à barbelés, des conteneurs. Parfois quelques camions au loin, seule trace du transport de population. Alors évidemment cette imagerie est lourde de sens, et l’imaginaire concentrationnaire ne tarde pas à germer. Pourtant, la mise en scène n’explicite jamais et ne force pas sur ces points. Julien Gosselin ne désire pas faire du théâtre militant. Il se refuse à « délivrer une sorte de message commun avec lequel on est tous d’accord, à moitié humaniste et qui va devenir à peu près pénible. » Finalement, il faut plutôt voir là un constat froid de l’Europe telle qu’on la connait aujourd’hui. Un territoire protéiforme aux contours flous. Constatez vous-même combien les frontières changent selon  ce que désigne le seul mot Europe : un espace politique, économique, géographie ou encore culturel.

Le choix de placer l’action à Calais, juste en face de la dislocation de l’Europe (#brexit) rend ce constat encore plus fort. Après l’exposition Laboratoire d’Europe Strasbourg 1830-1930, voilà un autre son de cloche qui résonne dans notre belle cité.

Un peu de réconfort, ça ne fait pas de mal. ®Jean-Louis Fernandez

Vous avez parlé d’une première partie. Qu’en est-il de la seconde ? (vous suivez, c’est bien)

J’y viens justement. Voici que la lumière revient, mais reste fort tamisée pour ne pas trop agresser les yeux d’un spectateur plongé dans l’obscurité depuis une petite heure. La scène s’est transformée en une sorte de grand local équipé en canapés, sanitaires et alcool. Une certaine musique eurodance flotte dans l’air et les corps juvéniles d’une douzaine de protagonistes orgiaques ondulent et se frottent dans le chaos de la fête. Alors apparait sur l’écran un mot : ERASMUS.

Il s’agit donc là d’une fête rassemblant un melting-pot de nationalités européennes : un panorama donc d’une certaine jeunesse européenne. La débauche est totale puisqu’on y boit, fornique, et renifle d’assez coquettes quantités de farine. Rien que de très banal pour une fête Erasmus jusque-là donc (ne prenez pas cet air innocent). Cependant, au fil de la soirée, quelque chose semble aller de travers, et je ne parle pas seulement des vomissements rotatifs après les dix-huit picons. Çà et là sur des dos dénudés, des croix et des insignes quelque peu évocateurs apparaissent, les dialogues laissent entendre que quelque chose de grave se prépare, et une jolie jeune fille sort même un gros calibre pour menacer l’un de ses petits camarades qui semble se débiner.

Les chara-designs des personnages par Julien Gosselin : vous et moi

Le dispositif scénique marquant de cette soirée, c’est l’usage d’une caméra dont les images sont retransmises en direct sur l’écran surplombant le local. Un dispositif dont Julien Gosselin est familier, et qu’on avait déjà pu voir grandement employé dans la troisième partie de 2666. Il est donc possible de regarder à la fois l’écran et la scène dans son ensemble juste au-dessous.

C’est un dispositif assez courant sur la scène contemporaine, mais il pose toujours la question de son usage — par exemple dans le Hamlet de Thomas Ostermeier, la caméra tenue par Hamlet servait à montrer quelle était sa propre vision de la situation, déformée et affreuse. Ici, Julien Gosselin s’en sert pour créer un double rapport aux personnages. D’une part, le rapprochement du cadrage permet de sentir la présence des corps, de voir leur organisme en mouvement, ainsi que divers fluides. C’est une préoccupation importante chez Julien Gosselin. Il est vrai qu’en occident, nous perdons notre conscience du corps. Il est rarement mis en danger, et peu sollicité tant l’assistance mécanique nous décharge de la plus part des travaux physiques. La dématérialisation des rapports humains fait également partie de cette perte de la nécessité du physique, qu’on peut rapprocher du sentiment de la perte d’un territoire. Se sent-on appartenir à un espace ? Vous-même, vous sentez-vous européens ?

Mais le mouvement concomitant de ce rapprochement des corps est leur éloignement. L’image numérique est froide, plate. Une barrière impalpable sépare le spectateur du sujet, le rendant distant, à l’image des vitres presque invisibles qui séparent le local de l’avant-scène.

Deux vues simultanées ®Jean-Louis Fernandez

Jeunesse en ruine (je ne parle pas que des APL)

Julien Gosselin brosse dans ce spectacle le portrait d’une perte de repères. Les idéologies sont tombées, ne donnant plus l’opportunité de se battre pour une cause transcendante. Ce qui peut expliquer la multiplication d’engagements très brusques dans des combats de communautés diverses au sein de notre société.

“Enfin un espace où je pourrai me plaindre de tout ce que je voudrai pour donner un peu de substance à mon existence”

Ce qui est amusant (si j’ose dire) c’est que l‘on peut rapprocher cette fin de l’histoire du mal du siècle qui sévissait au début du XIXe. « Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou, si l’on veut désespérance ; comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls » écrit Alfred de Musset (♥) en 1836. Après la Révolution et Napoléon, les grandes idéologies semblent tombées, et la société inadaptée à l’être humain lui-même. D’où la figure du dandy, qui, dans son élégance, porte souvent un désenchantement du monde et tout le cynisme qui en découle.

Ce qui est le plus plaisant avec ce spectacle c’est, comme je l’ai dit, son absence de tout militantisme. Julien Gosselin ne donne pas de leçon, il ne juge pas : il constate, avec un œil froid, la situation d’une Europe qui n’existe, au fond, pas vraiment, malgré les discours politiques plein d’optimisme et d’une langue pleine d’échardes.

Vos visages actuellement. Mais ça va aller, promis ! ®Jean-Louis Fernandez

Pour Fukuyama, l’histoire s’est arrêtée, et que les deux seules choses qui pourront la relancer (en s’opposant au libéralisme) sont le nationalisme et la religion. Notre jeunesse serait née dans un monde où nous n’avons plus grand-chose à défendre, plus d’idéologies, et où la radicalisation est une réponse mécanique logique à cette uniformisation. La globalisation, c’est aussi le lissage des différences. Parler d’Europe serait aussi nier la spécificité des territoires. Par effet d’action-réaction, le libéralisme crée ce nationalisme violent, le globalisme impersonnel crée des niches nationalistes. « Cette profonde tristesse est doublée d’une misère, est doublée d’une perdition sociale. Et comme il n’y a plus d’idéologies il n’y a plus de manière de répondre à  cette misère sociale » dit Julien Gosselin. C’est là la misère idéologique qui fait le terreau de la violence, puisque cette dernière demeure la seule alternative au conformisme libéral.

La fin du spectacle présente une succession de plans vidéos de la jungle et des falaises proches de Calais. La brume masque l’horizon et l’on devine l’Angleterre, si proche et si lointaine à la fois. Finalement, malgré toutes les questions très complexes qu’aborde 1993, son propos reste fondamentalement préoccupé par l’humain. Comment trouver sa place dans un tel monde ?

Pour aller voir ce spectacle singulièrement dense, il vous reste encore un peu de temps, puisqu’il sera joué  ainsi que les 5, 6, 7, 9 et 10 avril à 20h au Théâtre National de Strasbourg !


1993

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N’oublions pas que l’ambiance du spectacle reste au top malgré ces problématiques sensibles ®Jean-Louis Fernandez

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